1909

"Le mode de production de la vie matérielle conditionne en général le procès de développement de la vie sociale, politique et intellectuelle." - K. Marx


Le déterminisme économique de Karl Marx

Paul Lafargue

Recherches sur l'origine et l'évolution des idées de justice, du bien, de l'âme et de dieu.

1909


Appendice : Le Mythe de Prométhée 

Les mythes sont des récits
mensongers, qui rapportent la vérité.
Aristote

1

L’interprétation du mythe.

Prométhée, l'indomptable Titan, qui, enchaîné et les flancs déchirés par le vautour, me­nace encore Zeus, est devenu pour les mythologues anciens et modernes la poétique et héroïque personnification de l'invention du feu, qu'il dérobe au ciel et communique aux hommes, à qui il enseigne l'usage pour le travail des métaux.

Un orientaliste, M. F. Baudry, attribue une origine aryenne au mythe et au nom de Prométhée : pramantha désigne en sanscrit le bâton qui tourne dans un trou pratiqué au centre d'un disque de bois, et pramathyus, celui qui obtient du feu par ce procédé. Les Grecs dérivaient son nom de Προ-μαθεϊν, connaître en avance, prévoir : Prométhée est le prévoyant et son frète Epiméthée, l'imprévoyant. Eschyle l'appelle le "prévoyant" (Prométhée, v. 85), "le fils ingénieux de Thémis aux sages conseils" (ib., v. 18), "le rusé, l'artificieux" (ib., v. 62). Il est, pour Hésiode, ainsi que pour Eschyle, l'être subtil, astucieux, intelligent. Son nom n'avait pour les Grecs aucune liaison étymologique avec le feu.

L'interprétation du mythe, acceptée sans conteste, n'aurait quelque chance d'être incon­testable que si Zeus, le bourreau du Titan, était un dieu primitif, dont l'origine, comme celle de Gaia, se perdrait dans la nuit des temps ; il est au contraire contemporain de Prométhée, qui le traite de "chef nouveau des bienheureux" (ib., v. 96), d'usurpateur du trône de Kronos, dont il est le premier né d'après L'Iliade et le troisième d'après Hésiode. Il appartenait à la troisième génération des divinités masculines du Panthéon hellène, qui avaient été précédées par Gaia, "la Mère de tout" - Παμμήτηρ (ib., v.90). Il faudrait donc admettre que les Grecs préhistoriques seraient les hommes les plus inférieurs dont on aurait connaissance ; puisque on n'a pas encore trouvé de horde sauvage, qui ne connût le feu, qui ne l'employât pour se chauffer, cuire les aliments et éloigner les bêtes féroces et qui ne le produisit par le frottement de deux morceaux de bois. Il est plus que probable que les Aryens, avant d'émigrer de l'Inde, possédaient le feu : en tous cas, les Hellènes l'utilisaient pour le travail des métaux avant la naissance de Zeus et de Prométhée, puisque les Cyclopes, qui fabriquèrent les foudres que le fils de Kronos lança contre les Titans, étaient, d'après Hésiode, fils d'Ouranos, c'est-à-dire de la première génération des divinités masculines. D'ailleurs, Prométhée, lui-même, reconnaît que les hommes connaissaient le feu et qu'il n'eut à leur enseigner qu'à tirer les présages de la flamme (ib., v. 499) et qu'un "peuple sauvage, les Chalybes, savaient forger le fer" (ib., v. 709-710).

Prométhée n'avait donc pas à communiquer le feu aux Hellènes préhistoriques, ni à leur enseigner l'usage : il faut chercher une autre interprétation au mythe.

2

Le culte du feu.

Le feu, générateur de force motrice et agent principal de la production capitaliste, est une des premières inventions de la sauvagerie : son usage, bien mieux que l'emploi du caillou et de la branche d'arbre, comme armes et outils, distingue l'homme du singe anthropoïde. Son utilité impressionne si vivement l'imagination de l'homme primitif que, dès qu'il s'organise en tribus, clans et familles matriarcales et patriarcales, il lui rend un culte, qui, en Grèce et en Italie persiste jusqu'au christianisme et qui suivit dans le catholicisme : les cierges qu'on allume sur les autels et les lumières qu'on entretient jour et nuit devant des images saintes sont les restes de ce culte sauvage.

La conservation du feu, long et pénible à obtenir par frottement, incombe aux femmes des peuplades sauvages ; lorsque la horde change de campement, elles transportent dans des écorces les tisons, enfouis sous la cendre : de nos jours les bergers de Sicile, pour avoir toujours du feu, ont un morceau allumé de férule, plante de la famille des ombellifères, dont la moelle prend feu aisément, et le conserve sous la cendre ; c'est précisément dans une tige de férule, narthex, que Prométhée, d'après Hésiode et Eschyle, cacha le tison dérobé à l'Olympe. Le vestibule des basiliques de l'Église primitive portait le nom de narthex, probablement en souvenir du rôle joué par la plante pour la conservation du feu dans les temps préhistoriques de l'Hellade.

Une déesse, Hestia, dont le nom signifie foyer et par extension, maison, demeure, et qui correspond à la Vesta des Romains, axait chez les Grecs la garde du feu sacré de chaque famille et de chaque cité : elle recevait les prémices de tous les sacrifices et dans les festins la première libation était faite en son honneur. Son autel à Delphes était l'objet d'une singulière vénération ; il était le "foyer commun" de la Grèce, on y venait chercher un tison pour rallumer le feu des temples quand il venait à s'éteindre. Dans les sanctuaires qu'elle partageait avec Zeus et d'autres dieux, c'était toujours à elle qu'on faisait d'abord hommage des offrandes et des holocaustes, comme à la divinité la plus antique et la plus vénérée ; et à Olympie, lors des jeux, le premier sacrifice qu'offrait la Grèce assemblée était pour Hestia, le second pour Zeus (Pausanias, V. 14). Elle était l'aînée des enfants de Rhea et de Kronos (Théogonie, v. 453). Poséidon voulant suivre l'exemple de Zeus, qui avait épousé sa sœur Hera, proposa de la prendre pour femme : le mariage de Zeus et de Hera, que les Crétois appelaient le mariage sacré, indique que les unions sexuelles avaient lieu dans le sein de la horde, entre femmes et hommes de la même génération, qui se considèrent comme frères et sœurs : Mac Lennan, qui a retrouvé ces mœurs dans les hordes australiennes, les nomme endogamiques. Hestia resta vierge ; il est vrai, avec la permission de Zeus, devenu le chef de la famille Olympienne. Callimaque, dans l'Hymne à Artemis, dit que cette déesse obtint semblable autorisation, ainsi que les nymphes qui l'accompagnaient. Rester vierge, dans les temps préhistoriques, ne signifie pas faire vœu de virginité et de chasteté, mais refuser de se soumettre au joug du mariage patriarcal, que Zeus avait intronisé dans l'Olympe. Les femmes qui, sur terre, n'acceptaient pas la coutume patriarcale conservaient le nom de vierges, quoique mère de nombreux enfants. Eschyle appelle les Amazones des vierges (Prom., v. 418) ; la langue grecque reproduit cette idée prépatriarcale, quand elle dit que l'enfant d'une jeune fille non mariée est fils de vierge, Παρθενίας.

Les sauvages errants se groupent autour du feu pour manger et dormir ; quand ils cessent d'être nomades et qu'ils construisent des demeures, celles-ci sont communes et logent tout le clan : le foyer, situé au milieu de la maison, devient le centre du clan, qui n'a qu'une demeure et qu'un foyer, tant que durent les mœurs communistes  [1].

Les Grecs plaçaient le foyer commun de la cité, c'est-à-dire l'autel de Hestia dans le Prytanée, qui en souvenir des demeures primitives, était circulaire, ainsi que le temple de Vesta à Rome. Le Prytanée devint par la suite le siège des pouvoirs publics et des tribunaux, le lieu de réception des hôtes et des ambassadeurs. Il était situé à Athènes près de l'Agora, au pied de l'Acropole ; primitivement, il était à son sommet, sur lequel campait la tribu sauvage. Un feu perpétuel était entretenu sur son autel ; il était le foyer de la cité, έστία πολεως, disaient les Grecs, focus ou penetrale urbis, disaient les Latins : d'après Tite-Live ils croyaient que le destin de Rome était attaché à ce foyer. Le soir on couvrait de cendres le feu, que l'on ravivait le matin avec des branchages d'espèces spéciales, car il ne devait pas être alimenté avec toutes sortes de bois : s'il venait à s'éteindre, il ne pouvait être rallumé que par le procédé sauvage, par le frottement de deux morceaux de bois. Nul, s'il n'était citoyen, ne pouvait assister aux sacrifices faits sur l'autel du foyer de la cité ; le seul regard de l'étranger souillait l'acte religieux : si l'ennemi s'était emparé d'une ville et que les citoyens vinssent à la reprendre, il fallait avant toute chose purifier les temples : tous les foyers des familles et de la cité étaient éteints et rallumés ; le contact de l'étranger les avait profanés  [2]. Quand le clan cesse de vivre en communauté et qu'il se segmente en familles privées, chaque famille se construit une maison et allume un foyer avec un tison pris au foyer de la maison commune ; ce feu était religieusement entretenu ; lorsqu'il cessait de brûler, c'est que la famille avait péri tout entière : foyer teint et famille teinte étaient synonymes chez les Grecs.

