Lénine


Le développement du capitalisme en Russie


Chapitre II : LA DÉCOMPOSITION DE LA PAYSANNERIE


IV. LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS POUR LA PROVINCE DE PERM

Examinons maintenant la statistique des zemstvos pour une province dont les conditions sont tout à fait différentes: celle de Perm. Prenons le district de Krasnooufimsk, dans lequel les foyers sont classés selon l'étendue de l'exploitation agricole [1]. Voici les données générales sur la partie agricole du district (23 574 foyers, 129 439 individus des deux sexes) :

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Bien qu'ici la superficie ensemencée soit sensiblement moins grande que dans les districts que nous avons déjà étudiés, nous retrouvons les mêmes rapports entre les groupes, la même concentration de la surface ensemencée et du bétail aux mains d'un petit groupe de paysans aisés. Quant au rapport entre la superficie de terre que possèdent les foyers et la superficie qu'ils exploitent, il est également le même que dans les provinces [2] que nous connaissons déjà.

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C'est donc le même accaparement des fermages par les paysans aisés les mieux pourvus; le même passage (par voie de location) des lots des paysans pauvres aux paysans aisés; la même diminution dans deux directions différentes du rôle du lot communautaire aux deux pôles de la campagne. Pour que le lecteur puisse se faire une idée plus concrète de ces processus, nous reproduisons ici les chiffres concernant les affermages sous une forme plus détaillée.

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Il est donc clair, en dépit de l'opinion généralement répandue des économistes populistes, que dans les groupes supérieurs de la paysannerie (et nous savons que ce sont ces groupes qui détiennent la majeure partie des affermages), l'affermage a un caractère nettement industriel, un caractère d'entreprise.

Passons aux chiffres concernant le travail salarié; ils sont particulièrement précieux pour ce district, étant plus complets (on y trouve précisément les chiffres concernant le louage des journaliers).

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Nous voyons que la thèse des statisticiens de Saratov, selon laquelle l'emploi de journaliers ne constitue pas un indice caractéristique de la force ou de la faiblesse d'une exploitation est clairement réfutée par ce tableau. Bien au contraire, l'emploi de journaliers est un trait tout à fait caractéristique de la bourgeoisie paysanne. Plus les exploitations sont riches et plus la proportion de celles qui embauchent des ouvriers est élevée (et ce pour toutes les catégories de travail à la journée). Et pourtant, la paysannerie aisée est celle qui est le mieux pourvue en main-d'œuvre familiale. La coopération familiale sert donc, là encore, de base à la coopération capitaliste. Nous voyons ensuite que le nombre des exploitations louant des journaliers est deux fois et demie plus élevé que celui des exploitations employant des ouvriers à terme (en moyenne pour le district). Nous considérons ici l'embauche de journaliers pour la moisson; malheureusement, les statisticiens n'indiquent pas le nombre total des exploitations louant des journaliers, encore que ces renseignements existent. Sur 7 679 foyers appartenant aux trois groupes supérieurs, 2 190 emploient des ouvriers agricoles et 4 017, soit la majeure partie de ces groupes aisés, louent des journaliers pour la moisson. Or, il va de soi que l'emploi de journaliers n'est pas particulier à la province de Perm. Du phénomène que nous avons observé, à savoir que de 2 à 6 et 9 dixièmes des exploitations des groupes aisés embauchent des ouvriers agricoles, de ce phénomène nous pouvons donc conclure ceci: la majorité des foyers paysans aisés utilisent le travail salarié sous une forme ou sous une autre. La condition sine qua non de l'existence de la paysannerie aisée est la formation d'un contingent d'ouvriers agricoles et de journaliers. Il est enfin extrêmement intéressant de noter que le rapport entre le nombre des exploitations employant des journaliers et celui des exploitations employant des ouvriers diminue en allant des groupes inférieurs aux groupes supérieurs. Dans les groupes inférieurs le nombre des exploitations qui embauchent des journaliers dépasse toujours de beaucoup celui des exploitations qui emploient des ouvriers agricoles. Dans les groupes supérieurs, en revanche, le nombre des exploitations qui louent des ouvriers agricoles est même parfois supérieur au nombre de celles qui louent des journaliers. Cela montre bien que dans les groupes supérieurs, on assiste à la formation de véritables exploitations basées sur l'utilisation permanente du travail salarié, qui se répartit plus régulièrement selon les saisons, et qui permet de se passer du travail à la journée, plus coûteux et moins commode. Citons à ce propos les données sur le travail salarié dans le district d'Elabouga, de la province de Viatka (ici la paysannerie aisée est confondue avec la paysannerie moyenne) :

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Si l'on admet que chaque journalier travaille un mois (28 jours), le nombre des journaliers est trois fois plus élevé que celui des ouvriers à terme. Notons en passant que, dans la province de Viatka que nous connaissons déjà, nous retrouvons les mêmes rapports entre les groupes pour ce qui est de l'embauche d'ouvriers, de la prise et de la cession de la terre en location.

Les renseignements par foyer fournis par les statisticiens de Perm sur le fumage du sol sont très intéressants. Voici ce qu'il en résulte.

