1905

Les controverses internes à la social-démocratie russe à la lumière de la révolution de 1905...


Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique

V. I. Lénine

XI.
Comparaison rapide entre certaines résolutions du III° congrès du P.O.S.D.R. et de la « conférence »


La question du gouvernement révolutionnaire provisoire est, à l'heure actuelle, au centre des préoccupations tactiques de la social démocratie. Il n'est ni possible ni indispensable de s'arrêter aussi longuement sur les autres résolutions de la conférence. Nous nous bornerons à indiquer brièvement quelques points confirmant la divergence de principe examinée plus haut, quant à l'orientation tactique des résolutions du III° congrès du P.O.S.D.R. et de celles de la conférence.

Considérons l'attitude envers la tactique du gouvernement à veille de la révolution. A cette question vous trouverez encore une ample réponse dans la résolution du III° congrès du P.O.S.D.R. Cette résolution tient compte de toute la diversité des conditions et des problèmes de ce moment particulier : dénonciation de l’hypocrisie des concessions gouvernementales, utilisation des « formes caricaturales de représentation populaire », application révolutionnaire des revendications impérieuses de la classe ouvrière (la journée de huit heures tout d'abord), et enfin la riposte aux Cent-Noirs. Dans les résolutions de la conférence, la question se trouve dispersée dans plusieurs chapitres; la « riposte aux forces ténébreuses de la réaction » n'est mentionnée que dans l'exposé des motifs de la résolution sur l'attitude envers les autres partis. La participation aux élections pour les institutions représentatives est considérée séparément des « compromis » du tsarisme avec la bourgeoisie : au lieu d'appeler à l'application de la journée de huit heures par la voie révolutionnaire, une résolution spéciale au titre retentissant « sur la lutte économique », ne fait que répéter (après des mots ronflants et très inintelligents sur la « place centrale que tient la question ouvrière dans la vie sociale russe ») le vieux mot d’ordre d'agitation en faveur d'une « loi sur les huit heures ». L’insuffisance et le caractère arriéré de ce mot d'ordre, au moment actuel, sont trop évidents pour que nous ayons à les démontrer.

En ce qui concerne l'action politique déclarée. Le III° congrès tient compte de la prochaine modification radicale de notre activité. On ne peut en aucune façon négliger l'activité clandestine et le développement de l'appareil illégal du Parti : ce serait faire le jeu de la police, et ce serait avantageux au possible pour le gouvernement. Mais on ne peut pas ne pas penser dès maintenant à une action déclarée. Il faut préparer sans tarder les formes utiles de cette action et donc, à cet effet, un appareil particulier, moins clandestin. Il faut utiliser les associations légales et semi-légales pour en faire, dans la mesure du possible, les points d’appui du futur Parti ouvrier social démocrate légal de Russie.

Là encore la conférence divise la question, sans formuler aucun mot d'ordre complet. On voit se détacher surtout le ridicule mandat donné à la Commission d'organisation de veiller à l'« installation » des publicistes légaux. Une décision franchement inepte est celle qui qui tend à « soumettre à notre influence les journaux démocratiques se proposant de prêter concours au mouvement ouvrier ». C'est ce que se proposent tous nos journaux libéraux légaux, dont l'immense majorité appartient à la tendance de l'Osvobojdénié. Pourquoi la rédaction de l'Iskra ne commencerait elle pas par suivre elle même son propre conseil, et ne nous montrerait-elle pas à titre d'exemple comment il faut soumettre l'Osvobojdénié à l'influence social démocrate ? ... Au lieu du mot d'ordre : utiliser les associations légales pour en faire les points d'appui du Parti, on nous donne d'abord, à titre privé, un conseil relatif aux organisations uniquement « professionnelles » (participation obligatoire des membres du Parti) et, en second lieu, le conseil de diriger les « organisations révolutionnaires des ouvriers », c'est à dire « organisations non cristallisées », c'est à dire « clubs ouvriers révolutionnaires ». Comment s'est il fait que les « clubs » se trouvent classés parmi les organisations non cristallisées ? Quels sont d'ailleurs ces « clubs » ? Allah le sait. Au lieu de directives claires et précises émanant de l’organisme supérieur du Parti, on nous offre des ébauches d'idées et des brouillons griffonnés par des publicistes. Nous n'avons là aucun tableau d'ensemble montrant que le Parti adopte une base absolument différente pour toute son activité.