Dans les temps historiques, les émigrants, qui s'en allaient fonder une colonie, emportaient un tison du prytanée de la cité qu'ils abandonnaient afin d'allumer le foyer de la ville qu'ils devaient créer ; si le feu de ce nouveau prytanée s'éteignait, il n'était pas permis de le rallumer ; il fallait retourner chercher un tison au foyer de la métropole, qui était la source du feu sacré des familles et des colonies. Une armée entrant en campagne prenait un tison du feu sacré que le pyrophore portait à sa tête : sa fonction lui donnait un caractère sacré ; le vainqueur l'épargnait.

Le feu sacré du prytanée était la source de l'autorité ; prytane est synonyme de chef, magistrat, roi : à Milet, à Corinthe et dans tous les Etats grecs, les prytanes étaient les pre­miers magistrats de la cité ; à Athènes, ils étaient les cinquante sénateurs, élus par les dix tribus, qui, à tour de rôle présidaient le sénat et les assemblées populaires et veillaient à l'exécution des décrets.

La famille olympienne, ainsi que les cités et les familles humaines, avait son foyer, qui était "la source du feu". Pindare appelle Zeus "le prytane du tonnerre et des éclairs" et Eschyle "le prytane des bienheureux" (Prom., v. 173). Le feu que Prométhée ravit à "la source du feu" (ib., v. 109-110) n'est pas le feu ordinaire que connaissaient les mortels, mais un tison de ce feu sacré que Zeus refusait de communiquer aux "hommes mortels" (Théog., v. 564), sans lequel on n'avait pas le droit d'allumer un foyer familial.

Prométhée ne personnifie pas l'invention du feu ; Mais les épisodes de son mythe, rapportés par Hésiode et Eschyle, sont des souvenirs des luttes qui déchirèrent les tribus de l'Hellade préhistorique, lorsqu'elles substituèrent la famille patriarcale à la famille matriarcale, ainsi que des événements qui désagrégèrent la famille patriarcale et préparèrent l'éclosion de la famille bourgeoise, composée par un seul ménage, laquelle subsiste encore.

3

Le matriarcat et le patriarcat.

Il a été admis qu'il n'a jamais existé de société humaine, qui, à l'origine, n'ait été basée sur la famille patriarcale : il est en effet probable, ainsi que le suppose Darwin, que l'homo alaises avait des mœurs analogues à celles des gorilles, qui vivent en petites hordes patriarcales, formées par plusieurs femelles et un seul mâle. Lorsque les jeunes mâles arrivent à l'âge adulte, ils se battent entre eux et avec leur père, pour savoir qui restera le maître de la bande ; le plus fort tue ou expulse les plus faibles et devient le patriarche de la famille : il a des relations sexuelles avec les femelles qui sont ses filles, ses sœurs et sa mère. L'homme a pu débuter par une semblable famille patriarcale ; mais il est certain qu'il a dû avoir les mœurs promises des gorilles, car, ainsi qu'eux, il ignorait les liens de parenté qui l'unissaient aux femmes de sa horde : de nos jours deux anthropologistes anglais, Spencer et Gillen, affirment qu'il existe, dans l'Australie Centrale, une peuplade sauvage, les Aruntas, qui ignorent que les enfants proviennent des unions sexuelles ; ce n'est que depuis quelques siècles que les Européens savent positivement qu'un enfant ne peut être procréé sans rapports charnels de la femme et de l'homme; pendant le moyen âge ils pensaient que la femme pouvait être fécondée par des esprits.

Mais cette première et hypothétique forme de la famille, qui n'a pu se produire que lorsque l'homme se distinguait à peine du singe anthropoïde, n'a pas laissé de traces ; au contraire, les observations faites sur les nations sauvages et les traditions recueillies sur les origines de l'espèce humaine ne nous montrent que des sociétés de femmes et d'hommes, vivant en plus ou moins bonne intelligence. Il était naturel que, dans ces groupes, où règne la polygamie des deux sexes, les enfants, connaissant avec certitude leur mère, se groupassent autour d'elle et que la filiation s'établit par la mère et non par le père, qui est inconnu ou tout au moins incertain et que lorsque la famille s'individualise, ce soit la mère qui, d'abord, en devienne le centre et le chef. Dès le milieu du siècle dernier, Morgan aux États-Unis et Bachofen en Suisse signalèrent l'existence de la famille matriarcale, qui, dans l'ancien et le nouveau monde, aurait précédé la famille patriarcale. Les anthropologistes sont aujourd'hui unanimes pour admettre cette forme de la famille ; ils ne sont divisés que sur le degré d'autorité que la mère y aurait exercé. La forme patriarcale qui la supplante, lorsque les biens mobiliers augmentent en nombre et en importance, place la femme dans une position subalterne : elle perd son indépendance ; au lieu de rester dans son clan et de recevoir son mari dans la maison maternelle, elle est achetée et entre en esclave dans la demeure de son époux. La langue grecque enregistre cette transformation : Πόσις, qui primitivement signifie le maître, prend la signification d'époux ; :δάμαρ, la domptée, la vaincue, devient le nom de 1'épouse, au lieu deδέσποινσ, la maîtresse de maison, la souveraine, dont continuaient à se servir les Spartiates chez qui survivaient des mœurs matriarcales ; la jeune fille est la non encore domptée, άδμης ; l'Odyssée (VI, v. 109) appelle Nausicaa, "la vierge non domptée," Παρθενος άδμής, parce qu'elle n'est pas mariée.

La famille patriarcale se compose d'un nombre plus ou moins grand de ménages, formés par le mari, sa femme légitime, ses concubines et leurs enfants ; tous sont soumis à l'autorité despotique du patriarche, considéré comme le Père de tous les membres de la famille. Il a le droit de vie et de mort non seulement sur sa femme, ses concubines et ses enfants, mais encore sur ses oncles et sur ses frères et sur leurs femmes et enfants : ils sont, selon la dure formule romaine, dans sa main, in manu. Il est le propriétaire titulaire du domaine foncier, qui sert de base à la famille patriarcale, et qui est inaliénable ; il l'administre dans l'intérêt de tous ses membres.

4

Le patriarcat dans l’Olympe.

La transformation de la situation familiale de la femme, qui s'est effectuée chez certains peuples graduellement et sans des heurts tragiques, semble s'être accomplie dans l'Hellade violemment après des luttes sanglantes, si l'on s'en rapporte aux légendes mythologiques, les seuls souvenirs de cette époque que l'on possède. La brutale prise de possession de l'Olympe par Zeus, qui devient le "Père des Dieux et des hommes", dit Hésiode, ou simplement le "Père", comme disent l'Iliade et Eschyle, est une reproduction au ciel de ce qui s'était passé sur terre, quand le Père se substitua à la Mère dans la maîtrise de la famille.

Le ciel reflète les événements de la terre, comme la lune réfléchit la lumière du soleil ; car l'homme ne fabrique et ne peut fabriquer ses religions qu'en dotant les divinités de son imagination, de ses mœurs, de ses passions et de ses pensées ; il transporte dans le royaume des Dieux les événements caractéristiques de sa vie ; il rejoue au ciel les drames et les comédies de la terre. Les mythes, qui sont élaborés alors que la tradition orale est le seul moyen de perpétuer la mémoire des événements, sont, pour ainsi dire, des reliquaires qui conservent les souvenirs d'un passé qui autrement serait complètement perdu. Le mythe de Prométhée est riche en documents sur l'organisation et la désorganisation du patriarcat chez les Hélènes.

