1905

Publié pour la première fois en 1924 dans la revue « Proletarskaïa Révolutsia » n°7 (30). Conforme au manuscrit.
Œuvres t. 8, pp. 59-63, Paris-Moscou.

D'après les renseignements fournis par E. Stassova (pseudonyme : « Absolut »), la lettre de Lénine s'explique par les circonstances suivantes. En juin 1904, plusieurs camarades, militants actifs du Bureau du Nord du C.C. du P.O.S.D.R., entre autres Bauman, Stassova, Lengnik, Knouniantz, etc., furent arrêtés et incarcérés à la prison de Taganka, à Moscou. A la même date, le 7 (20) juin 1904, le gouvernement tsariste publia une loi « sur certaines modifications des procédures concernant les actes criminels contre l'Etat et l'application des arrêtés du nouveau code pénal ». Cette loi se réduisait essentiellement aux mesures suivantes : en ce qui concerne certains « crimes politiques », au lieu de sanctions administratives telles que amendes, déportations, etc., on allait désormais examiner ces « crimes » au tribunal en appliquant à l'égard des prisonniers politiques les articles du code pénal. Les prisonniers politiques de Taganka se demandèrent comment ils devaient se comporter pendant l'instruction et quelle tactique ils devaient suivre au tribunal. On décida de suivre pendant l'instruction l'ancienne tactique, c'est-à-dire de refuser de faire toute déposition, l'instruction étant menée par les mêmes gendarmes, il est vrai en présence d'un procureur. En ce qui concerne l'attitude des social-démocrates au tribunal, la question restait en suspens. C'est pourquoi Stassova, relâchée le 18 décembre 1904 sous caution, fut chargée par les camarades d'entrer immédiatement en contact avec Lénine et de lui demander son avis. La lettre de Lénine est la réponse à la demande de Stassova.


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Lénine

Lettre a E. D. Stassova et aux camarades emprisonnés de Moscou


Le 19.1.1905

Chers amis,

J'ai pris connaissance de votre demande touchant la tactique à suivre devant le tribunal (par une lettre d'Absolut, et un billet que m'a « littéralement transmis » un inconnu). Absolut expose deux points de vue. Il est question dans le billet de trois groupes ; peut-être a-t-on en vue les trois tendances suivantes que je m'efforce de rétablir : 1. Ne pas reconnaître la compétence du tribunal et boycotter ce dernier. 2. Ne pas reconnaître la compétence du tribunal et ne pas participer à l'instruction. Ne prendre d'avocat qu'à la condition qu'il parle exclusivement de l'incompétence du tribunal au point de vue du droit pur. Faire dans un discours final sa profession de foi1 et exiger un jugement par le jury. 3. De même, dans le dernier mot. User du tribunal comme d'une possibilité d'agitation et participer à cette fin à l'instruction avec le concours d'un avocat. Montrer l'illégalité du tribunal et faire même appeler des témoins (établir des alibis2, etc.).

Autre question : faut-il se réclamer uniquement des idées social-démocrates ou se déclarer membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie ?

Vous écrivez qu'il faudrait une brochure sur ce sujet. Je ne pense pas qu'il soit commode de publier tout de suite une brochure, alors que nous manquons d'expérience.

Peut-être traiterons-nous à l'occasion, de quelque façon, ce sujet dans le journal. Peut-être quelqu'un des emprisonnés nous donnera-t-il un petit article (5 à 8 000 lettres) ? Ce serait, sans doute, la meilleure façon de commencer la discussion.

Quant à moi, je n'ai pas encore d'opinion bien arrêtée et je préférerais, avant de m'exprimer nettement, causer un peu plus longuement avec les camarades emprisonnés ou avec des camarades qui auraient déjà été jugés. J'exposerai, pour engager cette conversation, mes réflexions. Bien des choses dépendent à mon avis de la nature du tribunal. En d'autres termes, pourra-t-on s'en servir pour l'agitation ou n'aura-t-on pas du tout cette possibilité ? Dans le premier cas, la tactique n° 1 n'est pas applicable ; dans le second, elle est opportune, mais rien qu'après une protestation et une déclaration ouvertes, déterminées, énergiques. S'il y a moyen de se servir du tribunal pour l'agitation, la tactique n° 3 est désirable. Les professions de foi sont en général très désirables, très utiles, à mon avis, et auraient dans la plupart des cas des chances de jouer un rôle dans l'agitation. Les social-démocrates devraient, surtout au début de l'utilisation des tribunaux par le gouvernement, prendre la parole et exposer leur programme et leur tactique. Il n'est pas commode, dit-on, de se reconnaître membre du parti et surtout de l'organisation, mieux vaut se borner à proclamer des convictions social-démocrates. Il me semble qu'il faut s'abstenir de parler de ses relations avec l'organisation, déclarer que l'on s'abstiendra, pour des raisons bien compréhensibles, de traiter de ces rapports, mais souligner que l'on est social-démocrate et que l'on parlera de notre parti. Cette façon de faire aurait deux avantages : d'abord il serait nettement et franchement précisé que l'on ne peut pas traiter des questions d'organisation (appartenait-on à l'organisation, à laquelle, etc.) et en même temps on parle de notre parti. C'est nécessaire pour que les discours des social-démocrates devant les tribunaux deviennent discours et déclarations du parti, pour que le parti bénéficie de l'agitation. En d'autres termes : je m'abstiens d'examiner mes rapports avec l'organisation, je les passe sous silence, je me garde de parler formellement au nom d'une organisation, mais, en ma qualité de social-démocrate, je vous parle de notre parti et je vous prie de considérer mes déclarations comme un essai d'exposer précisément les opinions sociales-démocrates, défendues dans toutes nos publications, à savoir tels de nos brochures, tracts, journaux.

