Lénine


Le développement du capitalisme en Russie


Chapitre III : PASSAGE DES PROPRIÉTAIRES FONCIERS DU SYSTÈME BASÉ SUR LA CORVÉE À CELUI DE L'EXPLOITATION CAPITALISTE


II. LE SYSTÈME DE LA CORVÉE, ASSOCIÉ AU SYSTÈME D'ÉCONOMIE CAPITALISTE

Le système de la corvée fut miné par l'abolition du servage. Tous les fondements essentiels de ce système se trouvèrent ébranlés: l'économie naturelle, l'isolement du patrimoine seigneurial se suffisant à lui-même, l'interdépendance étroite de ses élements divers, le pouvoir du seigneur sur les paysans. L'économie paysanne se trouvait être séparée de celle du seigneur; le paysan allait devoir racheter sa terre en pleine propriété, et le propriétaire foncier passer au système d'économie capitaliste, qui, comme on a pu le voir tout à l'heure, repose sur des bases diamétralement opposées.

Mais il est évident que ce passage à un système absolument différent ne pouvait pas s'effectuer d'un seul coup, et cela pour deux raisons. Premièrement, les conditions nécessaires à la production capitaliste faisaient encore défaut. Il fallait pour cela une classe d'hommes habitués au travail salarié; il fallait que le matériel agricole du paysan fût remplacé par celui du propriétaire foncier; que l'agriculture fût organisée comme toutes les autres entreprises industrielles ou commerciales, et non comme entreprise privée du seigneur. Toutes ces conditions ne pouvaient se réaliser que petit à petit, et les tentatives de quelques propriétaires fonciers pour faire venir de l'étranger, au lendemain de l'abolition du servage, des machines agricoles et même des ouvriers, ne pouvaient, qu'aboutir à un fiasco complet. La seconde cause qui rendait impossible le passage immédiat à l'organisation capitaliste, c'est que l'ancien système économique. le système de la corvée, n'était qu'ébranlé, au lieu d'être tout à fait anéanti. L'exploitation paysanne n'était pas entièrement détachée de celle des propriétaires fonciers, ces derniers continuaient à détenir une partie très importante des lots paysans: «otrezki» [1], forêts, prés, abreuvoirs, pâturages. etc. Sans ces terres (ou servitudes), les paysans étaient absolument hors d'état de créer des exploitations indépendantes et les propriétaires fonciers avaient ainsi la possibilité de continuer l'ancien système sous forme de «prestations de travail». De même subsistait la possibilité de la «contrainte extra-économique»: la condition des paysans temporairement redevables [2], la caution solidaire, les châtiments corporels, l'envoi du paysan aux travaux publics, etc.

Ainsi l'économie capitaliste ne pouvait-elle surgir d'emblée, ni la corvée disparaître d'un seul coup. Le seul système économique possible était donc un système de transition, réunissant à la fois les traits de la corvée et du système capitaliste. Et effectivement, c'est bien par ce système de transition que se caractérise la structure économique de la grosse exploitation foncière après l'abolition du servage. Malgré une diversité infinie de formes, propre à une époque de transition, l'organisation économique de la grosse propriété foncière se ramène actuellement à deux systèmes fondamentaux dans leurs combinaisons les plus variées: le système des prestations de travail [3] et le système capitaliste. Le système des prestations de travail se définit ainsi: les paysans du voisinage viennent travailler la terre avec leur propre matériel. Ils peuvent être rétribués sous diverses formes (en argent quand ils sont embauchés à la tâche, en produits s'il s'agit de métayage ou enfin en biens-fonds, et dans ce cas il s'agit de prestation au sens strict du mot). Mais cette variété de formes ne change rien à la nature du système qui est une survivance directe de la corvée [4]. Les caractéristiques économiques de la corvée, que nous avons données plus haut, s'appliquent presque entièrement au système des prestations (on ne relève qu'une seule exception: quand les paysans sont embauchés à la tâche, ils sont payés en argent et non plus en nature, dans ce cas il y a donc une des conditions essentielles de la corvée qui fait défaut). Avec le système capitaliste le propriétaire embauche des ouvriers (à l'année, à terme, à la journée) qui travaillent sa terre avec du matériel lui appartenant. Dans la réalité, ces deux systèmes s'enchevêtrent de la façon la plus variée et la plus bizarre: la plupart des gros domaines ont recours et à l'un et à l'autre et les appliquent respectivement à des opérations économiques differentes [5]. Il est tout à fait naturel que la combinaison de systèmes aussi hétérogènes et même opposés entraîne dans la pratique toute une série de contradictions et de conflits extrêmement profonds et complexes qui provoquent la ruine d'un grand nombre de propriétaires. Ce sont là des phénomènes propres à toute époque de transition.