Hésiode désigne les deux générations divines qui précédèrent Zeus sous les noms d'Ouranos et de Kronos ; on pourrait supposer qu'il croyait que de tout temps la filiation s'était faite par le père et que la famille patriarcale était instituée. Eschyle au contraire accuse Zeus d'avoir révolutionné l'Olympe et d'y avoir introduit un ordre nouveau. Il ne nomme jamais le père de Prométhée, qui pour lui devait être inconnu ou incertain, bien qu'Hésiode le prétende fils de Japet. Son Prométhée ne connaît que sa mère, Thémis, "l'antique déesse" ; quand il interpelle les Océanides, il les appelle filles de Thétis et mentionne ensuite leur père Okeanos (Prom., v. 138-141) ; c'est ainsi que les Égyptiens, chez qui subsistaient des mœurs matriarcales, inscrivaient sur les tombeaux le nom de la mère, puis celui du père. Lorsqu'il est enchaîné, ce n'est pas Ouranos et Kronos qu'il implore, mais Gaïa, "la Mère de tout". Ouranos et Kronos appartiennent au cycle matriarcal : la Mère gouverne la famille et ses membres n'obéissent qu'à elle ; c'est Rhéa, qui ordonne à ses trois fils, Zeus, Poséidon et Hadès, d'enchaîner leur père Kronos ; c'est Gaïa qui commande à son fils Kronos d'émasculer Ouranos, pour échapper à ses embrassements amoureux  [3].

Prométhée, fils d'une patriarche,  "l'antique Mère, la Titanide Thémis" (ib., v. 866) dont le nom est un synonyme de Gaïa (ib., 213-214), la Mère par excellence, et frère des Titans, les défenseurs de l'ordre matriarcal, devait prendre parti contre Zeus. En effet, il commença par combattre avec les Titans, mais ses conseils n'ayant pas été écoutés et prévoyant leur défaite, il les abandonna et passa dans le camp de Zeus, emmenant avec lui sa mère : elle épousa sa cause, ainsi que l'avait fait Athena, qui est une déesse antérieure à Zeus, dont cependant elle devait devenir la fille adoptive, pour se conformer à l'ordre nouveau. La lutte pour l'intro­duction du patriarcat sur la terre dut être longue, puisque la guerre des Titans, dit Hésiode, dura dix ans, c'est-à-dire un temps indéterminé, comme les sièges de Troie et de Veies ; elle dut être extrêmement confuse puisqu'on voit des divinités changer de parti et guerroyer dans un camp où on aurait cru ne pas devoir les rencontrer.

Zeus, plus avisé que les Titans, écouta Prométhée ; sur ses conseils, il emprisonna Kronos et ses alliés dans le Tartare (ib., v. 223-224). Ses services furent si importants qu'il se vante "d'avoir distribué les honneurs aux nouveaux dieux" (ib., 440-441). "Il se dévore le cœur" en songeant à tout ce qu'il a fait pour Zeus ; cependant dès que celui-ci devient le maître de l'Olympe, il conspire contre lui et regagne l'amitié des partisans du matriarcat, qu'il avait trahi. Les Océanides, qui restent fidèles à l'ordre antique et qui jurent par les Moires, que "jamais elles ne deviendront les compagnes de la couche de Zeus et ne s'uniront à aucun des habitants du ciel" (ib., v. 885-887), sont les premières à accourir à son appel. Elles se lamen­tent sur son supplice et maudissent "Zeus, qui règne par des lois nouvelles et qui anéantit tout ce qui jusqu'alors avait été vénérable" (ib., v. 151-153) ; elles lui apprennent que "les mortels qui habitent l'Asie sacrée..., et que les Amazones, les vierges de la terre de Colchide", pleurent ses malheurs et déplorent "les dignités antiques et magnifiques que lui et ses frères ont perdues." (ib., v. 409-420).

L'ordre nouveau est odieux. Zeus, patriarche de l'Olympe, ainsi que le Père de la famille terrestre, est "un maître dur, qui ne doit pas rendre de comptes" (ib., v. .328) : "personne n'est indépendant, hormis lui" (ib., v. 11). "Il impose toujours avec colère sa bonté inflexible et asservit la race céleste" (ib., v. 165) "Il règne sans miséricorde d'après ses propres lois et cour­be sous un joug orgueilleux les dieux d'autrefois" (ib., v. 406-408). Quand le "Père" entre, ils doivent se lever et rester debout en sa présence (Iliade, I, v. 534). "Il n'a pour justice que sa volonté" (Prom., v. 100-101). "Son cœur est inexorable, car qui exerce le pouvoir depuis peu de temps est dur" (ib., v. 34-35).

 

Zeus, qui reproduit les faits et gestes du patriarche terrestre, s'était emparé par la force du gouvernement de la famille céleste ; il chassa de l'Olympe les divinités matriarcales et les Titans, et pour le conserver il employa la force,'car, dit l'Hymne à Zeus de Callimaque, il ne faut pas croire que te partage de l'héritage de Kronos entre les trois frères se fit pat la voie du sort, il prit par force la part du lion. Il ne maintenait son autorité que par la force : il avait à côté de son siège deux serviteurs, la Force et la Violence, Κρατος χαι Βια, toujours prêts à lui obéir ; sur son ordre ils accompagnèrent Hephœstos afin de lui prêter main forte pour clouer Prométhée sur le Caucase . Sa lourde et brutale tyrannie pesait sur tous les Olympiens, qui souvent se révoltent. L'Iliade (I, v. 396-406) raconte que les Dieux, ligués avec Hera, Athena et Poséidon, voulurent l'enchaîner ; il ne leur échappa que grâce aux conseils de Thétis et à la force de Briarée. Hésiode mentionne un autre complot contre "l'autorité du tout-puissant fils de Kronos" (Theog., v. 534). Prométhée est châtié pour avoir ourdi un complot, car lorsque Okeanos lui conseille de modérer sa colère et de "s'accommoder aux mœurs nouvelles" il lui répond : "Je te porte envie, de ce que tu es hors de cause, ayant pris part à tout et ayant osé avec moi... Tiens-toi tranquille et reste à l'écart, car, si je suis malheureux, je ne veux pas qu'à cause de cela des maux arrivent à d'autres" (Prom., v. 334-350). Vaincu et enchaîné il menace encore Zeus d'un "nouveau complot qui le dépouillera du sceptre et des honneurs" (ib., v. 173-174). Les Océanides prévoient la fin de sa tyrannie "lorsque quelqu'un prendra par un coup de force le pouvoir difficile à prendre" (ib., v. 168-169) ; "il sera un jour affaibli (sans doute par l'âge), réplique Prométhée, il sera alors brisé" (ib., v. 193-194); "n'ai-je pas vu tomber deux tyrans (Ouranos et Kronos), je verrai la chute du troisième, de celui qui règne maintenant : il tombera très promptement et très honteusement" (ib., v. 946-949). Ces menaces inquiètent Zeus, qui dépêche auprès de lui Hermès, afin de lui arracher son secret.

Les patriarches, ainsi que les barons et les rois du moyen âge, avaient à redouter leurs héritiers ; quand ils tardaient à céder la place, on se débarrassait d'eux : aux Indes, on les envoyait mourir de leur belle mort dans une forêt où ils menaient la vie d'anachorète. Le fils est le vengeur que Prométhée attend ; mais l'héritier doit être enfanté par la femme légitime ou. légitimé par l'adoption ; or, Zeus n'avait eu de son épouse Hera que deux fils, Arès et le boiteux Hephœstos, qui, nés avant l'établissement du patriarcat, puisqu'ils prennent part à la guerre des Titans, ne rentraient pas dans les conditions exigées par l'ordre nouveau. Mais Prométhée, qui connaît l'humeur amoureuse du Père, espère que, aveuglé par la passion, il s'oubliera et qu'après avoir répudié Hera il "contractera un mariage dont il se repentira... sa nouvelle épouse accouchera d'un fils plus puissant que son père" (ib., v. 758-763), qui le renversera ; alors "sera entièrement accomplit l'imprécation que le Père Kronos lança en tombant du trône antique" (ib., v. 901-902).

Prométhée est immortel, il sait que lui, le vaincu, le supplicié, il verra la fin de la tyran­nique autorité de Zeus et du patriarcat et qu'il sera délivré par Heraklès, une des victimes de la famille patriarcale, car il dut obéir docilement à son frère aîné, Eurysthée, et exécuter les tâches pénibles et dangereuses qu'il lui imposait. Mais l'heure de sa délivrance ne sonnera qu'après "treize générations" (ib., v. 768), soit après plus de quatre siècles, en comptant trente-trois années par génération. Peut-être que les prêtresses d'Eleusis, qui avaient instruit Eschyle, calculaient que le patriarcat avait eu cette durée dans l'Hellade ?

Eschyle, à cause des nécessités dramatiques, réunit le complot et le vol du feu, comme si les deux événements s'étaient passés dans le même temps et il cloue Prométhée sur le Caucase pour les deux attentats. Mais Hésiode, qui rapporte simplement la légende, les dissocie ; ils appartiennent effet à deux époques différentes du patriarcat ; l'un est un des épisodes de son début d l'autre de son déclin. Zeus punit Prométhée et son frère Atlas pour le complot en enchaînant l'un à une colonne et en condamnant l'autre à porter le ciel sur ses épaules; ce sont les mortels qu'il châtie pour le vol du feu.

