1905

Les controverses internes à la social-démocratie russe à la lumière de la révolution de 1905...


Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique

V. I. Lénine

Postface

Encore une fois l’idéologie de l'Osvobojdénié, encore une fois l’idéologie de la nouvelle Iskra


Les numéros 71 72 de l'Osvobojdénié et 102-103 de l’Iskra nous apportent une documentation nouvelle, des plus abondantes, sur la question à laquelle nous avons consacré le paragraphe 8 de notre brochure. Comme il nous est absolument impossible d’utiliser ici toute cette riche documentation, nous ne nous arrêterons que sur l'essentiel : premièrement, sur la question de savoir quel genre de « réalisme » de la social-démocratie est loué par l'Osvobojdénié, et pourquoi celui ci doit le louer; en second sur le rapport de deux notions : révolution et dictature.

I. Ce que les réalistes libéraux louent chez les « réalistes » social-démocrates

Dans les articles intitulés : « La scission de la social-démocratie russe » et « Le triomphe du bon sens » (Osvobojdénié, n°72), les représentants de la bourgeoisie libérale formulent sur la social-démocratie un jugement très précieux pour les prolétaires conscients. Nous ne saurions trop recommander à tout social-démocrate de lire ces articles in extenso et d'en méditer chaque phrase. Voyons d'abord les principales thèses de ces deux articles :

« Il est assez difficile pour un observateur non initié, dit l’Osvobojdénié, de saisir le sens politique réel de la divergence de vues qui a scindé le Parti social-démocrate en deux fractions. Il n'est pas tout à fait exact, il n'est pas suffisant en tout cas dire de la « majorité » qu'elle est plus radicale et plus rectiligne que la « minorité », laquelle admet dans l'intérêt de la cause certains compromis. Du moins les dogmes traditionnels de l'orthodoxie marxiste sont peut être observés avec plus de zèle encore par la fraction minoritaire que par la fraction de Lénine. La définition suivante nous paraît donc plus exacte : la « majorité est surtout caractérisée en politique par un révolutionisme abstrait, par l'esprit de révolte, le désir de provoquer par tous les moyens le soulèvement de la masse populaire  et de s'emparer aussitôt du pouvoir au nom de cette masse; ceci rapproche dans une certaine mesure les « léninistes » des socialistes révolutionnaires et masque dans leur esprit l'idée de la lutte de classe par l'idée d'une révolution populaire russe. Récusant en pratique bien des étroitesses de la doctrine social-démocrate, les « léninistes » sont d'autre part profondément pénétrés de l'étroitesse du révolutionisme; ils se refusent à tout travail pratique autre que la préparation immédiate de l'insurrection; ils méconnaissent par principe toutes les formes de l'agitation légale et semî légale et tous les modes de compromis pratiquement utiles avec les autres courants d'opposition. La minorité, au contraire, s'en tenant avec fermeté, au dogme marxiste, sauvegarde en même temps les éléments réalistes de la conception marxiste du monde. L'idée maîtresse de cette fraction, c'est l'opposition des intérêts du « prolétariat » aux intérêts de la bourgeoisie. Mais d'autre part, elle conçoit la lutte du prolétariat   naturellement dans certaines limites dictées par les dogmes immuables de la social-démocratie avec une lucidité réaliste et la claire conscience de toutes les conditions et tâches concrètes de cette lutte. Les deux fractions n'appliquent pas leur point de vue essentiel avec un esprit de suite rigoureux, étant liées dans leur œuvre créatrice, idéologique et politique, par les formules sévères du catéchisme social-démocrate qui empêchent les « léninistes » d'être des révoltés rectilignes à l'instar tout au moins de certains socialistes révolutionnaires, et les « iskristes » d'être les guides pratiques du mouvement politique réel de la classe ouvrière. »

Et l'écrivain de l'Osvobojdénié, après avoir résumé le contenu des principales résolutions, commente par quelques remarques concrètes à leur sujet, ses « idées » générales. Comparée au III° congrès, dit il, « la conférence de la minorité observe une attitude absolument différente envers l'insurrection armée.». La différence des résolutions sur le gouvernement provisoire est « en fonction de l'attitude observée envers l'insurrection armée ». « Le même désaccord se manifeste en ce qui concerne l'attitude envers les syndicats ouvriers. Les « léninistes » dans leurs résolutions, n'ont pas dit mot sur ce point de départ essentiel de l'éducation et de l’organisation politique de la classe ouvrière. La minorité, au contraire, a élaboré une résolution très sérieuse. » A l'égard des libéraux, les deux fractions seraient unanimes, mais le Ill° congrès « répète à peu près textuellement la résolution de Plékhanov, adoptée au Il° congrès, sur l'attitude à l'égard des libéraux, et repousse la résolution Starover, plus favorable aux libéraux, adoptée par le même congrès ». Les résolutions du congrès et de la conférence sur le mouvement paysan sont d'une façon générale à près du même genre : la « majorité » souligne davantage l’idée de la confiscation révolutionnaire des terres seigneuriales et autres, tandis que la « minorité » entend faire de la revendication des réformes démocratiques, administratives et d’Etat, la base de son agitation. »

