1902

Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité...
L'ouvrage de base du marxisme sur la question du Parti.


Que faire ?

Lénine

III : POLITIQUE TRADE-UNIONISTE ET POLITIQUE SOCIAL-DEMOCRATE

c) LES REVELATIONS POLITIQUES ET “L'EDUCATION DE L'ACTIVITE REVOLUTIONNAIRE”

Dressant contre l'Iskra sa “théorie” de “l'élévation de l'activité de la masse ouvrière”, Martynov a dévoilé en fait sa tendance â rabaisser cette activité, en déclarant que le meilleur moyen, le moyen principal, “le plus largement applicable”, de la susciter, le champ véritable de cette activité était cette même lutte économique devant laquelle rampaient tous les économistes. Erreur caractéristique, car elle est loin d'être propre au seul Martynov. En réalité, une “élévation de l'activité de la masse ouvrière" n'est possible que si nous ne nous bornons pas à l'“agitation politique sur le terrain économique”. Or, l'une des conditions essentielles de l'extension nécessaire de l'agitation politique, c'est d'organiser des révélations politiques dans tous les domaines. Seules ces révélations peuvent former la conscience politique et susciter l'activité révolutionnaire des masses. C'est pourquoi cette activité est une des fonctions les plus importantes de la social-démocratie internationale tout entière, car la liberté politique ne supprime nullement les révélations mais en modifie seulement un peu la direction. C'est ainsi par exemple que le parti allemand, grâce à sa campagne infatigable de révélations politiques, fortifie particulièrement ses positions et étend son influence. La conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tous abus, toute manifestation d'arbitraire, d'oppression, de violence, quelles que soient les classes qui en sont victimes, et à réagir justement du point de vue social-démocrate, et non d'un autre. La conscience des masses ouvrières ne peut être une conscience de classe véritable si les ouvriers n'apprennent pas à profiter des faits et événements politiques concrets et actuels pour observer chacune des autres classes sociales dans toutes les manifestations de leur vie intellectuelle, morale et politique, s'ils n'apprennent pas à appliquer pratiquement l'analyse et le critérium matérialistes à toutes les formes de l'activité et de la vie de toutes les classes, catégories et groupes de la population. Quiconque attire l'attention, l'esprit d'observation et la conscience de la classe ouvrière uniquement ou même principalement sur elle-même, n'est pas un social-démocrate; car, pour se bien connaître elle-même, la classe ouvrière doit avoir une connaissance précise des rapports réciproques de la société contemporaine, connaissance non seulement théorique... disons plutôt : moins théorique que fondée sur l'expérience de la vie politique. Voilà pourquoi nos économistes qui prêchent la lutte économique comme le moyen le plus largement applicable pour entraîner les masses dans le mouvement politique, font oeuvre profondément nuisible et profondément réactionnaire dans ses résultats pratiques. Pour devenir social-démocrate, l'ouvrier doit se représenter clairement la nature économique, la physionomie politique et sociale du gros propriétaire foncier et du pope, du dignitaire et du paysan, de l'étudiant et du vagabond, connaître leurs côtés forts et leurs côtés faibles, savoir démêler le sens des formules courantes et des sophismes de toute sorte, dont chaque classe et chaque couche sociale recouvre ses appétits égoïstes et sa “nature” véritable; savoir distinguer quels intérêts reflètent les institutions et les lois et comment elles les reflètent. Or, ce n'est pas dans les livres que l'ouvrier pourra puiser cette “représentation claire” : il ne la trouvera que dans des exposés vivants, dans des révélations encore toutes chaudes sur ce qui se passe à un moment donné autour de nous, dont tous ou chacun parlent ou chuchotent entre eux, ce qui se manifeste par tels ou tels faits, chiffres, verdicts, etc., etc. Ces révélations politiques embrassant tous les domaines sont la condition nécessaire et fondamentale pour éduquer les masses en vue de leur activité révolutionnaire.

Pourquoi l'ouvrier russe manifeste-t-il encore si peu son activité révolutionnaire en face des violences sauvages exercées par la police contre le peuple, en face de la persécution d'es sectes, des voies de fait sur les paysans, des abus scandaleux de la censure, des tortures infligées aux soldats, de la guerre faite aux initiatives les plus anodines en matière de culture et ainsi de suite ? Serait-ce parce que la “lutte économique” ne l'y “fait pas penser”, parce que cela lui “promet” peu de “résultats tangibles”, lui donne peu de résultats ”positifs” ? Non, prétendre cela, c'est, nous le répétons, vouloir rejeter sa faute sur autrui, son propre philistinisme (ou bernsteinisme) sur la masse ouvrière. Si jusqu'à présent, nous n'avons pas su organiser des campagnes de dénonciations suffisamment larges, éclatantes et rapides contre toutes ces infamies, la faute en est à nous, à notre retard sur le mouvement des masses. Que nous le fassions (nous devons et pouvons le faire), et l'ouvrier le plus arriéré comprendra ou sentira que l'étudiant et le sectaire, le moujik et l'écrivain, sont en butte aux injures et à l'arbitraire de la même force ténébreuse qui l'opprime et pèse sur lui à chaque pas, durant toute sa vie; et, ayant senti cela, il voudra, il voudra irrésistiblement et saura réagir lui-même; aujourd'hui il “chahutera” les censeurs, demain, il manifestera devant la maison du gouverneur qui aura réprimé une révolte paysanne, après-demain il corrigera les gendarmes en soutane qui font le travail de la sainte inquisition, etc. Nous avons encore fait très peu, presque rien pour jeter dans les masses ouvrières des révélations d'actualité et embrassant tous les domaines. Beaucoup d'entre nous n'ont même pas encore conscience de cette obligation qui leur incombe, et ils traînent spontanément à la suite de la “lutte obscure, quotidienne” dans le cadre étroit de la vie d'usine. Dans ces conditions, dire : “L'Iskra a tendance a sous-estimer l'importance de la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne, comparée à la propagande des idées brillantes et achevées” (Martynov, p. 61), c'est tirer le parti en arrière, c'est défendre et glorifier notre impréparation, notre retard.

