1902

Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité...
L'ouvrage de base du marxisme sur la question du Parti.


Que faire ?

Lénine

IV: LE TRAVAIL ARTISANAL DES ECONOMISTES ET L'ORGANISATION DES REVOLUTIONNAIRES

d) AMPLEUR DU TRAVAIL D'ORGANISATION

Comme nous l'avons vu, B.-v parle du “manque de forces révolutionnaires propres à l'action, qui se fait sentir non seulement à Pétersbourg, mais dans toute la Russie”. Je ne crois guère qu'il s'en trouve pour contester ce fait. Mais il s'agit de l'expliquer. B.-v écrit :

“Nous ne chercherons pas à approfondir les raisons historiques de ce phénomène; nous dirons seulement que, démoralisée par une réaction politique prolongée et divisée par les changements économiques qui se sont accomplis et s'accomplissent encore, la société ne fournit qu'un nombre infiniment restreint de personnes aptes au travail révolutionnaire; nous dirons que la classe ouvrière en fournissant des révolutionnaires-ouvriers complète en partie les rangs des organisations illégales, mais que le nombre de ces révolutionnaires ne répond pas aux nécessités de l'époque. D'autant plus que l'ouvrier, de par sa situation, alors qu'il est occupé onze heures et demie par jour à l'usine, ne peut remplir principalement que des fonctions d'agitateur. Tandis que la propagande et l'organisation, la reproduction et la livraison de la littérature illégale, la publication de proclamations, etc., incombent forcément pour une grande part, à un nombre infime d'intellectuels.” (Rabotchéïé Diélo, n° 6, pp. 38-39.)

Sur bien des points, nous ne sommes pas d'accord avec cette opinion de B.-v, notamment avec ses mots soulignés par nous qui montrent à l'évidence que, ayant beaucoup souffert de notre travail artisanal (comme tout praticien qui pense tant soit peu), B.-v ne peut trouver, subjugué qu'il est par l'économisme, une issue à cette situation intolérable. Non, la société fournit un très grand nombre d'hommes aptes au “travail”, mais nous ne savons pas les utiliser tous. L'état critique, l'état transitoire de notre mouvement sous ce rapport peut être formulé ainsi : on manque d'hommes alors que les hommes sont en masse. Des hommes en masse parce que la classe ouvrière et des couches de plus en plus variées de la société fournissent chaque année un nombre toujours plus grand de mécontents, prêts à protester et à concourir, selon leurs forces, à la lutte contre l'absolutisme, dont le caractère intolérable n'est pas encore ressenti par tous, mais l'est cependant par une masse toujours plus grande et avec une acuité toujours plus marquée. Et en même temps, on manque d'hommes, parce qu'il n’y a pas de dirigeants, pas de chefs politiques, pas de talents capables d'organiser un travail à la fois large et coordonné, harmonieux, permettant d'utiliser toutes les forces même les plus insignifiantes. “La croissance et le développement des organisations révolutionnaires” retardent non seulement sur la croissance du mouvement ouvrier - B.-v le reconnaît de même, - mais encore sur la croissance de l'ensemble du, mouvement démocratique dans toutes les couches du peuple. (Au reste, il est probable qu'aujourd’hui, B.-v souscrirait à ce complément de sa conclusion). Le cadre du travail révolutionnaire est trop étroit comparativement à la large base spontanée du mouvement, trop comprimé par la pauvre théorie de la “lutte économique contre le patronat et le gouvernement”. Or, aujourd'hui ce ne sont pas seulement des agitateurs politiques, mais aussi des social-démocrates-organisateurs qui doivent “aller dans toutes les classes population [1]“. Les social-démocrates pourraient parfaitement répartir le milliers de fonctions fragmentaires de leur travail d'organisation entre les représentants des classes les plus diverses : nul praticien, je crois, n'en doutera. Le manque de spécialisation, que B.-v déplore amèrement et à si juste titre, est l'un des plus grands défauts de notre technique. Plus les diverses “opérations” de l’œuvre commune se font petites, et plus on pourra trouver de personnes capables de les exécuter (et complètement incapables, dans la plupart des cas, de devenir des révolutionnaires professionnels); plus il sera difficile à la police “de se saisir” de tous ces “militants spécialisés”, plus il lui sera malaisé de monter avec le délit insignifiant d'un individu une “affaire” d'importance justifiant les fonds dépensés par l'Etat pour la “sûreté”. Et en ce qui concerne le nombre des personnes prêtes à nous fournir leur concours, nous avons déjà signalé, dans le précédent chapitre, le changement colossal qui s'est produit sous ce rapport depuis cinq ans. Mais, d'un autre côté, pour grouper toutes ces menues fractions en un tout, pour ne pas fragmenter, en même temps que les fonctions, le mouvement lui-même, pour inspirer à l'exécuteur de menues fonctions la foi dans la nécessité et dans l’importance de son travail, foi sans laquelle il ne fera jamais rien[2], pour tout cela il faut justement avoir une forte organisation de révolutionnaires éprouvés. Avec une telle organisation, la foi en la force du part s'affermira et se répandra d'autant plus largement que cette organisation sera plus clandestine; or, à la guerre, ce qui importe par-dessus tout, on le sait, c'est non seulement d'inspirer à son armée la confiance en ses propres forces mais aussi d'en imposer à l'ennemi et à tous les éléments neutres; une neutralité bienveillante peut parfois décider du succès. Avec une telle organisation, placée sur une base théorique ferme et disposant d'un organe social-démocrate, il n'y aura pas à craindre que le mouvement soit dévoyé par les nombreux éléments du “dehors”, qui y auront adhéré (au contraire, c'est maintenant, avec le travail artisanal qui domine chez nous, que nous voyons nombre de social-démocrates s'imaginant être seuls de bons social-démocrates, tirer le mouvement vers le Credo). En un mot, la spécialisation présuppose nécessairement la centralisation; elle l'exige absolument.