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Ici encore, nous pouvons constater qu'il y a une profonde différence entre le mode d'exploitation des paysans pauvres et celui des paysans aisés. Cette différence doit se retrouver partout, puisque partout la paysannerie aisée détient la majeure partie du bétail paysan et a davantage la possibilité de consacrer son travail à l'amélioration de son exploitation. Si nous savons que depuis l'abolition du servage la «paysannerie» a donné naissance à un contingent de paysans dépourvus de cheval et de bétail et que; d'autre part, elle a «élevé le niveau des cultures agricoles» en introduisant les engrais (l'emploi des engrais est décrit en détail par M. V. V. dans ses Courants progressistes de l'économie paysanne, pp. 123-160 et suiv.), nous pouvons donc voir clairement que ces «courants progressistes» ne sont pas autre chose que le progrès de la bourgeoisie paysanne. Cela est encore plus net si on considère la répartition des instruments agricoles perfectionnés, sur lesquels la statistique de Perm fournit également des chiffres. Ces chiffres n'ont cependant pas été recueillis dans toute la partie agricole du district, mais seulement dans les 3e, 4e et 5e sections qui englobent 15 076 foyers sur 23 574. Les instruments perfectionnés enregistrés sont les suivants: tarares 1049; trieurs 225 et batteuse; 354. Total: 1628. Et voici leur répartition par groupes:

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La thèse «populiste» de M. V. V., selon laquelle «tous» les paysans profitent des instruments perfectionnés, se trouve donc une fois de plus contredite par les faits!

D'autre part, les données qui portent sur les «métiers auxiliaires» nous permettent cette fois-ci de distinguer deux types fondamentaux de «métiers» et montrent clairement que la paysannerie se transforme 1) en bourgeoisie rurale (possédant des établissements industriels et commerciaux et 2) en prolétariat rural (qui vend sa force de travail et pratique des métiers dits agricoles). Voici comment se répartissent entre les groupes ces «métiers» de types diamétralement opposés [3]:

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Si nous confrontons ces données avec celles qui concernent la répartition on de la surface ensemencée et l'emploi d'ouvriers salariés, nous voyons une fois de plus que la différenciation de la paysannerie crée un marché intérieur pour le capitalisme.

Nous voyons aussi à quel point on déforme les faits quand on met sur le même plan, sous le nom de «métiers auxiliaires» ou de «gagne-pain auxiliaires» des occupations de types absolument différents, et quand on présente (comme le font, par exemple. MM. V. V. et N.-on) «la fusion de l'agriculture et des activités auxiliaires» comme un phénomène toujours égal à lui-même, uniforme et excluant le capitalisme.

Les données sur le district d'Ekatérinbourg, que nous allons citer pour conclure, sont analogues. Si nous retirons des 59 709 foyers les 14 601 qui n'ont pas de terre; les 15 679 qui ne possèdent que des prairies et les 1 612 qui négligent leur lot, nous aurons les données suivantes sur les 27 817 foyers restants: 20 000 d'entre eux qui n'ont pas de surface ensemencée ou qui n'en ont que peu (jusqu'à 5 déciatines) détiennent en tout et pour tout 41 000 déciatines de terre cultivée sur 124 000, soit moins d'un tiers. En revanche, nous trouvons 2 859 foyers aisés (avec plus de 10 déciatines de surface ensemencée) qui détiennent 49 751 déciatines de surface ensemencée et 53 000 déciatines de terre affermée sur 67 000 (dont 47 000 déc. sur les 55 000 déc. de terres affermées chez les paysans). Les «métiers auxiliaires» des deux types opposés et les foyers qui emploient des ouvriers agricoles, sont donc répartis de façon absolument analogue dans le district d'Ekatérinbourg et dans le district de Krasnooufimsk.


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Matériaux pour la statistique du district de Krasnooufimsk de la province de Perm. Fasc. III. Tables. Kazan, 1894. A titre de comparaison, nous citerons plus loin les principaux chiffres relatifs au district d'Ekatérinbourg, où la même classification est employée. Recueil de renseignements statistiques sur le district d'Ekatérinbourg, province de Perm. (Édition du zemstvo du district d'Ekaterinbourg. Ekatérinbourg 1891.)

[2] Les paysans (de tous les groupes) possèdent 410 428 déciatines de terre communautaire, soit 17,5 déciatines par foyer "en moyenne». Ils prennent à bail 53 882 déciatines de labours et 597180 déciatines de prairies, soit un total de 651 062 déciatines (8903 foyers afferment des labours et 9 167 foyers afferment des prairies). Ils cèdent à bail, sur leurs lots, 50 548 déciatines de labours 8 553 cultivateurs) et 7 186 déciatines de prairies (2 180 cultivateurs), soit un total de 57 734 déciatines.

[3] De même, les «métiers agricoles» ne sont indiqués à part que pour les trois dernières sections. Il y a en tout 692 entreprises commerciales et industrielles: 132 moulins à eau, 16 huileries, 97 résineries et goudronnerie, 283 «forges, etc.» et 164 «boutiques, auberges, etc.».


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