1902

Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité...
L'ouvrage de base du marxisme sur la question du Parti.


Que faire ?

Lénine

III : POLITIQUE TRADE-UNIONISTE ET POLITIQUE SOCIAL-DEMOCRATE

f) ENCORE UNE FOIS “CALOMNIATEURS”, ENCORE UNE FOIS “MYSTIFICATEURS”

Ces amabilités appartiennent, le lecteur s'en souvient, au Rabotchéïé Diélo, qui répond ainsi à notre accusation portée contre lui, de “préparer indirectement le terrain pour faire du mouvement ouvrier un instrument de la démocratie bourgeoise”. Dans la simplicité de son cœur, le Rabotchéïé Diélo a décidé que cette accusation n'était qu'un procédé de polémique. Ces méchants dogmatiques, a-t-il pensé, ont pris le parti de nous débiter toute sorte de choses désagréables; or, que peut-il y avoir de plus désagréable que d'être l'instrument de la démocratie bourgeoise ? Et d'imprimer, en gros caractères, un “démenti” : “Calomnie non déguisée(Deux congrès, p. 30), “mystification” (p. 31), “mascarade” (p. 33). Comme Jupiter (quoiqu'il ne lui ressemble guère), le Rabotchéïé Diélo se fâche précisément parce qu'il a tort et, par ses injures hâtives, il prouve qu'il est incapable de saisir le fil de la pensée de ses adversaires. Et cependant, il n'est guère besoin de réfléchir longuement pour comprendre la raison qui fait que tout culte de la spontanéité du mouvement de masse, tout rabaissement de la politique social-démocrate au niveau de la politique trade-unioniste, équivaut justement à préparer le terrain pour faire du mouvement ouvrier un instrument de la démocratie bourgeoise. Par lui-même, le mouvement ouvrier spontané ne peut engendrer (et n'engendre infailliblement) que le trade-unionisme; or la politique trade-unioniste de la classe ouvrière est précisément la politique bourgeoise de la classe ouvrière. La participation de la classe ouvrière â la lutte politique et même à la révolution politique ne fait nullement encore de sa politique une politique social-démocrate. Le Rabotchéïé Diélo s'aviserait-il de nier cela ? Ne s'aviserait-il pas enfin d'exposer devant tout le monde, ouvertement et sans dérobades, sa conception des problèmes angoissants de la social-démocratie internationale et russe ? - Oh non, il n'aura jamais l'idée de rien d'approchant, car il s'en tient fermement au procédé que l'on peut appeler celui de “se dire incompétent”. Ne me touchez pas, je n'y suis pour rien. Nous ne sommes pas des économistes la Rabotchaïa Mysl, ce n'est pas l'économisme; l'économisme en général n'existe pas en Russie. C'est là un procédé remarquablement habile et “politique”, qui n'a qu'un seul petit inconvénient, c'est qu'on a l'habitude de donner aux organes qui le pratiquent le surnom de : “plaît-il ?”.

Pour le Rabotchéïé Diélo, la démocratie bourgeoise en général n'est en Russie qu'un “fantôme” (Deux congrès, p. 32 [1]). Heureux hommes ! Comme l'autruche, ils se cachent la tête sous l'aile et s'imaginent que tout ce qui les entoure a disparu. Des publicistes libéraux qui, chaque mois, annoncent triomphalement que le marxisme se désagrège ou même a disparu; des journaux libéraux (st. Pétersbourgtrsskié Védomosti, Rousskié Védomosti, et beaucoup d'autres), où l'on encourage les libéraux qui portent aux ouvriers la conception brentaniennede la lutte de classe et la conception trade-unioniste de la politique; la pléiade des critiques du marxisme, critiques dont les tendances véritables ont été si bien révélées dans le Credo et dont la marchandise littéraire circule seule, sans tribut ni taxe, à travers la Russie; la recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates, surtout après les événements de février et de mars, tout cela est peut-être un fantôme ? Tout cela n'a absolument aucun rapport avec la démocratie bourgeoise !