Mais B.-v lui-même, qui a si bien montré toute la nécessité de la spécialisation, en mesure insuffisamment la valeur, selon nous, dans la deuxième partie du raisonnement cité. Le nombre des révolutionnaires issus des milieux ouvriers est insuffisant, dit-il. Cette observation est parfaitement juste et nous soulignons encore une fois qu la “précieuse communication d'un proche observateur“  confirme entièrement nos vues sur les causes de la crise actuelle de la social-démocratie, et, partant, sur les moyens d'y remédier. Ce ne sont pas simplement les révolutionnaires qui, en général, sont en retard sur l'élan spontané des masses; même les ouvriers révolutionnaires sont en retard sur l'élan spontané des masses ouvrières. Or, ce fait confirme avec évidence, même au point de vue “pratique”, non seulement l'absurdité mais aussi le caractère politique réactionnaire de la “pédagogie” qui nous est souvent servie à propos de nos devoirs envers les ouvriers. Il atteste que notre obligation première et impérieuse est de contribuer à former des révolutionnaires ouvriers qui, sous le rapport de leur activité dans le parti, soient au même niveau que les révolutionnaires intellectuels. (Nous soulignons : sous le rapport de l'activité dans le parti, car, sous les autres rapports, atteindre à ce même niveau est, pour les ouvriers, chose beaucoup moins facile et beaucoup moins urgente, bien que nécessaire). C'est pourquoi nous attacher principalement élever les ouvriers au niveau des révolutionnaires et non nous abaisser nous-mêmes au niveau de la masse ouvrière, comme le veulent les économistes, comme le veut la Svoboda (qui, sous ce rapport, se hausse au deuxième degré de la “pédagogie” économiste). Loin de moi la pensée de nier la nécessité d'une littérature populaire pour les ouvriers, et d'une autre particulièrement populaire (mais non vulgaire, bien entendu), pour les ouvriers les plus arriérés. Mais ce qui me révolte, c'est cette tendance continuelle à coller la pédagogie aux questions de politique, aux questions d'organisation. Car enfin, messieurs les champions de “l'ouvrier moyen”, au fond vous insultez plutôt l'ouvrier à vouloir toujours vous pencher vers lui avant de lui parler de politique ouvrière ou d'organisation ouvrière. Redressez-vous donc pour parler de choses sérieuses, et laissez la pédagogie aux pédagogues, et non aux politiques et aux organisateurs ! N'y a-t-il pas de même parmi les intellectuels des éléments avancés, des éléments “moyens” et une “masse” ? Tout le monde ne reconnaît-il pas la nécessité d'une littérature populaire pour les intellectuels, et ne publie-t-on pas cette littérature ? Mais figurez-vous que, dans un article sur l'organisation des étudiants ou des collégiens, l'auteur, du ton d'un homme qui vient de faire une découverte, rabâche que ce qu'il faut tout d'abord, c'est une organisation des “étudiants moyens”. Il fera à coup sûr rire de lui, et ce sera justice. Donnez-nous, lui dira-t-on, quelques idées sur l'organisation, si vous en avez, et laissez-nous le soin de voir quels sont parmi nous les éléments “moyens”, supérieurs ou inférieurs. Et si vous n'avez pas d'idées à vous sur l'organisation, tous vos discours sur “la masse” et sur les éléments “moyens” seront simplement fastidieux. Comprenez donc que les questions de “politique” et d'“organisation” sont en elles-mêmes si sérieuses qu'on ne saurait les traiter autrement qu'avec un extrême sérieux : on peut et on doit préparer les ouvriers (ainsi que les étudiants et les collégiens) de façon à pouvoir aborder devant eux ces questions, mais du moment que vous les avez abordées, donnez-nous une vraie réponse, ne faites pas machine arrière, vers les “moyens” ou vers “la masse”, ne vous en tenez pas quittes avec des phrases ou des anecdotes[3].