Quant à appeler les masses à l'action, cela se fera automatiquement, dès qu'il y aura une agitation politique énergique et des révélations vivantes et précises. Prendre quelqu'un en flagrant délit et le flétrir immédiatement devant tous et partout, voila qui agit plus efficacement que n'importe quel “appel”, et agit souvent de façon qu'il est impossible, dans la suite, d'établir qui a proprement “appelé”la foule et qui a proprement lancé tel ou tel plan de manifestation, etc. Appeler à une action concrète, et non en général, on ne peut le faire sur le lieu même de l'action; on ne peut appeler les autres à agir que si l'on donne soi-même et immédiatement l'exemple. Notre devoir à nous, publicistes sociales-démocrates, est d'approfondir, d'élargir et de renforcer les révélations politiques et l'agitation politique.

Au fait, en ce qui concerne les “appels”. Le seul organe qui, avant les évènements du printemps, ait appelé les ouvriers à intervenir activement dans une question qui ne leur promettait absolument aucun résultat tangible, comme l'incorporation forcée d'étudiants dans l'armée, a été l'Iskra”. Immédiatement après la publication de l'arrêté du 11 janvier sur “l'incorporation de 183 étudiants comme simples soldats”, l'Iskra, avant toute manifestation, a publié un article à ce sujet (n° 2, février [1]) et appelé ouvertement “l'ouvrier à venir en aide à l'étudiant”; elle a appelé “le peuple” à relever l'insolent défi du gouvernement. Nous demandons à tous et à chacun : comment expliquer ce fait remarquable que Martynov qui parle tant des "appels”, qui érige même les “appels” en une forme spéciale d'activité, n'ait soufflé mot de cet appel ? N'est-ce pas du philistinisme, après cela, de la part de Martynov, que de déclarer l'“Iskra” unilatérale pour la seule raison qu'elle n'“appelle” pas suffisamment à lutter pour des revendications qui promettent des résultats tangibles” ?

Nos économistes, y compris le Rabotchéïé Diélo, ont eu du succès parce qu'ils se pliaient à la mentalité des ouvriers arriérés. Mais l'ouvrier social-démocrate, l'ouvrier révolutionnaire (le nombre de ces ouvriers augmente sans cesse) repoussera avec indignation tous ces raisonnements sur la lutte pour des revendications “qui promettent des résultats tangibles”, etc.; car il comprendra que ce ne sont que des variations sur le vieux refrain du kopeck d'augmentation par rouble. Cet ouvrier dira à ses conseilleurs de la Rabotchaïa Mysl et du Rabotchéïé Diélo : Vous avez tort, messieurs, de vous donner tant de peine et de vous mêler avec trop de zèle de choses dont nous nous acquittons nous-mêmes, et de vous dérober à l'accomplissement de vos propres tâches. Il n'est pas du tout intelligent de dire, comme vous faites, que la tâche des social-démocrates est de donner un caractère politique à la lutte économique elle-même; ceci n'est que le commencement, ce n'est pas la tâche essentielle des social-démocrates; car dans le monde entier, la Russie y comprise, c'est souvent la police elle-même qui commence à donner à la lutte économique un caractère politique; les ouvriers apprennent eux-mêmes à comprendre pour qui est le gouvernement [2]. En effet, la “lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement”, que vous exaltez comme si vous aviez découvert une nouvelle Amérique, est menée dans quantité de trous perdus de la Russie par les ouvriers eux-mêmes, qui ont entendu parler de grèves, mais ignorent probablement tout du socialisme. Notre “activité” à nous autres ouvriers, activité que vous vous obstinez à vouloir soutenir en lançant des revendications concrètes qui promettent des résultats tangibles, existe déjà chez nous; et dans notre action professionnelle ordinaire, de tous les jours, nous présentons nous-mêmes ces revendications concrètes, la plupart du temps sans aucune aide des intellectuels. Mais cette activité ne nous suffit pas; nous ne sommes pas des enfants que l'on peut nourrir avec la bouillie de la seule politique “économique”; nous voulons savoir tout ce que savent les autres, nous voulons connaître en détail tous les côtés de la vie politique et participer activement à chaque événement politique. Pour cela il faut que les intellectuels nous répètent un peu moins ce que nous savons bien nous-mêmes [3], et qu'ils nous donnent un peu plus de ce que nous ignorons encore, de ce que notre expérience “économique”, à l'usine, ne nous apprendra jamais les connaissances politiques. Ces connaissances, vous pouvez les acquérir, vous autres intellectuels, et il est de votre devoir de nous les fournir en quantité cent et mille fois plus grande que vous ne l'avez fait jusqu'ici, non pas de nous les fournir seulement sous forme de raisonnements, brochures et articles (auxquels il arrive souvent d'être - pardonnez-nous notre franchise ! - un peu ennuyeux), mais absolument sous forme de révélations vivantes sur ce que notre gouvernement et nos classes dominantes font précisément à l'heure actuelle dans tous les domaines de la vie. Acquittez-vous avec un peu plus de zèle de cette tâche qui est la vôtre et parlez moins “d'élever l'activité de la masse ouvrière”. De l'activité, nous en avons beaucoup plus que vous ne pensez, et nous savons soutenir par une lutte ouverte, par des combats de rue, même des revendications qui ne promettent aucun “résultat tangible” ! Et ce n'est pas à vous d'“élever” notre activité, car l'activité est justement ce qui vous manque. Ne vous inclinez pas tant devant la spontanéité et songez un peu plus à élever votre activité à vous, messieurs !