Le Rabotchéïé Diélo, de même que les auteurs de la lettre économiste, dans le numéro 12 de l'Iskra, devraient bien “se demander pourquoi les événements du printemps ont provoqué une telle recrudescence des tendances révolutionnaires non social-démocrates, au lieu de renforcer l'autorité et le prestige de la social-démocratie”. La raison, c'est que nous n'avons pas été à la hauteur de notre tâche, que l'activité des masses ouvrières a dépassé la nôtre, que nous n'avons pas eu de dirigeants et d'organisateurs révolutionnaires suffisamment préparés, connaissant parfaitement l'état d'esprit de toutes les couches d'opposition et sachant prendre la tête du mouvement, transformer une manifestation spontanée en manifestation politique, en élargir le caractère politique, etc. Tant qu'il en sera ainsi, les révolutionnaires non social-démocrates, plus souples, plus énergiques, exploiteront nécessairement notre retard, et les ouvriers, quelles que soient leur énergie et leur abnégation dans les combats contre la police et la troupe, quelque révolutionnaire que soit leur action, ne seront qu'une force de soutien des révolutionnaires non social-démocrates, ils seront l'arrière-garde de la démocratie bourgeoise, et non l'avant-garde social-démocrate. Prenez la social-démocratie allemande, à laquelle nos économistes veulent emprunter ses seuls côtés faibles. Pourquoi n'y a-t-il pas un seul événement politique en Allemagne qui ne contribue à renforcer l'autorité et le prestige de la social-démocratie ? Parce que la social-démocratie est toujours la première à donner l'appréciation la plus révolutionnaire de cet événement, à soutenir toute protestation contre l'arbitraire. Elle ne se berce pas d'illusions que la lutte économique fera penser les ouvriers à leur absence de droits, et que les conditions concrètes poussent fatalement le mouvement ouvrier dans la voie révolutionnaire. Elle s'immisce dans tous les domaines et dans toutes les questions de la vie sociale et politique : elle intervient lorsque Guillaume refuse de confirmer un progressiste bourgeois élu maire (nos économistes n'ont pas encore eu le temps d'apprendre aux Allemands que c'est là, à vrai dire un compromis avec le libéralisme !), et lorsqu'on fait une loi contre les images et les ouvrages “immoraux”, et lorsque le gouvernement exerce une pression afin d'obtenir la nomination de certains professeurs, etc., etc. Partout les social-démocrates sont au premier rang, excitant le mécontentement politique dans toutes les classes, secouant les endormis, stimulant les traînards, fournissant une ample documentation pour développer la conscience politique et l'activité politique du prolétariat. Le résultat, c'est que ce champion politique d'avant-garde force le respect même des ennemis conscients du socialisme, et il n'est pas rare qu'un document important des sphères non seulement bourgeoises, mais bureaucratiques et de la cour, parvienne on ne sait par quel miracle dans la salle de rédaction du Vorwaerts.

Là est le secret de la “contradiction” apparente qui dépasse le degré de compréhension du Rabotchéïé Diélo, au point qu'il se contente de lever les bras au ciel et de clamer : “Mascarade !” Imaginez en effet : nous, le Rabotchéïé Diélo, nous mettons au premier plan le mouvement ouvrier de masse (et nous le faisons imprimer en gras !), nous mettons en garde tous et chacun contre la tendance à diminuer le rôle de l'élément spontané; nous voulons conférer à la lutte économique elle-même, elle-même, elle-même un caractère politique; nous voulons rester en liaison étroite et organique avec la lutte prolétarienne ! Et l'on nous dit que nous préparons le terrain pour faire du mouvement ouvrier un instrument de la démocratie bourgeoise. Qui donc dit cela ? Des hommes qui entrent en “compromis” avec le libéralisme, en intervenant dans chaque question “libérale” (quelle incompréhension de la “liaison organique avec la lutte prolétarienne” !), en accordant une si grande attention aux étudiants et même (ô horreur !) à ceux des zemstvos ! Des hommes qui veulent en général consacrer un pourcentage plus grand (par rapport aux économistes) de leurs forces à l'action parmi les classes non prolétariennes de la population ! N'est-ce point là une “mascarade” ? ?

Pauvre Rabotchéïé Diélo ! Arrivera-t-il jamais à deviner le secret de cette savante mécanique ?


Notes

[1] On invoque ici “les conditions concrètes russes, qui poussent fatalement le mouvement ouvrier dans la voie révolutionnaire”. Les gens ne veulent pas comprendre que la voie révolutionnaire du mouvement ouvrier peut encore ne pas être la voie social-démocrate ! En effet, toute la bourgeoisie occidentale sous l'absolutisme “poussait”, poussait consciemment les ouvriers dans la voie révolutionnaire. Nous, social-démocrates, ne pouvons pas nous contenter de cela. Et si nous rabaissons d'une façon ou de l'autre la politique social-démocrate au niveau d'une politique spontanée, trade-unioniste, nous faisons justement par là le jeu de la démocratie bourgeoise.


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