Si on se pose la question de savoir lequel de ces deux systèmes est le plus répandu, il faut dire avant tout que sur ce problème il n'existe pas de statistiques précises et que l'on voit mal comment il pourrait y en avoir: en effet, il faudrait enregistrer non seulement tous les domaines, mais toutes les opérations économiques qui sont réalisées à l'intérieur de chacun d'entre eux. Nous n'avons donc que des données approximatives que nous fournissent les caractéristiques générales de telle ou telle contrée selon que l'un ou l'autre des deux systèmes y prédomine. L'ouvrage du Département de l'Agriculture que nous avons déjà cité: Le travail salarié libre, etc., a rassemblé les données sous forme récapitulative pour l'ensemble de la Russie. A partir de là, M. Annenski a établi un cartogramme très précis qui montre clairement quel est le développement de chacun des deux systèmes (L'influence des récoltes, etc...[6] I, 170). Nous présentons ces données sous forme de tableau que nous complétons par des renseignements sur les emblavures des propriétés privées en 1883-1887 (d'après la Statistique de l'Empire de Russie, IV. La récolte moyenne dans la Russie d'Europe pendant la période quinquennale de 1883-1887. Saint-Pétersbourg 1888). [7]

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Encore que dans les provinces purement russes les prestations de travail gardent la suprématie, pour l'ensemble de la Russie c'est le système capitaliste qui est d'ores et déjà la forme prédominante dans les grandes exploitations. Ajoutons que notre tableau donne de cette prépondérance une image tout à fait incomplète: dans le premier groupe en effet il y a des provinces (les provinces baltes par exemple), où les prestations de travail sont complètement inconnues, alors que dans le troisième groupe il n'y a aucune province, ni même probablement aucun domaine qui n'applique, ne fût-ce que partiellement, le système capitaliste. En voici une illustration sur la base de la statistique des zemstvos (Raspopine, L'exploitation agricole privée en Russie d'après la statistique des zemstvos, «Iouriditcheski Vestnik», 1887, n°s 11-12, n° 12. p. 634):

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Enfin, il faut noter que parfois le système des prestations de travail se transforme en système capitaliste et se confond avec ce dernier au point qu'il devient presque impossible de les séparer et de les distinguer l'un de l'autre. Par exemple, un paysan loue un lopin de terre et s'engage à travailler un certain nombre de jours pour payer la location (on sait qu'il s'agit là d'un phénomène extrêmement répandu. Voir à ce sujet les exemples que nous citons dans le paragraphe suivant). En quoi ce «paysan» est-il différent de l'«ouvrier agricole» de l'Europe occidentale ou des provinces baltes, qui reçoit un lopin de terre contre un certain nombre de journées de travail? La vie crée des formes qui réunissent avec une remarquable progression des systèmes économiques dont les caractères essentiels sont pourtant apposés. Il devient impossible de dire où s'arrêtent les «prestations de travail» et où commence le «capitalisme». Ayant donc établi ce fait essentiel, que la grande diversité de formes que l'on trouve actuellement dans les exploitations foncières se ramène à deux systèmes, le système capitaliste et celui des prestations, dont les combinaisons sont les plus variées, passons à l'analyse économique de ces deux systèmes et voyons quel est celui qui, sous la pression de toute l'évolution économique, a tendance à refouler l'autre.


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Les «terres enlevées" ("otrezki») sont celles que les gros propriétaires fonciers retirèrent aux paysans au moment de l'abolition du servage. [N.E.]

[2] Les paysans temporairement redevables étaient d'anciens serfs seigneuriaux qui même après l'abolition du servage en 1861 continuèrent à devoir certaines redevances (comme l'obrok ou la corvée) aux propriétaires pour pouvoir jouir de leur lot. Cette situation de «temporairement redevable» devait durer jusqu'à ce que les paysans soient devenus, avec l'accord des seigneurs, propriétaires de leurs lots contre rachat. Ce n'est qu'en 1881 que les gros propriétaires furent contraints d'accepter le rachat par un oukase qui prévoyait que les «rapports de dépendance» devaient prendre fin au 1er janvier 1883. [N.E.]