La « question paysanne » est traitée d'une manière tout à fait différente par le congrès du Parti et par la conférence. Le congrès a élaboré une résolution sur « l’attitude envers le mouvement paysan ». La Conférence, sur le « travail parmi les paysans ». Dans le premier cas, on met en avant le problème de la direction de tout ce vaste mouvement démocratique et révolutionnaire dans l’intérêt de la lutte de toute la nation contre le tsarisme. Dans l'autre, il ne s'agit que de « travailler » au sein d'une couche déterminée de la population. Dans le premier cas, on formule le mot d’ordre pratique essentiel de l'agitation   l'organisation immédiate de comités paysans révolutionnaires pour l'application de toutes les transformations démocratiques. Dans l'autre, il s’agit d'« exiger » de ]'Assemblée constituante la « formation de comités ». Pourquoi devons nous absolument attendre cette Assemblée constituante ? Sera t elle réellement constituante ? Sera t elle bien solide sans la constitution préalable et simultanée de comités paysans révolutionnaires ? La Conférence a omis d'envisager toutes ces questions. Toutes ses décisions portent, en effet, l’empreinte de cette idée générale dont nous avons suivi la trace, - que nous ne devons faire dans la révolution bourgeoise que notre travail particulier, sans nous proposer de diriger l'ensemble du mouvement démocratique, ni d'en assumer la direction à nous seuls. De même que les économistes versaient toujours dans ce sens : aux social-démocrates la lutte économique, aux libéraux la lutte politique; de même les néo iskristes, dans tous leurs raisonnements, versent dans ce sens : à nous une place plutôt modeste à l'écart de la révolution bourgeoise; à la bourgeoisie, la réalisation active de cette révolution.

Enfin, on ne saurait passer sous silence les résolutions sur l’attitude à l'égard des autres partis. Celle du III° congrès du P.O.S.D.R. affirme la nécessité de démasquer toute étroitesse et toute insuffisance du mouvement de libération bourgeois, sans avoir la prétention naïve d'énumérer, d'un congrès à l'autre, toutes les manifestations possibles de cette étroitesse, et d'établir une ligne de démarcation entre les bons et les mauvais bourgeois. La Conférence, renouvelant la faute de Starover, s'obstine à chercher cette ligne de démarcation et développe la fameuse théorie du « papier de tournesol ». Starover partait d'une très bonne idée : poser à la bourgeoisie des conditions sévères. Il n'oubliait qu'une chose, c’est que toute tentative de séparer d'avance les démocrates bourgeois méritant l'approbation, l'entente, etc., de ceux qui ne les méritent pas, mène à une « formule » que le cours des évènements jette aussitôt par dessus bord, et qui porte le trouble dans la conscience de classe du prolétariat. Le centre de gravité passe par l'unité réelle dans la lutte, aux déclarations, aux promesses, aux mots d'ordre. Starover estimait que le « suffrage universel, égal, direct et au scrutin secret », était ce mot d'ordre capital. Moins de deux ans ont passé, et le « papier de tournesol » s’est révélé inopérant : les gens de l'Osvobojdénié ont repris à leur compte le mot d'ordre de suffrage universel sans pour cela se rapprocher le moins du monde de la social démocratie, mais s’efforçant au contraire, par ce mot d'ordre, d'induire les ouvriers en erreur et de les détourner du socialisme.