Zeus, au début du patriarcat olympique, est constamment obligé de recourir à sa force physique et à des châtiments corporels pour dompter les Dieux. L'Iliade raconte qu'il suspendit son épouse avec deux enclumes aux pieds et qu'il se félicite que Poséidon, en se soumettant à son ordre, lui ait épargné d'en venir aux mains, "ce qui ne se serait pas terminé sans sueurs" (Il., XV, 15 et sq., 219 et sq.). Les néoplatoniciens de l'école d'Alexandrie et les mythologies des temps modernes ont attribué un sens symbolique, métaphysiquement profond, au passage de l'Iliade, où Zeus, après avoir formulé sa volonté, menace de précipiter dans le Tartare quiconque ne s'y soumettra : si tous les dieux et les déesses, ajoute-t-il, s'attellent à une chaîne d'or, ils ne réussiront pas à l'ébranler, tandis que lui les soulèvera avec la terre et la mer et accrochera le tout de l'autre côté de l'Olympe. Cette fanfaronnade n'est que pour rappeler qu'il est le plus fort des dieux : Θεων χράτιστος άπάντων. La force corporelle était la première vertu des héros patriarcaux de l'époque homérique : quand Hélène désigne aux vieillards troyens les chefs grecs, c'est par leur force qu'elle distingue Ulysse, de Ménélas et d'Ajax, "le prodigieux rempart des Achéens", qui l'emporte sur les deux par la largeur des épaules (Il., ch . III).

Mais, pour gouverner la famille terrestre ou céleste et administrer ses biens, la force et la brutalité ne suffisaient pas ; il fallait encore de l'intelligence et il paraît que le Père de l'Olympe, ainsi que les Pères de la terre, n'était pas désigné par ses facultés intellectuelles pour remplir ces fonctions.

Il semble que dans les tribus de l'Hellade préhistorique et, d'ailleurs, le cerveau de la femme fut le premier à se développer, car, en Grèce, comme en Asie mineure, aux Indes comme en Egypte, elle fut divinisée avant l'homme, et les premières inventions des arts et des métiers, à l'exception du travail des métaux, sont attribuées à des déesses et non à des dieux. Les Muses, primitivement au nombre de trois, étaient en Grèce, bien avant Apollon, les déesses, de la poésie, de la musique et de la danse. Isis, "la mère des épis et la dame du pain", et Demeter, législatrice, Θεσμοφόρος, avaient appris aux Egyptiens et aux Hellènes la culture de l'orge et du blé et leur avaient fait renoncer aux repas anthropophagiques. La femme apparaissait aux hommes pré-patriarcaux, ainsi qu'aux Germains que connut Tacite, comme ayant en elle quelque chose de saint et de providentiel, aliquid sanctum et providum (Mœurs des Germains, § VIII).

Cette supériorité intellectuelle s'explique par les conditions de la vie sauvage, où chaque sexe remplit des fonctions spéciales. L'homme, dont le système osseux et musculaire est plus puissant, "se bat, chasse, pêche et s'assied", dit l'Australien, c'est-à-dire qu'il ne fait rien d'autre et que le reste est du ressort de la femme. Les tâches de celle-ci mettent plutôt en jeu ses facultés cérébrales : elle a charge de la maison commune, qui souvent abrite un clan de plus de cent individus ; elle prépare les vêtements de peau et d'autres matières premières ; elle s'occupe de la culture du jardin, de l'élevage des animaux domestiques et de la confection des ustensiles de ménage ; elle conserve, administre, économise, cuisine et distribue les provisions végétales et animales, amassées dans le cours de l'année et ainsi que les Valkyries des Scandinaves et les Keres des Hellènes préhomériques, elle accompagne le guerrier sur le champ de bataille, enflamme son courage, l'aide dans la mêlée, le relève s'il est blessé et le soigne ; son assistance est si appréciée que, d'après Tacite, les Bataves, qui se révoltèrent sous la conduite de Civilis, prenaient en pitié les soldats romains parce qu'ils n'étalent pas accompagnés de leurs femmes lorsqu'ils marchaient au combat, et que Platon, qui, ainsi que les initiés d'élite aux Mystères d'Eleusis, était plus instruit des mœurs primitives qu'on ne pense, fait les femmes assister aux batailles des guerriers de sa République.

Ces nombreuses et diverses fonctions, qui obligeaient la femme à réfléchir, calculer, songer au lendemain et prévoir à plus longue échéance devaient nécessairement développer ses facultés intellectuelles. L'homme, son rôle de guerrier et de pourvoyeur d'aliments rempli, n'avait qu'à se laisser vivre ; "même âge de cent ans, dit Hésiode, il demeurait auprès de la Mère prudente, - χεδνη il était nourri dans sa maison comme un grand enfant qui sait à peine parler, μέγχ νηπίος" (Travaux et jours, v. 130-131). La femme est une providence pour le sauvage insouciant et imprévoyant ; elle est l'être prudent et prévoyant qui préside à ses destinées du berceau à la tombe. L'homme, élaborant son idéologie avec les événements et les acquisitions intellectuelles de sa vie quotidienne, devait donc commencer par déifier la femme. Les Grecs et les Romains préhistoriques plaçaient leurs destinées sous le contrôle de déesses, les Moires et les Parques - Μοιραι, Parcœ, - dont les noms signifient en latin économe et en grec la part qui revient à chacun dans une distribution de vivres ou de butin. "Les Moires, ces antiques déesses à trois corps, et les Erynnies, qui n'oublient rien, tiennent le gouvernail de la nécessité," dit Prométhée et le souverain de l'Olympe "est plus faible qu'elles, il ne saurait éviter la destinée" (Prom., v. 5I6-5l9).

Zeus, à la force irrésistible, avait la faiblesse intellectuelle des Pères, qui sur terre supplan­tèrent la  Mère dans la direction de la famille : il n'était pas un donneur de "sages conseils", comme Thémis, la mère de Prométhée ; il est au contraire obligé de recourir constamment aux conseils des déesses matriarcales pour échapper aux dangers de sa situation. Il ne triomphe des Titans qu'en libérant sur "le conseil de Gaïa" les Hécatonchires, Briarée, Cottus et Gyes, qu'Ouranos avait emprisonné sous terre (Théog., v. 617-626) ; et c'est encore sur les conseils de Gaïa que, pour suppléer aux qualités intellectuelles, qui lui faisaient défaut, il épousa Métis "la plus sage des dieux et des hommes mortels". Ainsi que les sauvages, qui dévorent le cœur saignant d'un ennemi pour acquérir son courage, il avala Métis, pour s'assimiler sa ruse et sa sagesse ; car son nom possède ces significations ; ces qualités intellectuelles étaient alors l'apanage de la femme (ib., v. 886 et sq.).

Mais l'assimilation ne se fit pas immédiatement, si l'on en juge par la mauvaise farce que lui joua Prométhée. Le Titan, pour mettre son intelligence à l'épreuve, tua et dépeça un bœuf énorme, il fit un tas avec les chairs qu'il recouvrit de la peau, sur laquelle il plaça les entrail­les, la partie dédaignée que l'on donnait aux mendiants à ce que nous apprend 1'Odyssée (XVIII, v. 44) ; dans un autre tas il mit les os décharnés adroitement cachés sous des paquets de graisse. - "Fils de Japet, tu as bien mal fait les parts," dit le maître de l'Olympe. - "Très glorieux Zeus, répliqua l'astucieux Prométhée, toi, le plus grand des dieux vivants, prends la part que ta sagesse te conseillera de choisir." Le Père des Dieux et des hommes, n'écoutant que sa gloutonnerie, souleva à deux mains le paquet de graisse au milieu des rires de tous les Olympiens : il entra dans une grande fureur quand il vit les os décharnés (Theog., v. 536 et sq.).

Une farce si grossière n'a pu se jouer au ciel que parce que les hommes, qui au début du patriarcat supportaient avec impatience l'autorité du Père, durent souvent recourir à de sem­blables épreuves, afin de lui démontrer que ses facultés intellectuelles ne l'autorisaient pas à se substituer à la Mère dans la direction de la famille et la gestion de ses biens.

5

Le don de Prométhée aux mortels.