La question de l'avocat. Les avocats doivent être inflexiblement tenus en mains, placés sous les rigueurs de l'état de siège, car cette canaille d'intellectuels joue souvent de mauvais tours. Leur déclarer à l'avance : Si tu te permets, vieux salaud, la moindre inconvenance ou de verser dans l'opportunisme politique (parler du caractère primitif, de l'erreur du socialisme, d'engouements, de la répudiation de la violence par les social-démocrates, du caractère pacifique de leur doctrine et du mouvement, etc., ou quelque chose de ce genre), je t'interromprai tout de suite en public, moi l'accusé, je te traiterai de misérable, je déclarerai repousser ta défense, etc. Mettre ces menaces à exécution. Ne prendre que des avocats intelligents, il n'en faut pas d'autres. Leur déclarer à l'avance : Bornez-vous exclusivement à critiquer et à « mettre dedans » les témoins et le procureur à propos de la vérification des faits et de la structure truquée de l'accusation, bornez-vous exclusivement à discréditer le tribunal dans ce qu'il a d'inique. Un avocat même libéral et intelligent est archi-enclin à parler du caractère pacifique du mouvement social-démocrate dont le rôle culturel a été reconnu par des hommes tels que Adolph Wagner, etc., ou à y faire allusion. Toute tentative de ce genre doit être étouffée dans l'œuf. Les juristes sont les gens les plus réactionnaires, disait, je crois, Bebel. Connais ta place, mon ami. Ne sois qu'un juriste, tourne en ridicule les témoins de l'accusation et le procureur, oppose tout au plus ce tribunal-ci au jury des pays libres, mais ne touche pas aux convictions de l'accusé et prends bien garde de ne pas dire ce que tu en penses ou ce que tu penses de ses actions. Car, petit libéral que tu es, tu comprends si peu ces convictions que tu ne pourrais sans platitudes en faire l'éloge. On peut, bien entendu, exposer tout cela à l'avocat sans muflerie, doucement, souplement, prudemment, avec circonspection. Mais le mieux est tout de même de craindre les avocats et de ne les point croire surtout s'ils se présentent comme social-démocrates et membres du parti (en vertu de notre article 1 des statuts !!).

La question de la participation à l'instruction est, me semble-t-il, tranchée par celle de l'avocat. Prendre un avocat, c'est participer à l'instruction. Pourquoi n'y point participer pour attraper les témoins et faire de l'agitation contre ce tribunal ? Certes, on doit être très circonspect afin de ne pas avoir l'air de se justifier d'une façon inopportune. Cela va de soi ! Le mieux est de déclarer tout de suite, avant l'instruction même, en réponse aux premières questions du président : Je suis social-démocrate et je vous dirai dans mon discours ce que cela signifie. La décision concrète sur la participation à l'instruction dépend entièrement des circonstances : admettons que vous soyez totalement confondu par l'accusation, que les témoins disent la vérité, que tout est prouvé par des documents incontestables. Dans ce cas, peut-être n'est-ce pas la peine de participer aux débats et faut-il consacrer toute l'attention à l'exposé des principes. Si, par contre, les faits sont contestables, les témoignages de la police confus et menteurs, on aurait sans doute tort de se priver de l'occasion de faire quelque agitation pour dénoncer cette comédie judiciaire. Cela dépend aussi des accusés : s'ils sont très fatigués, malades, las, s'il n'y a pas parmi eux d'hommes tenaces, accoutumés aux joutes verbales et aux « débats judiciaires », il peut être rationnel de renoncer à la participation aux débats, de le déclarer et de consacrer toute l'attention à l'exposé des principes qu'il sied de préparer à l'avance. En tout cas, l'exposé des principes, du programme et de la tactique de la social-démocratie, sur le mouvement ouvrier, les buts socialistes et l'insurrection — voilà ce qui importe le plus.

Je répète, pour conclure, une fois de plus : les réflexions anticipées que voici ne doivent nullement être considérées comme un essai de solution du problème. Il faut attendre que l'expérience nous ait quelque peu éclairés. Et pour le moment, les camarades auront le plus souvent à s'inspirer des circonstances concrètes et de l'instinct du révolutionnaire.

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Salut, grand salut à Kurtz, Rouben, Bauman et à tous les amis. Ne vous découragez pas ! Nos affaires vont maintenant bien. Nous avons enfin rompu avec ceux qui faisaient du scandale. Nous avons rompu avec la tactique des retraites. Nous prenons maintenant l'offensive. Les comités de Russie commencent aussi à rompre avec les désorganisateurs. Nous avons mis sur pied notre journal. Nous avons pratiquement notre centre (Bureau). Deux numéros du journal sont parus, le troisième3 sort ces jours-ci (le 23.1.1905 nouveau style). Nous espérons paraître hebdomadairement. Je vous souhaite santé et vaillance !! Nous nous reverrons à coup sûr et nous aurons encore l'occasion de batailler en des conditions meilleures que celles des chicanes mesquines d'ici et des basses querelles telles que les congrès de la Ligue.

Notes

1 En français dans le texte (NdT).

2 En français dans le texte (NdT).

3 Le n° 3 du journal Vpériod parut le 24 (11) janvier 1905.


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