L’Osvobojdénié cite enfin une résolution menchévique, publiée le n°100 de l'Iskra, dont le paragraphe principal porte :

« Considérant que le seul travail clandestin n'assure pas en ce moment à la masse une participation suffisante à la vie du Parti et qu'il conduit dans une certaine mesure à opposer la masse, comme telle, au Parti en tant qu'organisation illégale, il faut que ce dernier prenne en main la conduite de l'action syndicale des ouvriers sur le terrain légal, en rattachant étroitement cette action aux tâches de la social-démocratie. »

Et l'Osvobojdénié s'exclamer, à propos de cette résolution :

« Nous nous félicitons vivement de cette résolution, qui est un triomphe du bon sens, une prise de conscience d'une partie de social-démocratie en matière de tactique. »

Le lecteur connaît maintenant toutes les appréciations essentielles de l'Osvobojdénié. L'erreur serait naturellement très grande de les considérer comme justes, conformes à la vérité objective. Tout social-démocrate y découvrira aisément, à chaque pas, des erreurs. Il serait naïf d'oublier que toutes ces appréciations sont profondément imbues des intérêts et du point de vue de la bourgeoisie libérale; qu'elles sont absolument partiales et tendancieuses dans ce sens. Elles reflètent les idées de la social-démocratie de la façon dont un miroir concave ou convexe réfléchit les objets. Mais ce serait une erreur plus grande encore d'oublier que ces jugements déformés au gré de la bourgeoisie traduisent, en définitive, les intérêts véritables de la bourgeoisie, laquelle, en tant que classe, comprend certainement à merveille quelles tendances de la social-démocratie lui sont avantageuses, proches, chères, sympathiques, et quelles autres lui sont nuisibles, indifférentes, étrangères, antipathiques. Le philosophe ou le publiciste bourgeois ne comprendra jamais bien la social-démocratie, ni menchévique ni bolchévique. Mais si c'est un publiciste un peu intelligent, son instinct de classe ne le trompera pas et il saisira au fond, toujours avec justesse - encore qu'il présente les choses à contre sens,   la portée que revêt pour la bourgeoisie telle ou telle tendance qui se manifeste au sein de la social-démocratie. C'est pourquoi l'instinct de classe de notre ennemi, son jugement de classe méritent toujours de retenir l'attention la plus sérieuse de tout prolétaire conscient.

Que nous dit donc, par la bouche des hommes de l'Osvobojdénié, l'instinct de classe de la bourgeoisie russe ?

Il marque d'une façon absolument précise la satisfaction que lui procurent les tendances du néo iskrisme; il le loue pour son réalisme, sa lucidité, pour le triomphe du bon sens, le sérieux de ses résolutions, la prise de conscience en matière de tactique, le sens pratique, etc.; et il se montre mécontent des tendances du III° congrès, dont il blâme l'étroitesse, le révolutionisme, l’esprit de révolte, la répudiation des compromis pratiquement utiles, etc. L'instinct de classe de la bourgeoisie lui suggère justement ce qui a été démontré maintes fois dans nos écrits, à l'aide des données les plus précises, à savoir que les néo-iskristes forment l’aile opportuniste et leurs adversaires, l'aile révolutionnaire de la social-démocratie russe d'aujourd'hui. Les libéraux ne peuvent pas ne pas se montrer sympathiques aux tendances des premiers, ils ne peuvent pas ne pas condamner les tendances des seconds. Idéologues de la bourgeoisie, les libéraux comprennent parfaitement que le « sens pratique, la lucidité, le sérieux » de la classe ouvrière, c'est à dire la limitation de fait de son champ d’action au cadre du capitalisme, des réformes, de la lutte syndicale, etc. profitent à la bourgeoisie. Dangereuses et redoutables pour la bourgeoisie sont « l'étroitesse révolutioniste » du prolétariat et sa volonté de conquérir, au nom de ses intérêts de classe, un rôle dirigeant dans la révolution populaire russe.