L'usage d'un objet entraînant sa possession chez les nations sauvages, la Mère, qui a charge de la demeure et de ses provisions, est maîtresse de la maison et de ce qu'elle ren­ferme ; l'homme ne possède que ses armes et ses instruments de pêche et de chasse. Les enfants appartiennent à la mère, qui les a engendrés, nourris, élevés et logés ; la fille lors­qu'elle se marie, ne quitte pas la demeure maternelle ; le mari est un hôte, qui doit lui procurer des vivres.

Le foyer servant à la préparation des aliments est propriété de la Mère et de sa fille aînée, quand elle meurt.

Le Père, en supplantant la Mère, devint le possesseur de la maison et de son foyer, le maître du feu sacré, de la source du feu, comme dit Eschyle, car il fallait posséder un tison de ce feu pour pouvoir, selon les rites religieux, allumer un nouveau foyer familial. Zeus, devenu le Père des Olympiens, fut par conséquent  "le prytane des bienheureux" (Prom., v. 173), c'est-à-dire le maître du foyer et du feu sacré : il chassa de l'Olympe les divinités féminines, personnifiant sous les noms de Gaïa, Rhea et Demeter, la Mère et la Terre, qui procréent et nourrissent tout  [4]. Les hommes qui n'acceptèrent pas l'ordre nouveau conti­nuèrent à les adorer, tandis qu'ils refusaient de reconnaître "le nouveau chef des bien­heureux". Zeus les extermina, dit Hésiode.

La possession du foyer symbolisait la domination du Père : ses droits, ses honneurs et son autorité semblaient en dépendre ; aussi Eschyle se sert indifféremment des mots feu, honneur, dignité, et autorité, Πΰρ, Τίμα et Γέρας, pour désigner ce que Prométhée a dérobé à Zeus et a communiqué aux mortels ; quand l'Iliade veut caractériser la part de l'héritage de Kronos, échue à chacun de ses trois fils, il emploie également le mot τιμή (Il., XV, v. 189). Le Titan, en ravissant un tison du foyer de l'Olympe, n'a pas seulement volé un simple charbon incandescent, il a attenté aux "droits des Dieux" (Prom., v. 82) et en le "com­muniquant aux êtres d'un jour... il a communiqué aux mortels des honneurs au delà du droit" (ib., 83 et 30). Il a commis un sacrilège comparable à celui d'un citoyen qui aurait dérobé un tison du feu sacré de sa cité, afin de le donner à un étranger pour qu'il allumât le foyer d'une ville rivale.

Le tison que Prométhée a dérobé à "la source du feu" n'est donc pas le feu ordinaire, "le feu, qui par torrents s'élance de l'Œtna" (ib., v. 372), mais le feu sacré donnant au mortel qui le possède le droit d'allumer un foyer familial, de constituer une famille indépendante, soustraite au despotisme du Père, Poséidon, qui lors du partage a reçu ce droit en recevant sa part du feu sacré, a pu fonder une famille sur laquelle le patriarche de l'Olympe n'a aucune autorité ; aussi quand Iris lui apporte un ordre de Zeus, il refuse d'obéir ; "qu'il jouisse en paix de sa troisième part, répond-il, et qu'il ne cherche pas à m'effrayer avec ses poings, comme un lâche, qu'il se contente de gourmander avec des mots impérieux les fils et les filles qu'il a engendrés et qui seront obligés d'obéir à ses ordres" (Il., XV, v. 194-199).

Les personnages du drame d'Eschyle : Kratos; Hephœstos, les Océanides, Io, Hermès, Prométhée, disent que le feu a été donné aux mortels - Θνητοϊς, ξτοτοϊς, έφημέροις, φωτοις. Prométhée est le seul qui en deux circonstances se sert du mot homme - ανθρωπος (Prom., v. 446 et 502), tandis que le mot mortel, sous ces quatre synonymes, revient trente-sept fois  [5]. Prométhée n'emploie pas le mot homme quand il parle de la communication du feu, mais quand il dit qu'il n'a rien à reprocher aux hommes et qu'il leur a enseigné à découvrir les métaux cachés sous terre. Hésiode également dit que Zeus refusa de "donner le feu aux hommes mortels" Θνητοϊς άνθρώποις (Théog., v. 564). Il y avait donc des hommes qui n'étaient pas mortels ?

La persistance que mettent Eschyle et Hésiode à ne se servir que du mot mortel, quand ils parlent du feu qui est refusé ou communiqué, est voulue et possède une signification que peut révéler l'idéologie sauvage.

Le sauvage, pour s'expliquer les phénomènes du rêve, n'a rien trouvé de plus simple et de plus ingénieux que de dédoubler l'homme, que de lui donner un double selon son expression. Le double peut quitter le corps pendant le sommeil pour chasser, se battre, se venger, etc. ; quand il réintègre son domicile corporel, le réveil se produit ; s'il s'égare en route ou si, pour une cause quelconque, il ne retourne pas, le corps ne se réveille pas. Il survit à la destruction du cadavre, c'est pourquoi le sauvage voit en rêve les esprits de ses compagnons morts. Le double se trouvant sans domicile après la décomposition du corps erre sur terre jusqu'à ce qu'il rencontre un objet quelconque : plante, animal ou pierre, où il lui plaise de s'incorporer et qu'il peut abandonner à volonté : la métempsycose est d origine sauvage. Les esprits des morts, aussi vindicatifs que les sauvages, se vengent des torts réels ou imaginaires qu'ils ont reçus avant et après la mort ; aussi les hommes primitifs redoutent davantage les défunts que les vivants ; ils sont dans une terreur perpétuelle de leurs doubles ; pour s'en débarrasser, ils inventèrent une demeure posthume, qu'ils aménagèrent de leur mieux, afin que les esprits après la destruction du cadavre s'y rendissent pour mener une existence spirituelle si heureuse qu'ils perdaient l'envie de venir tracasser les vivants : ce séjour était d'abord situé au sommet d'une montagne, comme l'était l'Olympe, qui, avant Zeus, était la demeure des esprits - δαιμόνων. En effet Prométhée raconte que la guerre éclata entre les esprits,- δαιμονες, "les uns voulant renverser Kronos afin que Zeus gouvernât, les autres réunissant leurs efforts afin que Zeus ne régnât jamais sur les dieux" (Prom., v. 203-207). Prométhée, les Titans, Zeus, les dieux et les déesses qui prirent part à la lutte étaient des esprits immortels d'hommes morts, habitant l'Olympe, la demeure que les Hellènes sauvages avaient imaginée pour les loger.

La croyance en une vie posthume et bienheureuse, vivace chez les sauvages et les barba­res, tant qu'ils vivent sous le régime de la propriété commune et de la famille matriarcale, s'obscurcit et finit par s'évanouir sous le régime du patriarcat et de la propriété privée familiale. Le Père, seul de tous les membres de la famille, possède un esprit qui lui survit, mais au lieu d'aller passer sa seconde vie dans un séjour spécial, il habite le tombeau, placé auprès du foyer, dont il reste le gardien. Les Grecs et les Romains continuaient à traiter le Père mort comme s'il était vivant, ils lui apportaient des aliments et lui demandaient des conseils, il était ajouté à la série des ancêtres ; il devenait un dieu, à qui l'on rendait un culte familial ; aussi, selon le mot d'Héraclite, "les hommes étaient des dieux mortels et les dieux des hommes immortels". Les autres membres de la famille, les hommes aussi bien que les femmes, avaient perdu l'âme qu'ils avaient possédée ; ils mouraient tout entiers, sans qu'aucun double ne leur survécut ; ils étaient des hommes mortels, tandis que les Pères étaient des hommes immortels.

Les Hellènes avaient passé par l'idéologie sauvage, ainsi que par les conditions de vie qui l'avaient engendrée, comme le prouve le célèbre passage d'Hésiode sur les races humaines, qui n'est pas l'invention d'un poète de génie, mais la reproduction de légendes résumant en un remarquable raccourci les phases de la préhistoire.

"Et si tu veux, dit Hésiode, voici un autre récit que je déroulerai bien et avec science, à savoir que les dieux et les hommes mortels sont issus d'une même origine." Cette croyance que la philosophie sophistique devait essayer de déraciner survit dans le christianisme, Jésus est un homme mortel devenu tin dieu immortel : du temps d'Eschyle il était admis, comme dit Pindare, que "les hommes et les dieux sont nés, les uns et les autres de la même Mère", de la Terre (Nem., VI). Les hommes se distinguaient si peu des dieux que Pisistrate fit acclamer par le peuple athénien, comme déesse poliade de la cité, une courtisane habillée en Pallas-Athena.