[3] Nous remplaçons maintenant le terme «corvée» par celui de «prestations de travail», cette dernière expression correspondant mieux aux rapports qui ont suivi l'abolition du servage et jouissant d'ores et déjà du droit de cité dans nos publications.

[4] Voici un exemple particulier: «Dans la partie sud du district d'Eletz (province d'Orel), écrit un correspondant du Département de l'Agriculture, on voit que dans les grands domaines, à côté du travail des ouvriers à l'année, une partie importante du sol est cultivée par des paysans en paiement de la terre qui leur est louée à bail. Les anciens serfs continuent à louer de la terre à leurs anciens maîtres et, en échange, ils labourent la terre de ces derniers. Les villages de ce genre portent, comme auparavant, le nom de «corvée» de tel ou tel propriétaire» (S. Korolenko, Le travail salarié libre, etc., p. 118). Ou bien encore; «Sur mon domaine, écrit un autre propriétaire, tous les travaux sont exécutés par mes anciens paysans (8 villages, environ, 600 âmes) et ils reçoivent en échange un droit de pacage pour leurs bêtes ( 2000 à 2500 déciatines) ; seul le premier labour et l'ensemencement au semoir sont faits par des ouvriers à terme» (ibid., page 325. District de Kalouga).

[5] «La plupart des domaines sont exploités comme ceci: une partie de la terre, si insignifiante qu'elle soit, est mise en valeur par les propriétaires avec leur propre matériel, à l'aide d'ouvriers à l'année» ou autres, «tout le reste est cédé aux paysans pour être cultivé soit à moitié fruit», soit en échange de terre, soit pour de l'argent (Le travail salarié libre, ibid., p. 96), «... Dans la plupart des domaines on pratique en même temps presque tous les modes ou du moins bien des modes du salariat» (c'est-à-dire, les modes d'«obtention de la main-d'oeuvre»). L'économie rurale et forestière de la Russie. Edition du Département de l'Agriculture pour l'exposition de Chicago. Saint-Pétersbourg 1893, p. 79.

[6] C'est en 1897 que Lénine reçut à Chasuchenskoïé le recueil sur l'Influence des récoltes et des prix du blé sur certains aspects de l'économie nationale russe (2 tomes). Ainsi qu'en témoignent les nombreuses notes que l'on peut lire sur les marges de son exemplaire, Lénine étudia soigneusement cet ouvrage. Lénine dénonce l'inconsistance de la méthode des «moyennes", adoptée par les populistes et qui masquent la décomposition de la paysannerie. Lénine vérifia soigneusement et utilisa les matériaux concrets fournis par le Recueil. C'est ainsi, par exemple, qu'à la page 153 du premier volume, il fit un relevé sur la répartition des divers systèmes d'exploitation (capitaliste, système de prestations et système mixte) dans les différentes provinces de la Russie. Ces matériaux figurent dans ce tableau avec quelques renseignements complémentaires empruntés à d'autres sources. [N.E.]

[7] Des cinquante provinces de la Russie d'Europe, nous avons retiré celles d'Arkhangelsk, de Vologda, d'Olonetz, de Viatka, de Perm, d'Orenbourg et d'Astrakhan. Dans ces provinces, en effet, la superficie des cultures des propriétés privées ne dépassait pas 562000 déciatines en 1883-1887, alors que pour l'ensemble de la Russie d'Europe, elle était de 16472000 déciatines. Le premier groupe comprend 3 provinces baltes, 4 provinces occidentales (Kovno, Vilno, Grodno et Minsk), 3 provinces du Sud-Ouest (Kiev, Vladimir-Volynski, Kaménetz-Podolsk), 5 provinces du sud (Kherson, Tauride, Bessarabie, Ekatérinoslav, Don), 1 province du sud-est (Saratov), ainsi que les provinces de Pétersbourg, de Moscou et de Iaroslavl. Le deuxième groupe comprend: Vitebsk, Moguilev, Smolensk, Kalouga, Voronèje, Poltava, Kharkov. Les autres provinces forment le troisième groupe. Pour plus de précision, il faudrait déduire des emblavures des propriétés privées celles qui appartiennent à des fermiers, mais les chiffres manquent. Notons que cette correction ne changerait probablement rien à notre conclusion sur la prédominance du système capitaliste, car dans la zone des Terres Noires une grande partie des labours privés est donnée à bail, et dans les provinces de cette zone, c'est le système des prestations de travail qui domine.


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