Que tel soit véritablement le sens du mot « réalisme » pour l’Osvobojdénié, c'est ce que prouve entre autres l'emploi qu'en ont fait auparavant l'Ospobojdénié et M. Strouvé. L'Iskra elle-même a dû reconnaitre cette signification du « réalisme » à la manière de l’Osvobojdénié. Rappelez vous, par exemple, l'article intitulé « Il est temps ! » dans le supplément au numéro 73-74 de l’Iskra. L'auteur de cet article (interprète conséquent des conceptions du « marais » au Il° congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie) a émis cette opinion explicite que « Akimov a plutôt été au congrès le spectre de l'opportunisme que son représentant véritable ». Et la rédaction de l'Iskra se vit aussitôt obligée de rectifier l'auteur de l'article « Il est temps ! » en déclarant dans, une note ce qui suit :

« On ne saurait se rallier à cette opinion. Les vues du camarade Akimov sur les questions du programme, portent la marque évidente de l'opportunisme,   ce que le critique de l'Osvobojdénié reconnait dans un des derniers numéros, en faisant observer que le camarade Akimov appartient à la tendance « réaliste », lisez : révisionniste. »

Ainsi l’Iskra sait parfaitement elle-même que le réalisme de l’Osvobojdénié c'est de l'opportunisme, et rien autre chose. Et si, s’attaquant aujourd'hui au « réalisme libéral », l’Iskra (dans le n°102) ne dit pas comment les libéraux l'ont louée pour son réalisme, ce silence s'explique par le fait que de tels éloges sont pires que tous les blâmes. Ces éloges (qui n'ont pas été décernés par hasard ni pour la première fois par l'Osvobojdénié) prouvent en fait la parenté du réalisme libéral et des tendances au « réalisme » (lisez : opportunisme) social-démocrate, qui percent dans chaque résolution des néo-iskristes, et tiennent à la fausseté de toute leur position tactique.

En effet, la bourgeoisie de la Russie a pleinement démontré déjà son inconséquence et son égoïsme dans la révolution « populaire »,   elle les a démontrés par les réflexions de monsieur Strouvé, par le ton et le contenu de la masse des journaux libéraux, par le caractère de l'action politique de la masse des zemtsy, de la masse des intellectuels, et en général des divers partisans M. Troubetskoï, Pétrounkévitch, Roditchev et Cie. Certes, la bourgeoisie ne se rend pas toujours exactement compte, mais d'une façon générale son instinct de classe lui permet de saisir parfaitement cette vérité que, d'une part, le prolétariat et le « peuple » sont utiles à sa révolution comme chair à canon, comme un bélier contre l'autocratie; mais que, d'autre part, le prolétariat et la paysannerie révolutionnaire seraient pour elle terriblement dangereux, au cas où ils remporteraient une « victoire décisive sur le tsarisme » et mèneraient jusqu'au bout la révolution démocratique. Aussi la bourgeoisie fait elle tous ses efforts pour que Ie prolétariat se contente d’uln rôle « modeste » dans la révolution pour qu'il soit plus sobre, plus pratique, plus réaliste, et fonde son action sur le principe : « Pourvu que la bourgeoisie ne se détourne pas ».

Les bourgeois cultivés savent parfaitement qu'ils n'arriveront pas à tuer le mouvement ouvrier. Ils se gardent donc de se représenter en adversaires de ce mouvement, de la lutte de classes du prolétariat. Non, ils saluent de toutes les manières le droit de grève, la lutte de classe civilisée; ils comprennent le mouvement ouvrier et la lutte de classe à la manière de Brentano et de Hirsch-Duncker. Autrement dit, ils sont tout à fait disposés à « concéder » aux ouvriers le droit de grève et d'association (que les ouvriers ont presque déjà conquis eux-mêmes), pourvu que les ouvriers renoncent à l'esprit de révolte », au « révolutionnisme étroit », à l'hostilité envers les « compromis pratiquement utiles », à la prétention et à la volonté de marquer la « révolution populaire russe » de l'empreinte de leur lutte de classe, du sceau de l'esprit de suite prolétarien, de la résolution prolétarienne, du « jacobinisme plébéien ». Aussi les bourgeois instruits de la Russie entière s'efforcent par mille voies et moyens   livres [1], conférences, discours, causeries, etc., etc.,   d'inculquer aux ouvriers la sobriété (bourgeoise), l'esprit pratique (libéral), le réalisme (opportuniste), la lutte de classes (à la Brentano), l'organisation syndicale (à la Hirsch Duncker), etc. Les deux derniers mots d’ordre sont particulièrement commodes pour les bourgeois du Parti « constitutionnel démocrate » ou de l'Osvoboidénié puisqu'ils concordent en apparence avec les mots d'ordre marxiste; puisqu'il suffit d'une petite réticence et d'une légère déformation » pour les confondre mais aisément avec les mots d ordre social-démocrates, parfois même les faire passer pour tels. Ainsi, l'organe libéral légal Rassvet (dont nous tâcherons d'entretenir un jour plus en détail les lecteurs du Prolétari) tient assez souvent sur la lutte de classes, sur la possibilité pour le prolétariat d’être dupé par la bourgeoisie, sur le mouvement ouvrier, sur l'initiative du prolétariat, etc., etc., des propos si « hardis », que le lecteur inattentif et l’ouvrier peu développé peuvent aisément prendre le « social-démocratisme » de ce journal pour argent comptant. Or, ce n’est en réalité qu'une contrefaçon bourgeoise du social-démocratisme qu'une falsification opportuniste et une déformation de l’idée de lutte de classes.