La première race d'or fut "une race d'hommes à la voix articulée", μερόπων ανθρόηιων, que créèrent les immortels qui habitaient l'Olympe  [6]. "Ils existaient, du temps de Kronos", par conséquent avant Zeus. Ainsi que les sauvages communistes, "ils vivaient comme des dieux sans soucis... ils se distribuaient volontairement les travaux et les biens...ils mouraient comme domptés par le sommeil". Leurs doubles se dégageaient des cadavres et erraient sur terre ; après que Zeus se fut emparé de l'Olympe, ils continuèrent à l'état d'esprits, - δαιμονων, à vivre sur terre "vêtus d'air... Ils sont les gardiens des hommes mortels ; ils surveillent les procès et les actions mauvaises... ils sont les distributeurs des richesses".

Les hommes de la race d'argent appartiennent à l'époque matriarcale, puisque, "même âgé de cent ans, l'homme vivait et était nourri auprès de la mère prévoyante, dans sa maison, ainsi qu'un grand enfant". Zeus les extermina parce qu'ils refusaient "d'honorer les dieux de l'Olympe... et de faire des sacrifices sur leurs autels. Mais ils continuent à vivre sous terre à l'état d'esprits et sont appelés les mortels bienheureux ; ils reçoivent des honneurs, bien que placés au deuxième rang", c'est-à-dire au-dessous des immortels bienheureux de l'Olympe. Hésiode laisse supposer qu'on leur rendait un culte secret : ce sont ces esprits qui probablement devinrent les Cabires, les Telchines, et. autres divinités inférieures, adorées par les artisans, les caboteurs et les petites gens  [7].

Zeus, patriarche de l'Olympe, pour remplacer les deux races des époques communiste et matriarcale, créa la troisième race dite de bronze, sans doute parce qu'elle ignorait le fer et ne se servait que d'armes de bronze. Les hommes de "cette race violente et injuste furent ensevelis dans le glacial Hadès... La noire mort les saisit et ils quittèrent le brillant soleil". Leurs esprits continuent à vivre dans l'Hadès, mais "ils ne reçoivent pas d'honneurs". La croyance en la survivance de l'âme est si vivace que, malgré les exterminations et les créations de races, elle ne disparaît que chez les hommes de la cinquième race de fer, à laquelle appartenaient les contemporains d'Hésiode.

Le Père de l'Olympe créa, en même temps que la race de bronze, "une race divine plus juste et plus vertueuse d'hommes héros, que les hommes de la troisième race nommaient des demi-dieux", parce qu'ils étaient fils de dieux unis à des mortelles, ainsi qu'il est dit à la fin de la Théogonie : ils furent les héros qui combattirent devant Troie et Thèbes aux sept portes et devinrent les Pères des familles patriarcales. L'Olympe, le séjour ouvert aux esprits pendant la période matriarcale, est fermé depuis que Zeus y règne ; aussi "les âmes des héros sont envoyées habiter l'île des bienheureux, loin des immortels" de l'Olympe, tandis que les âmes de neufs contemporains de la race de bronze se rendent dans le glacial Hadès, parce qu'ils ne sont pas Pères de famille. Les Hellènes, après avoir reflété le patriarcat au ciel, utilisaient les habitants imaginaires de l'Olympe pour fabriquer les ancêtres des familles patriarcales, qui étaient des fils de dieux ; jusque-là les tribus et les clans avaient pris pour ancêtres, pour totems, des animaux, des plantes et parfois des astres.

Les légendes de ces deux races démontrent qu'il fut difficile d'extirper la croyance en l'âme et en son immortalité, et que le culte familial des ancêtres, qui pour Fustel de Coulan­ges est primitif, mit du temps à s'établir : les âmes des héros, au lieu d'habiter le tombeau familial, ainsi que plus tard elles devaient le faire, allaient passer leur existence spirituelle dans l'île des bienheureux, que gouvernait Kronos.

Le patriarcat ne tolère pas la croyance en la survivance de l'âme. Les Hellènes s'y prirent d'une façon aussi originale qu'ingénieuse pour dégoûter les hommes, qui n'étaient pas Pères de famille, de l'envie de posséder une âme immortelle : ils transformèrent en une triste et désenchantée demeure le délicieux paradis que les sauvages avaient inventé pour loger les esprits. Ils réservèrent l'Olympe pour les dieux et l'île Fortunée pour les héros, fils de Dieux et Pères de familles, et inventèrent le sombre et glacial Hadès, pour ceux qui, n'étant pas Pères de familles, continuaient à avoir l'outrecuidance de se doter d'une âme immortelle. La vie dans l'Hadès était si ennuyeuse qu'Achille, qui mourut du vivant de son père, et qui par conséquent ne put devenir père de famille, dit à Ulysse qu'il changerait sa royauté sur les esprits contre l'existence d'un manœuvre. L'immortalité n'engendrait que chagrins pour ceux qui l'obtenaient : Tithon, à qui Zeus, lors de son mariage avec la déesse Aurore, accorda l'immortalité, comme présent de noces, tomba dans une telle décrépitude qu'il était un objet de dégoût ; il devait désirer la mort, ainsi que les misérables immortels de l'île de Laputa du voyage de Gulliver.

Lorsque la famille patriarcale eut créé des mœurs et une mentalité nouvelles, ses mem­bres, à l'exception du Père, s'accoutumèrent à l'idée de ne pas avoir d'âme et se résignèrent à n'être que des mortels, comme disent Hésiode et Eschyle. Le nombre des individus dépour­vus d'âme était considérable, car la famille patriarcale se compose non seulement de la femme légitime, des concubines et des enfants du Père, mais encore des ménages de ses oncles, de ses frères et de ses fils. Ces hommes mortels ne pouvaient se soustraire à l'autorité du Père, parce qu'ils ne pouvaient allumer un nouveau foyer familial, Zeus refusant de leur communiquer le feu sacré. Prométhée, en leur procurant un tison dérobé à la "source du feu", leur donna le droit de devenir pères de familles et de posséder une âme immortelle. "Moi, dit-il aux Océanides, j'osai, j'ai affranchi les mortels, j'ai empêché qu'ils n'allassent dans l'Hadès, complètement anéantis" (Prom., 239-240). - "J'ai tout au moins empêché les mortels de prévoir la mort", c'est-à-dire de croire qu'ils mourraient tout entiers  [8]. Comment cela ? demandent-elles. "J'ai mis en eux d'audacieuses espérances... Je leur ai donné le feu" qui leur permettait de devenir pères de famille. "J'ai rendu les mortels réfléchis et maîtres de leur volonté, eux qui auparavant étaient comme des enfants, νηπίους... Voyant, ils voyaient en vain ; entendant, ils n'entendaient pas" (ib., v. 252-255 et 444-448). Eschyle se sert du même mot νηπιος, qu'emploi Hésiode pour caractériser l'attitude pusillanime de l'homme devant la Mère : les mortels, devant le despotique Père, étaient comme des enfants sans volonté ; ils ne devaient voir et entendre que par ses yeux et ses oreilles.

L'Iliade ignore Prométhée ; cependant, la première partie du mythe se compose d'événe­ments survenus aux débuts du patriarcat, et ce poème des héros de la famille patriarcale date de cette époque, puisque ses guerriers, quand ils énumèrent leurs généalogies, arrivent, après trois ou quatre ancêtres humains, à un dieu, c'est-à-dire à un père inconnu ou incertain, comme c'était le cas lorsque la filiation s'établissait par la Mère. La deuxième partie, le vol du feu et le mythe de Pandore, qui en est l'épilogue, ne pouvaient être imaginés que lorsque la famille patriarcale, sous la pression des phénomènes économiques, entrait en sa période de désagrégation et que les nombreux ménages placés sous l'autorité du Père s'agitaient pour partager le domaine familial et pour établir des familles indépendantes. Hésiode et Eschyle appartiennent à cette époque.

Hésiode et son père, qui de Cumes étaient venus à Ascra pour des raisons de négoce, étaient des étrangers dans les villes de Béotie qu'ils habitèrent ; et ainsi que les artisans et les commerçants ils ne possédaient pas les droits de citoyens et ne pouvaient par conséquent devenir propriétaires fonciers et organiser leur famille sur le plan de la famille patriarcale, qui repose sur un domaine inaliénable. Les individus de la classe industrielle et commerciale, considérés comme des étrangers, même dans les cités où ils produisaient et trafiquaient depuis plusieurs générations, vivaient en marge du patriarcat et en opposition avec son organisation aristocratique, qui les opprimait. Ils conservaient une théogonie et des traditions que la religion des Pères avait essayé de supprimer ; c'est pourquoi on trouve, dans les poèmes hésiodiques, des légendes que ne mentionnent pas les poèmes homériques.