Les néo iskristes posent maintenant des «conditions » encore « plus sévères »; ils «. exigent » des ennemis du tsarisme le « soutien énergique et sans équivoque (!?) de toute action résolue du prolétariat organisé », etc., jusques et y compris la « participation active à l'armement du peuple ». La ligne de démarcation été sensiblement reculée; et pourtant cette ligne est de nouveau périmée; elle s'est du coup révélée impropre. Pourquoi, par exemple, le mot d'ordre de République fait il défaut ? Comment expliquer que les social démocrates « exigent » des démocrates bourgeois, dans l'intérêt d'une « guerre révolutionnaire implacable contre tous les fondements du régime de la monarchie et des castes », tout ce que l'on voudra sauf de lutter pour la République ?

Que ce ne soit pas là une simple chicane; que l'erreur des néo-iskristes ait une signification politique des plus vitales, c'est ce qu’atteste l'union de libération de Russie (voir le n° 4 du Prolétari [1]). Ces « ennemis du tsarisme » rempliront toutes les « conditions » posées par la nouvelle Iskra. Or, nous avons montré que l'esprit de l’Osvobojdénié règne dans le programme (ou dans l'absence de programme) de cette « Union de libération de Russie », et que les gens de l’Osvobojdénié peuvent aisément la prendre à la remorque. La conférence déclare cependant à la fin de sa résolution que « la social démocratie continuera à combattre, comme des amis hypocrites du peuple, tous les partis politiques qui, sous le drapeau du libéralisme et de la démocratie, se refusent à soutenir effectivement la lutte révolutionnaire du prolétariat ». Loin de s'y refuser, l'« Union de libération de Russie » propose énergiquement ce soutien. Est ce une garantie que ses chefs, bien que s'apparentant à l'Osvobojdénié, ne sont pas des « amis hypocrites du peuple » ?

Vous voyez qu'en rédigeant d'avance des « conditions » et en présentant des « revendications » comiques par leur impuissance qui veut paraître redoutable, les néo iskristes se mettent d'emblée dans une posture ridicule. Leurs conditions et leurs revendications apparaissent insuffisantes dès qu'il s'agit de les appliquer à la réalité vivante. Leur course aux formules est sans espoir, car il n'est point de formule qui puisse saisir toutes les manifestations de l'hypocrisie, de l'inconséquence et de l'étroitesse de la démocratie bourgeoise. Il ne s'agit pas de « papier de tournesol », ni de formes, ni de revendications écrites et imprimées, ni de délimitation établie d'avance entre les « amis du peuple » hypocrites ou sincères, il s'agit de l'unité réelle de la lutte, de la critique incessante à laquelle les social démocrates doivent soumettre chaque pas « hésitant » accompli par la démocratie bourgeoise. Ce qu'il faut pour « grouper réellement toutes les forces sociales intéressées à la transformation démocratique », ce n'est pas rédiger des « paragraphes » comme ceux auxquels la conférence a travaillé avec tant de zèle et en vain,   c'est savoir formuler des mots d'ordre vraiment révolutionnaires. Pour cela il faut des mots d'ordre qui élèvent au niveau du prolétariat la bourgeoisie révolutionnaire et républicaine, au lieu d'abaisser les tâches du prolétariat au niveau de la bourgeoisie monarchiste. Il faut pour cela la participation la plus énergique à l'insurrection, et non des subterfuges de casuistes qui se dérobent à la tâche pressante de l'insurrection armée.


Notes

[1] Le n°4 du Prolétari, paru le 17(4) juin 1905, contenait un long article intitulé : « Une nouvelle union ouvrière révolutionnaire. » L'article résumait le contenu des appels lancés par la nouvelle organisation, qui s'est donné le nom de « Union de libération de Russie », et se proposait, à l'aide de l'insurrection armée, de convoquer l'Assemblée constituante. Puis, l’article définit l'attitude de la social démocratie à l'égard de ces unions sans parti. Nous ignorons complètement dans quelle mesure cette Union était réelle, et ce qui en advint pendant la révolution. (Note de Lénine à l'édition de 1908. N.R.)


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