Lénine


Le développement du capitalisme en Russie


Chapitre VIII : LA FORMATION DU MARCHÉ INTÉRIEUR


IV. LA FORMATION DU MARCHÉ INTÉRIEUR DE LA MAIN-D'ŒUVRE

Pour résumer les données que nous avons fournies sur ce problème au cours de notre exposé, nous nous contenterons de citer le tableau des déplacements des ouvriers en Russie d'Europe, qui nous est fourni par une publication du Département de l'Agriculture [1] basée sur les témoignages des patrons. Ce tableau nous donnera une idée générale de la façon dont se forme le marché intérieur de la main-d'œuvre. Dans la publication que nous citons, on trouve une carte destinée à illustrer les migrations, mais cette carte ne fait aucune différence entre les déplacements des ouvriers non agricoles et ceux des ouvriers agricoles. Nous nous sommes efforcés de rétablir les distinctions.

Pour les ouvriers agricoles, les principaux mouvements de migrations sont les suivants: 1) des provinces agricoles centrales en direction des confins orientaux et méridionaux; 2) des provinces à tchernoziom du nord en direction des provinces à tchernoziom du sud d'où, en retour, on voit partir des ouvriers en direction des confins (cf. chapitre III, paragraphe IX. p. 213 et paragraphe X. page 218) ; 3) des provinces agricoles centrales en direction des provinces industrielles (cf. chapitre IV, paragraphe IV, pages 247-248) ; 4) des provinces agricoles du Centre et du Sud-Ouest en direction de la région où se trouvent les plantations de betteraves (dans cette région on voit affluer jusqu'à des ouvriers de Galicie).

Pour les ouvriers non agricoles, les principaux mouvements sont les suivants: 1) des provinces non agricoles pour l'essentiel mais également pour une bonne part des provinces agricoles en direction des capitales et des grandes villes; 2) de ces mêmes provinces vers la région industrielle et les fabriques des provinces de Vladimir, laroslavl et autres; 3) vers les nouveaux centres et les nouvelles branches industrielles, vers les industries autres que celles des fabriques, c'est-à-dire: a) vers des raffineries de sucre du Sud-Ouest; b) vers le bassin minier et métallurgique du Sud; c) vers les ports (Odessa, Rostov-sur-le-Don, Riga, etc.); d) vers les tourbières de la province de Vladimir et autres; e) vers le bassin minier de l'Oural; f) vers les pêcheries (Astrakhan, mer Noire, mer d'Azov, etc.); g) vers les transports par eaux, la navigation, l'abattage et le flottage du bois, etc.; h) vers les chemins de fer, etc.

Telles sont les principales migrations d'ouvriers qui, si on en croit les correspondances des patrons, exercent une influence plus ou moins importante sur les conditions d'embauche dans les différentes localités. Pour mieux nous rendre compte de l'importance de ces migrations, nous allons confronter les chiffres qui s'y rapportent avec ceux qui portent sur les salaires dans les zones de départ et les zones d'arrivée. Nous ne prendrons que 28 provinces de la Russie d'Europe que nous diviserons en 6 groupes selon le caractère des migrations. De la sorte, nous obtiendrons les données suivantes [2]:

T_1

Ce tableau montre de la façon la plus évidente quels sont les fondements du processus qui aboutit à la création du marché intérieur de la main-d'œuvre et, par voie de conséquence, à la création du marché intérieur du capitalisme. Ce sont les deux régions où les rapports capitalistes sont le plus développés, à savoir les régions du capitalisme agraire (les confins du Sud et de l'Est) et du capitalisme industriel (les provinces des capitales et les provinces industrielles) qui attirent la masse des ouvriers. C'est dans les provinces agricoles centrales d'où partent les émigrés et où le capitalisme est le moins développé aussi bien dans l'agriculture que dans l'industrie [3], [4] que les salaires sont les plus bas. Dans les régions d'arrivée, par contre, il y a augmentation des salaires pour toutes les sortes des travaux et augmentation de la part du salaire payée en argent, ce qui signifie que l'économie monétaire se renforce aux dépens de l'économie naturelle. Dans les régions intermédiaires entre celles où il y a le maximum d'arrivée (et les plus hauts salaires) et celles où il y a le maximum de départ (et les plus bas salaires), on observe ces substitutions mutuelles dont nous avons déjà parlé: les départs sont si nombreux qu'ils provoquent un manque de main-d'œuvre qui attire les émigrés des provinces où le travail est «meilleur marché».

En fait, le double processus d'abandon de l'agriculture pour l'industrie (industrialisation de la population) et de développement d'une agriculture capitaliste industrielle et commerciale (industrialisation de l'agriculture), ce double processus dont notre tableau nous donne l'image résume tout ce que nous avons dit sur la formation du marché intérieur destiné à la société capitaliste. S'il y a création d'un marché intérieur pour le capitalisme, c'est parce que, parallèlement, il y a développement du capitalisme dans l'agriculture et dans l'industrie [5], [6], il y a formation d'une classe d'entrepreneurs ruraux et industriels d'une part et d'une classe d'ouvriers salariés ruraux et industriels de l'autre. Les principales sources de l'émigration nous indiquent quelles sont les formes essentielles de ce processus, mais elles ne nous les montrent pas toutes, loin de là. Nous avons en effet montré que ces formes varient selon qu'on a affaire à des exploitations paysannes ou à des grandes propriétés foncières, selon les régions d'agriculture commerciale et selon les stades du développement capitaliste de l'industrie, etc.