Eschyle, citoyen d'Eleusis et initié aux Mystères de Demeter, qu'il fut accusé d'avoir révélé, connaissait les souvenirs de l'époque matriarcale que les prêtresses conservaient et expliquaient aux affiliés. L'invocation de Prométhée au "divin éther... qui roule la lumière commune à tous" (Prom., v. 88 et 1082) semblerait démontrer qu'il était également, ainsi que les poètes et les philosophes de son temps, un adepte de la secte orphique, qui introduisait une conception métaphysique de la divinité. Le culte des déesses matriarcales, qui, pour échapper aux persécutions, s'était entouré d'ombre et de mystère, s'affirmait en plein jour et entrait en lutte ouverte avec la religion officielle du patriarcat, et les dieux, attaqués et ridiculisés, tombaient de plus en plus dans la déconsidération de l'opinion publique. Eschyle invective violemment Zeus, "le tyran de l'Olympe", et les "dieux nouveaux", des parvenus ; Hésiode n'avait pas pour eux un plus grand respect, mais sa qualité d'étranger l'obligeait à des ménagements ; s'il montre le Père des Dieux et des hommes la risée de l'Olympe, à cause de sa gloutonnerie et de son inintelligence, il se croit tenu d'adoucir la satire et de parler de ses "impérissables conseils" et d'assurer qu'il avait éventé le piège que lui tendait Prométhée et auquel cependant il se laisse prendre. D'ailleurs Eschyle pouvait se permettre plus de libertés avec les dieux patriarcaux, non seulement parce qu'il jouissait des droits de citoyen, mais encore parce qu'à son époque la décomposition de la famille patriarcale était plus avancée que du temps d'Hésiode.

Tandis que la famille patriarcale s'écroulait, que ses dieux se déconsidéraient et que les antiques divinités féminines revivaient d'une vie nouvelle, la croyance en l'âme et en sa survivance renaissait ; et c'est précisément parce que les nombreux Mystères des primitives déesses, qui réapparaissaient un peu partout, avaient conservé l'idée de l'âme, qu'ils devinrent populaires et qu'ils préparèrent la voie au Christianisme. La renaissante idée de l'âme se manifestait sous la forme qu'elle avait revêtue dans l'idéologie sauvage : l'âme était un double, un esprit, qui à volonté désertaient réintégrait le corps. Ainsi le Pythagoricien Hermotimus, qui devait être un contemporain d'Eschyle, puisqu'Aristote assure qu'il avait avant Anaxagoras affirmé que l'esprit - νοΰς - était "la cause de tout", prétendait que son âme le quittait pour aller au loin chercher des nouvelles ; afin de mettre fin à ces vagabondages, ses ennemis brûlèrent son corps pendant une de ses fugues. Lucrèce reproduit l'explication du rêve inventée par les sauvages : "lorsque les membres cèdent au doux abattement du sommeil, dit-il, et que le corps repose lourd et immobile, il y a cependant en nous un autre, - est aliud tamen in nobis, - que mille mouvements agitent." (De Nat. Rer., VII, v. 113-114.) Les premiers chrétiens n'en avaient pas une autre idée que les sauvages. Les morts sont ceux qui dorment, dit saint Paul (I Cor., XV) ; ils se réveilleront quand les âmes retourneront dans les cadavres. Tertullien (Apologeticus, § 42) apprend que les riches chrétiens faisaient embaumer leurs cadavres, ainsi que les Egyptiens, afin de conserver à l'âme son domicile dans le meilleur état possible de préservation, et saint Augustin, qui n'hésite pas à emprunter aux païens des arguments pour prouver la résurrection des corps, rapporte que Labéon, un jurisconsulte du temps d'Auguste, racontait que les âmes de deux individus, morts le même jour, reçurent l'ordre de retourner dans leurs cadavres, qui ressuscitèrent (De civitate Dei, XXII, 28).

Lorsque la seconde partie du mythe de Prométhée s'élabora, on ne pouvait avoir une âme que si l'on était Père de famille, et pour avoir le droit d'allumer un foyer familial, il fallait selon les idées religieuses, posséder un tison du feu sacré pris à la source du feu. Prométhée, en procurant aux mortels un tison du foyer de l'Olympe, "la source du feu", leur fit don de l'âme qu'ils avaient perdue depuis qu'ils vivaient sous le régime de la famille patriarcale.

Prométhée ne fit ce don qu'aux hommes ; les femmes, comme par le passé, continuèrent à être privées d'âme. L'antiquité païenne ne reconnut jamais une âme aux femmes, si ce n'est à celles qui étaient initiées aux Mystères des divinités féminines. Les premiers chrétiens, malgré le rôle qu'elles jouaient dans la propagation de la foi, hésiteront longtemps avant de les doubler d'une âme. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, discute longuement et sérieu­sement cette question qui préoccupait les fidèles de son siècle.

6

Le Mythe de Pandore.

La femme, lors de la dissolution de la famille patriarcale, ne rentra pas en possession de l'âme qu'elle avait possédée au temps matriarcal, mais elle gagna la réputation d'être la cause des misères humaines.

Zeus, pour punir les mortels, qui, en allumant des foyers familiaux, devenaient immortels, ordonna à Hephaestos de modeler avec de la terre "trempée de larmes", dit Stobée, une "timide vierge" qu'il anima et que les dieux accablèrent de présents, d'où son nom, Pandore. Hermès la "dota de faussetés, de perfides discours et de manières insinuantes" ; et Argus la conduisit à Epiméthée, qui, ayant oublié la recommandation de son frère Prométhée, de ne rien accepter du fils de Kronos, la prit pour femme. Elle donna naissance à la race perverse et dépensière des femmes efféminées" - γυναίχων θηλυτεράων (Théog., v. 590). Pandore, ouvrant la boîte qu'elle avait reçue en cadeau de noces, fit envoler les maux qui affligent l'humanité ; l'espérance resta au fond. La femme qui, à l'époque matriarcale, avait été la Mère "sainte et providentielle" de l'homme, devint, à l'époque de la famille bourgeoise, la génératrice de ses maux.

Les patriarches achetaient leurs épouses ; l'Iliade appelle la jeune fille "trouveuse de bœufs" - άλφεσίδοια  - parce qu'on la troquait contre du bétail : Prométhée, qui déclame furieusement contre Zeus, accepte l'ordre nouveau qu'il a introduit dans la famille ; il achète sa femme, Hésione, qui cependant est une Océanide (Prom., v. 551). Quand le mari répudiait sa femme et la renvoyait à son père, celui-ci restituait le prix qu'il avait reçu pour
elle : comme il fallait s'y attendre, cette coutume des hommes se reproduisit chez les dieux. Lorsque Hephaestos surprend son épouse Aphrodite en flagrant délit d'adultère avec Arès, il invite tous les Olympiens à venir contempler les deux amants, pris dans ses filets, et jure qu'il ne les délivrera que "quand le Père lui aura rendu tous les présents qu'il a dû donner pour acquérir l'épouse impudique." (Odys., VIII, 317 et sq.).

Les mœurs du patriarcat se transformèrent à mesure qu'il déclinait : le mari cessa de se procurer sa femme légitime, comme une esclave ; ses parents, au lieu de recevoir un prix quelconque lors de sa livraison, donnaient à l'épousée des présents qui, joints aux cadeaux du mari, constituaient sa dot, que celui-ci devait restituer si, pour une cause quelconque, il la répudiait. La désagréable obligation de rendre la valeur de la dot, au lieu de rentrer dans le déboursé qu'on avait dû faire pour l'acquisition de l'épouse obligeait les maris à être moins prompts à répudier leur femme. "La dot ne vous enrichit pas, dit un fragment d'Euripide, elle ne fait que rendre le divorce plus difficile." Epiméthée n'achète pas son épouse ; elle lui apporte, comme dot, les présents des dieux ; ce n'est pas le prévoyant Prométhée qui, dans ces conditions, aurait accepté son épousé, mais l'imprévoyant Epiméthée.

La femme n'entre plus en esclave dans la maison du mari, mais en propriétaire. La pro­priété lui procure quelques droits. La dot lui assure une certaine indépendance vis-à-vis du maître. "Tu as accepté l'argent de la dot, dit un personnage de Plaute à un mari qui récrimine contre sa femme, tu as vendu ton autorité, - imperium." L'épouse, en retour des biens qu'elle apportait, refusait de faire les pénibles travaux dont on l'avait accablée ; de bête de somme elle se changea en "femme efféminée". Les hommes qui sortaient du patriarcat ne pouvaient supporter en patience cette métamorphose ; ils se vengèrent en la calomniant. "Qui se fie à sa femme se fie au pillard de ses biens" (Trav. et Jour., v. 94), dit Hésiode ; il ouvre la série des diffamateurs. Les perfides calomnies et les violentes diatribes, que poètes, philosophes et Pères de l'Eglise ont lancées contre la femme, ne sont que la rageuse expression du profond dépit qui rongea le cœur de l'homme lorsqu'il vit la femme commencer à s'affranchir de son brutal despotisme.