Pour se préparer entièrement à sa tâche, l'ouvrier révolutionnaire doit devenir aussi un révolutionnaire professionnel. C’est pourquoi B.-v n'a pas raison lorsqu’ il dit que l'ouvrier, étant occupé onze heures et demie à l'usine, la plupart des autres fonctions révolutionnaires (sauf l'agitation) “incombent forcément à un nombre infime d'intellectuels”. Ce n'est pas du tout “forcément”; il en est ainsi par suite de notre état arriéré; c'est parce que nous ne comprenons pas notre devoir, qui est d'aider tout ouvrier se faisant remarquer par ses capacités, à devenir agitateur, organisateur, propagandiste, colporteur professionnels, etc., etc. Sous ce rapport, nous gaspillons honteusement nos forces, nous ne savons pas ménager ce qu'il faut cultiver et développer avec une sollicitude particulière. Voyez les Allemands : ils ont cent fois plus de forces que nous, mais ils comprennent parfaitement que les ouvriers “moyens” ne fournissent pas trop souvent des agitateurs vraiment capables, etc. C'est pourquoi ils s'efforcent de placer immédiatement tout ouvrier capable dans des conditions lui permettant de développer à fond et d’appliquer ses aptitudes; ils en font un agitateur professionnel, ils l'encouragent à élargir son champ d'action, à l’étendre d’une seule usine à toute la profession, d’une seule localité à l'ensemble du pays. Ainsi cet ouvrier acquiert de l'expérience et de l'habileté professionnelle; il élargit son horizon et ses connaissances; il observe de près les chefs politiques éminents des autres localités et des autres partis; il s’efforce de s'élever lui-même à leur niveau et d'allier en soi la connaissance du milieu ouvrier et l’ardeur de la foi socialiste à la compétence professionnelle sans laquelle le prolétariat ne peut mener une lutte tenace contre un ennemi parfaitement dressé. C'est ainsi, et seulement ainsi, que les Bebel et les Auer surgissent de la masse ouvrière. Mais ce qui, pour une grande part, se fait tout seul dans un pays politiquement libre, doit être réalisé chez nous systématiquement par nos organisations. Tout agitateur ouvrier tant soit peu doué et “donnant des espérances” ne doit pas travailler onze heures à l’usine. Nous devons prendre soin qu'il vive aux frais du parti, qu’il puisse, quand il le faudra, passer à l’action clandestine, changer de localité, sinon il n'acquerra pas grande expérience, il n’élargira pas son horizon, il ne saura pas tenir même quelques années dans la lutte contre les gendarmes. Plus large et plus profonde devient la poussée spontanée des masses ouvrières et plus celles-ci mettent en avant non seulement d’agitateurs de talent mais d'organisateurs, de propagandistes de talent et de praticiens au meilleur sens du mot (comme il y en a si peu parmi nos intellectuels, pour la plupart assez apathiques et nonchalants à la manière russe). Lorsque nous aurons des détachements d'ouvriers révolutionnaires spécialement préparés (et, bien entendu, de “toutes les armes” de l'action révolutionnaire) par un long apprentissage, aucune police politique du monde ne pourra en avoir raison, parce que ces détachements d'hommes dévoués corps et âme à la révolution jouiront de la confiance illimitée des masses ouvrières. Et nous commettons une faute en ne poussant pas assez les ouvriers sur cette voie commune à eux et aux “intellectuels”, de l’apprentissage révolutionnaire professionnel, en les tirant trop souvent en arrière par nos discours stupides sur ce qui est “accessible” à la masse ouvrière, aux “ouvriers moyens”, etc.