A la base de cette gigantesque falsification bourgeoise (par l’étendue de son action sur les masses), se trouve la tendance à réduire le mouvement ouvrier principalement à un mouvement syndical, à le tenir loin de toute politique indépendante (c'est-à-dire révolutionnaire et orientée vers la dictature démocratique), à « voiler dans leur conscience celle des ouvriers   l'idée de la révolution populaire russe par l'idée de la lutte de classes ».

Le lecteur le voit, nous avons retourné la formule de l'Osvobojdénié. Formule excellente, qui exprime parfaitement deux points de vue sur le rôle du prolétariat dans la révolution démocratique, le point de vue bourgeois et le point de vue social-démocrate. La bourgeoisie veut réduire le prolétariat au seul mouvement syndical et « masquer ainsi dans sa conscience l'idée de la révolution populaire russe par l'idée de la lutte de classes [selon Brentano] », tout comme les auteurs bernsteiniens du Credo masquaient dans la conscience des ouvriers l'idée de la lutte politique par l'idée d'un mouvement « purement ouvrier ». La social-démocratie entend, au contraire, développer la lutte de classes du prolétariat jusqu'à lui faire assumer un rôle dirigeant dans la révolution populaire russe, c’est a dire amener cette révolution à la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.

Notre révolution est celle du peuple entier, dit la bourgeoisie au prolétariat. C'est pourquoi tu dois, en tant que classe distincte, te contenter de ta lutte de classe,   tu dois au nom du « bon sens » porter ton attention principalement sur les syndicats et leur légalisation; tu dois considérer justement ces syndicats comme « le point de départ essentiel de ton éducation politique et de ton organisation »; tu dois, à l'heure de la révolution, élaborer surtout des résolutions « sérieuses », dans le genre de celle des néo-iskrstes; tu dois prêter soin et attention aux résolutions « plus favorables aux libéraux »; tu dois préférer les dirigeants qui ont tendance à devenir des « guides pratiques du mouvement politique réel de la classe ouvrière »; tu dois « sauvegarder les éléments réalistes de la conception marxiste » (si malheureusement tu es déjà contaminé par les « formules rigoureuses » de ce catéchisme « non scientifique »).

Notre révolution est celle du peuple entier, dit la social-démocratie au prolétariat. C'est pourquoi, en tant que classe la plus avancée et la seule révolutionnaire jusqu'au bout, tu dois tendre non seulement à y participer avec la plus grande énergie, mais, aussi à y tenir un rôle dirigeant. C'est pourquoi tu ne dois pas t'enfermer dans les limites d'une lutte de classe étroitement conçue, surtout au sens du mouvement syndical, mais t'efforcer au contraire d'élargir le cadre et le contenu de ta lutte de classe jusqu'à y faire entrer, non seulement toutes les tâches de la révolution russe présente, démocratique et populaire, mais aussi celles de la future révolution socialiste. C'est pourquoi, sans méconnaître le mouvement syndical, sans refuser d'utiliser la moindre marge de légalité, tu dois, à l'époque de la révolution, mettre au premier plan les tâches de l'insurrection armée, de la formation d'une armée révolutionnaire et d'un gouvernement révolutionnaire, seul chemin conduisant à la victoire complète du peuple sur le tsarisme, à la conquête d'une République démocratique et d'une véritable liberté politique.

Il serait superflu de marquer l'attitude équivoque, inconséquente et, naturellement, sympathique à la bourgeoisie, que sur cette question les néo-iskristes ont adoptée dans leurs résolutions par suite de leur « ligne » erronée.


Notes

[1] Cf. Prokopovitch: la Question ouvrière en Russie.(Note de Lénine)


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