Notes

[1] Voir Lénine : oeuvres, 4° éd. russe, t. 4, pp. 388-393. (N.R.)

[2] La thèse d'après laquelle il faut “donner à la lutte économique elle-même un caractère politique” traduit de la façon la plus frappante le culte de la spontanéité dans le domaine de l'activité politique. Très souvent, la lutte économique revêt un caractère politique de façon spontanée, c'est-à-dire sans l'intervention de ce “bacille révolutionnaire que sont les intellectuels”, sans l'intervention des social-démocrates conscients. Ainsi, la lutte économique des ouvriers en Angleterre a revêtu, de même, un caractère politique sans la moindre participation des socialistes. Mais la tâche des social-démocrates ne se borne pas à l'agitation politique sur le terrain économique; leur tâche est de transformer cette politique trade-unioniste en une lutte politique social-démocrate, de profiter des lueurs que la lutte économique a fait pénétrer dans l'esprit des ouvriers pour élever ces derniers à la conscience politique social-démocrate. Or, au lieu d'élever et de faire progresser la conscience politique qui s'éveille spontanément, les Martynov se prosternent devant la spontanéité et répètent, répètent jusqu'à l'écœurement, que la lutte économique "fait penser” les ouvriers à leur absence de droits politiques. Il est regrettable que cet éveil spontané de la conscience politique trade-unioniste ne vous “fasse pas penser”, vous messieurs, à vos tâches de social-démocrates !

[3] Pour bien montrer que tout ce discours des ouvriers aux économistes n'est pas une pure invention de notre part, nous nous référerons à deux témoins connaissant de très près le mouvement ouvrier et le moins enclins à faire preuve de partialité pour nous, “dogmatiques”, puisque l'un d'eux est un économiste (qui considère même le Rabotchéïé Diélo comme un organe politique !) et l'autre un terroriste. Le premier est l'auteur d'un article remarquable de vie et de vérité : “Le mouvement ouvrier pétersbourgeois et les tâches pratiques de la social-démocratie(Rabotchéïé Diélo, n° 6). Il dIvise les ouvriers en : 1° révolutionnaires conscients; 2° couche intermédiaire et 3° le reste, la masse. Or “il arrive souvent” que la couche intermédiaire “s'intéresse plus aux questions politiques qu'à ses intérêts économiques directs, dont la liaison avec les conditions sociales générales a été comprise depuis longtemps”. . . La Rabotchaïa Mysl “est âprement critiquée” “C'est toujours la même chose, dit-on; il y a longtemps que nous savons tout cela, que nous l'avons lu”; “dans la rubrique politique, il n'y a toujours rien” (pp. 30-31). La troisième couche elle-même : “la masse ouvrière plus sensible, plus jeune, moins pervertie par le cabaret et l'église, et qui n'a presque jamais la possibilité de se procurer un ouvrage politique, parle à tort et à travers des manifestations de la vie politique, médite les renseignements fragmentaires qui lui parviennent sur l'émeute des étudiants”, etc. Quant au terroriste, il écrit : ".... Ils lisent une ou deux fois quelques menus faits de la vie d'usine dans les villes qu'ils ne connaissent pas, puis ils cessent... C'est ennuyeux... Ne pas parler de l'Etat dans un journal ouvrier ... c'est traiter l'ouvrier en petit enfant... L'ouvrier n'est pas un enfant.(Svoboda, organe du groupe révolutionnaire-socialiste, pp. 69 et 70.)


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