Une autre forme de famille allait réglementer les relations des sexes.

La famille patriarcale était une communauté de ménages, dont tous les hommes étaient unis par les liens du sang et descendaient du même ancêtre ; les femmes étaient des étran­gères, qui devaient passer par une cérémonie d'adoption pour y être incorporées. Les ména­ges possédaient en commun un domaine inaliénable et des droits dans les partages annuels des terres restées indivises : le Père n'était que l'administrateur de ces biens dans l'intérêt de tous. La famille, qui la remplace, est individualiste, un seul ménage la constitue et elle ne repose plus sur la possession d'une propriété foncière.

Cette famille individualiste, à un seul ménage, qui est la forme propre à la classe bour­geoise, était précisément celle des négociants, industriels et artisans qui vivaient, en étran­gers, dans les cités antiques. Ces classes démocratiques, en lutte perpétuelle avec les aristo­crates de la famille patriarcale pour la conquête des droits civils et politiques, s'enrichissaient et croissaient en nombre dans les villes maritimes et commerciales de l'Ionie et de la Grande Grèce, où la poésie lyrique, la poésie individualiste par excellence, se substituait à la poésie épique des temps patriarcaux, démodée et tombée en décadence et où naissaient la philo­sophie, les sciences et les arts, qui devaient prendre un si merveilleux essor dans l'Athènes de Périclès.

Eschyle, se rendant compte que les changements de la vie matérielle, politique et intellec­tuelle, survenus dans les villes commerciales et industrielles, où la famille patriarcale était réduite à n'être qu'une survivance du passé, se rattachaient à la nouvelle forme de famille des classes démocratiques, compléta le mythe qu'Hésiode rapporte dans sa primitive simplicité : il attribue à Prométhée, non seulement la communication aux mortels du feu sacré, mais l'invention de l'exploitation des mines, de la navigation, de l'astronomie, de la médecine, de l'arithmétique "la plus belle des sciences". - "En un mot, dit-il aux Océanides, sachez que les mortels doivent tous les arts à Prométhée" (Prom., v. 506).


Le mythe de Prométhée embrasse l'évolution du patriarcat hellénique. Le Titan qui en pleine lutte déserte ses frères et trahit la cause matriarcale, qui prête son concours à Zeus pour s'emparer de l'Olympe et pour y introniser un ordre nouveau, qui ridiculise le Père des Dieux, et qui conspire pour lui arracher le pouvoir, porte le coup de grâce à la famille patriar­cale en ravissant et en communiquant le feu sacré aux mortels afin qu'ils créent la famille individualiste de la classe bourgeoise.


Notes

[1] Hestia, έστία, le nom de la déesse du foyer, a pour racine στα, qui donne naissance à des mots comportant l'idée de s'arrêter, de s'établir, d'où le latin slare et le français station.

[2] Les Juifs avaient également le culte du feu. Josèphe raconte qu'ils y étaient si attachés que, de son temps, une émeute éclata à Jérusalem, parce que le gouverneur romain, Florus, avait interdit "la fête que l'on nomme Xytophorie, durant laquelle on porte au temple une très grande quantité de bois, afin d'y entretenir un feu qui ne doit jamais s'éteindre." Histoire de la guerre des Juifs, liv. II, ch. XXXI.

[3] Andrew Lang rapproche de la mutilation d'Ouranos plusieurs mythes analogues, recueillis chez les Boshimans et les Polynésiens, et, selon son habitude, il ne cherche pas à les interpréter ; ils ont cependant une valeur préhistorique, ils conservent probablement le souvenir des premières tentatives faites dans les hordes  sauvages pour faire cesser la promiscuité sexuelle. L'initiative, d'après le mythe grec, fut prise par la femme, qui dut recourir jusqu'à 1'éviration pour restreindre le cercle des rapports charnels. J. J. Atkinson, qui vécut au milieu des tribus polynésiennes, attribue à la femme la cessation des unions incestueuses, entre mère et fils et père et filles, dont les légendes religieuses de tous les peuples rapportent de nombreux exemples. Primal law, 1903.

[4] Ρία est une antiforme de *Ερα. la Terre, elle est la fille de Gaïa, la Terre, et la mère de Demeter, la Terre- mère. Prométhée dit que sa mère Thémis et Gaïa, la mère primitive des hommes et des dieux, sont "une seule personne sous beaucoup de noms" (Pr., v. 213-214) ; quatorze vers plus haut il appelle Gaïa, χθών, la Terre.

L'idée de justice, que les partages annuels des terres entre les familles du clan contribuèrent à développer et à consolider, semble d'abord un attribut de la Mère et de la Terre : Demeter est dite porteuse de lois, Θεσμοφόρος, aussi bien que de fruits ; ce n'est qu'après le développement du commerce et de l'industrie, que l'idée de justice se détacha de la Terre pour se personnifier en des divinités distinctes, Thémis, Diké, etc...

[5]Kratos se sert de Θνητός trois fois, v. 8, 38 et 84, et une fois d'εφημερος, v. 83.

Hephœstos de Βροτός deux fois, v. 21 et 30.

Prométhée de Θνητός neuf fois, v. 107, 243, 252, 271, 465, 499, 726, 731 et 792 ; de βροτός douze fois, v. 111, 116, 124, 235, 239, 243, 443, 471, 507, 605, 791 et 833.

Les Océanides de Θνητός trois fois, v. 416, 539 et 545 ; de βροτός deux fois, v. 255 et 508 ; d'έφημερος deux fois, v. 257 et 541 ; de φωτος une fois, v. 543.

Hermès d'εφήμερος une fois, v. 935.

Io de Θνητός une fois, v. 606.

[6]L'helléniste A.-M.. Desrousseaux me fait remarquer que μεροπες άνθρωποι peut être également interprété hommes à mains prenantes, à cause de difficultés étymologiques ; . l'une ou l'autre signification nous rapporte à l'époque où l'homme se sépare du singe anthropoïde, en acquérant la parole et en cessant de se servir de ses membres antérieurs pour marcher. D'ailleurs l'acquisition de la parole est étroitement liée à celle de la station verticale ; en effet, la progression avec les membres postérieurs permet à l'homme le libre et facile usage du thorax pour émettre des sons, en régularisant l'expiration. Les oiseaux, parce qu'ils ont le thorax libre, sont chanteurs : il est probable que la parole humaine, ainsi que le pensait Darwin; débuta par le chant.

Le récit hésiodique est peut-être le plus antique souvenir que l'homme possède de son origine. Il est à remarquer que les légendes sur les races humaines sont rapportées, non dans la Théogonie, mais dans les Travaux et Jours, que les Spartiates appelaient dédaigneusement le poème des Artisans, qui, n'ayant pu constituer leurs familles sur le type patriarcal, conservaient les plus anciennes traditions : Hésiode prend soin d'avertir qu'il va dérouler avec science "un récit" qui n'avait pas court dans les milieux patriarcaux.

[7] La légende de la deuxième race, ainsi que le passage de la Théogonie (v. 535-536), où il est dit que "les dieux et les hommes bataillaient à Mécone" sembleraient prouver qu'il y eut des guerres religieuses préhistoriques. La crise sociale qui aboutit à l'établissement du patriarcat aurait donc revêtu en Grèce une forme religieuse ; les hommes restés fidèles à l'ordre matriarcal refusant de reconnaître et d'honorer les dieux nouveaux, on dut les exterminer pour faire cesser le culte des antiques déesses Gaïa, Rhea, Demeter, les Erynnies, les Keres, etc.. ; les persécutions ne parvinrent pas à le supprimer, mais il dut s'entourer d'ombre et de mystère. Pausanias (I, 38), chez qui l'on trouve les anciennes traditions, non sophistiquées par les philosophes et les poètes, rapporte que, dans les temps préhistoriques, les habitants d'Eleusis durent défendre par les armes  le culte de Demeter, que les Athéniens voulaient abolir. Les chrétiens des premiers siècles, en faisant des dieux du paganisme des démons malfaisants, répétaient sans le savoir les patriarcaux, adorateurs de Zeus, qui avaient métamorphosé en êtres horribles et terrifiants les Erynnies, que cependant les masses démocratiques continuaient à nommer, comme auparavant, les déesses bienfaisantes et vénérables. Εΰμενίδες χαι Σεμναί.

[8] Une autre légende, rapportée, je crois, par Servius, disait que, grâce aux conseils de Prométhée, Deucalion avait échappé à la mort.


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