Nos économistes populistes ont complètement embrouillé et déformé ce processus. Cela apparaît clairement dans le paragraphe VI de la deuxième section des Essais de M. N.-on qui porte ce titre significatif : «L'influence de la redistribution des forces productives sociales sur la situation économique de la population agricole». Voici comment M. N.-on se représente cette «redistribution»: «Dans une société ... capitaliste, écrit-il, tout accroissement de la force productive du travail entraîne la «libération» d'un nombre correspondant d'ouvriers qui doivent trouver un autre gagne-pain. Or, étant donné que toutes les branches industrielles sont touchées par cette «libération» qui se produit sur toute l'étendue de la société capitaliste, les ouvriers n'ont pas d'autre issue que de se tourner vers l'instrument de production dont ils ne sont pas encore privés pour le moment: la terre» (page 126) ... «Nos paysans ne sont pas privés de terre et c'est pourquoi ils portent leurs forces de ce côté. Quand ils perdent leur travail à la fabrique ou quand ils sont contraints d'abandonner leur occupation domestique auxiliaire, la seule possibilité qui s'offre à eux, c'est de commencer à renforcer leur exploitation agraire. D'ailleurs toutes les statistiques des zemstvos montrent que la superficie des emblavures est en extension» (128).

Le capitalisme dont nous parle M. N.-on est si particulier qu'il n'a jamais existé nulle part et qu'aucun économiste théoricien n'a pu s'en faire une idée. Bien loin de pousser la population à abandonner l'agriculture au profit de l'industrie et de diviser les agriculteurs en classes antagonistes, le capitalisme de M. N.-on «libère» les ouvriers de l'industrie et il ne «leur» reste plus qu'à se tourner vers la terre puisque «nos paysans n'en sont pas privés» ! Cette «théorie» qui «redistribue» de façon originale en un poétique désordre tous les processus du développement capitaliste repose sur les artifices simplistes communs à tous les populistes, que nous avons déjà examinés en détail et qui consistent à confondre la bourgeoisie paysanne et le prolétariat rural, à ignorer les progrès de l'agriculture commerciale, à fabuler sur la «rupture» entre les «métiers artisanaux» «populaires» et «l'industrie» capitaliste des usines et «fabriques» au lieu d'analyser les formes successives et les différentes manifestations du capitalisme dans l'industrie.


Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Renseignements agricoles et statistiques d'après les matériaux fournis par les propriétaires. Fasc. V. Le travail salarié libre chez les propriétaires privés et le déplacement des ouvriers en conjonction avec une revue statistique et économique de la Russie d'Europe au point de vue agricole et industriel. Par S. Korolenko. Editions du Département de l'Agriculture et de l'Industrie rurale. St-Pétersbourg, 1892.

[2] Nous excluons les autres provinces, pour ne pas compliquer l'exposé par des données qui n'apportent rien de nouveau sur ce point; du reste, les autres provinces ou bien se trouvent à l'écart des principaux mouvements migratoires des ouvriers (Oural, Nord), ou bien se distinguent par des particularités ethnographiques, administratives et juridiques (provinces baltes, provinces comprises dans la zone de résidence israélite, provinces de la Russie-Blanche, etc.). Les chiffres sont empruntés à la publication précitée. Les chiffres des salaires représentent la moyenne des salaires par province; le salaire d'été du journalier est la moyenne des trois périodes: semailles, fenaison et moisson. Les régions (1-6) comprennent les provinces suivantes: 1° Tauride, Bessarabie et Don; 2° Kherson, Ekatérinbourg, Samara, Saratov et Orenbourg; 3° Simbirsk, Voronèje et Kharkov; 4° Kazan, Penza, Tambov, Riazan, Toula, Orel et Koursk; 5° Pskov, Novgorod, Kalouga, Kostroma, Tver et Nijni-Novgorod; 6° St-Pétersbourg, Moscou, laroslavl et Vladimir.

[3] Ainsi, les paysans abandonnent en masse les localités où les rapports économiques sont les plus patriarcaux, où le système des redevances en travail et les formes primitives d'industrie se sont le mieux conservés, pour les localités où la décomposition des «traditions» est complète. Ils abandonnent la «production populaire», sans prêter attention aux clameurs de «la société». Dans ce chœur, on distingue nettement deux voix: celle de Sobakéviteh, l'homme des Cent-Noirs, qui rugit menaçant: «Ils ne sont pas assez attachés» et celle du cadet Manilov qui corrige poliment: «Ils ne sont pas pourvus d'un lot suffisant». (voir note suivante).

[4] Sobakévitch, personnage des Ames Mortes de Gogol. C'est un gros propriétaire foncier grossier et avide. [N.E.]

[5] L'économie théorique a établi de longue date cette simple vérité. Sans parler de Marx, qui a signalé tout net que le développement du capitalisme dans l'agriculture est un processus créant «le marché intérieur du capital industriel» (Das Kapital, 12. p. 776, chap. 24, paragraphe 5) nous nous référerons à Adam Smith qui, dans les chapitres XI de livre I et IV du livre III de sa Richesse des nations, indique les traits les plus caractéristiques du développement de l'agriculture capitaliste et note le parallélisme de ce processus avec celui de la croissance des villes et du développement de l'industrie. (voir note suivante).

[6] K. Marx, le Capital, livre I. tome III, Editions Sociales, Paris, 1962, p. 187. [N.E.]


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