Sous ce rapport aussi, l'étroitesse du travail d’organisation est en connexion indéniable, intime (bien que l’immense majorité des “économistes” et des praticiens débutants n'en aient pas conscience) avec le rétrécissement de notre théorie et de nos tâches politiques. Le culte de la spontanéité fait que nous craignons de nous écarter même d'un pas de ce qui est “accessible” à la masse; de nous élever trop au-dessus de la simple satisfaction de ses besoins directs et immédiats. Ne craignez rien, messieurs ! Souvenez-vous qu'en matière d'organisation, nous sommes si bas qu'il est absurde même de penser que nous puissions nous élever trop haut !


Notes

[1] Ainsi, dans les milieux militaires, on remarque ces derniers temps une accentuation incontestable de l'esprit démocratique, en partie à cause de la fréquence, toujours plus grande, des combats de rue contre des “ennemis” comme les ouvriers et les étudiants. Et, dès que nos forces nous le permettront, nous devrons accorder l'attention la plus sérieuse à la propagande et à I’agitation parmi les soldats et les officiers, à la création d’”organisations militaires” affiliées à notre parti.

[2] Un camarade me racontait un jour qu'un inspecteur d'usine, qui avait aidé la social-démocratie et était prêt à continuer, se plaignait amèrement de ne pas savoir si ses “informations” parvenaient à l'organisme révolutionnaire central, si son concours était nécessaire et dans quelle mesure ses menus services étaient utilisables. Tout praticien pourrait citer des cas semblables, où notre primitivisme nous a enlevé des alliés. Or, non seulement les employés et les fonctionnaires des usines, mais ceux des postes, des chemins de fer, de la douane, de la noblesse, du clergé et de toutes autres institutions, jusques et y compris la police et la Cour elle-même, pourraient nous rendre et nous rendraient de “menus” services dont le total serait d'une valeur inappréciable. Si nous avions dès maintenant un parti véritable, une organisation véritablement combative de révolutionnaires, nous ne nous précipiterions pas sur ces “auxiliaires”, nous ne nous hâterions pas de les entraîner, toujours et nécessairement, au cœur de l’”action illégale”; bien au contraire, nous les ménagerions, nous formerions même spécialement des hommes pour ces fonctions, sachant que nombre d'étudiants pourraient être beaucoup plus utiles au parti comme fonctionnaires “auxiliaires” que comme révolutionnaires “à court terme”. Mais je le répète, seule une organisation déjà parfaitement solide et disposant de forces actives en quantité suffisante a le droit d'appliquer cette tactique.

[3] Svoboda, n°I, article “L'organisation” (p. 66) “La masse ouvrière appuiera de tout son poids toutes les revendications qui seront formulées au nom du Travail russe” (naturellement, Travail avec une majuscule). Et l'auteur de s'exclamer : “Je ne suis point du tout hostile aux intellectuels, mais”. . . (c'est ce mais que Chtchédrine a traduit par le dicton : on ne saute pas plus haut qu'on n'a les oreilles !)... “mais je suis toujours terriblement fâché, quand quelqu'un vient me dire une foule de belles et excellentes choses, exigeant que je les accepte pour leur (sa ?) beauté et autres mérites semblables” (p. 62). Moi aussi, cela me “fâche toujours terriblement ...”.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin