1905

Les controverses internes à la social-démocratie russe à la lumière de la révolution de 1905...


Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique

V. I. Lénine

Postface

Encore une fois l’idéologie de l'Osvobojdénié, encore une fois l’idéologie de la nouvelle Iskra


II. Nouvel « approfondissement » de la question par le camarade Martynov

Passons aux articles de Martynov parus dans les numéros 102 et 103 de l'Iskra. Il va de soi que nous ne répondrons pas à Martynov quand il tente de démontrer la fausseté de notre interprétation des divers passages empruntés à Engels et Marx, l'exactitude de la sienne. Ces tentatives sont si peu sérieuses, Ies subterfuges de Martynov sont si évidents, la question est si claire qu'il ne serait pas intéressant d'y revenir une fois de plus. Tout lecteur réfléchi discernera sans difficulté les manœuvres grossières de l'écart opéré sur toute la ligne par Martynov, surtout lorsque aura paru la traduction complète de la brochure d'Engels : Les bakounistes à l’œuvre et de celle de Marx : Adresse du Conseil de la Ligue des communistes, mars 1850, préparée par un groupe de collaborateurs du Prolétari. Il suffit de citer un passage de l’article de Martynov pour rendre son écart évident au lecteur.

« L'Iskra reconnaît, écrit Martynov dans le n°103, la formation d’un gouvernement provisoire comme une des voies possibles et utiles pour le développement de la révolution; elle nie l'utilité de la participation des social-démocrates au gouvernement provisoire bourgeois, précisément dans l'intérêt de la pleine conquête ultérieure de la machine de l'Etat pour la révolution social-démocrate. » En d'autres termes : l'Iskra a reconnu maintenant l'absurdité de toutes les craintes que lui inspiraient la responsabilité du gouvernement révolutionnaire pour le Trésor et les banques, que le danger et l'impossibilité de prendre en main les « prisons », etc. L'Iskra continue cependant de brouiller les choses, confondant la dictature démocratique et la dictature socialiste. Confusion inévitable, qui sert à couvrir l'écart.

Mais, parmi les brouillons de la nouvelle Iskra, Martynov se fait remarquer comme un brouillon de première grandeur, un brouillon de talent, s'il est permis de s'exprimer ainsi. Embrouillant la question par ses efforts pour l'« approfondir », il en arrive presque toujours à « forger » de nouvelles formules, qui révèlent à merveille toute la fausseté de sa position. Rappelez-vous comme il « approfondissait » Plékhanov à l'époque de l'économisme et créait d'inspiration cette formule : « lutte économique contre le patron et le gouvernement ». Il serait difficile de trouver dans les écrits des économistes une expression plus heureuse de tout ce que cette tendance a de faux. De même aujourd'hui, Martynov sert avec zèle la nouvelle Iskra et nous fournit, presque chaque fois qu'il prend la parole, une documentation nouvelle et magnifique pour apprécier la fausseté de la position de la nouvelle Iskra. Il déclare dans le numéro 102, que Lénine « a insensiblement substitué l'une à l'autre les notions de révolution et de dictature » (p. 3, colonne 2).

C’est à cette accusation que se réduisent, en somme, toutes celles que dressent contre nous les néo-iskristes. Quelle reconnaissance ne devons nous pas à Martynov pour cette accusation ! Quel inappréciable service ne nous rend il pas dans notre lutte contre le néo iskrisme, en formulant ainsi son accusation ! Décidément, nous devrions demander à la rédaction de l'Iskra de lancer plus souvent Martynov contre nous, afin d'« approfondir » les attaques contre le Prolétari et de les formuler « au point de vue des purs principes ». Car plus Martynov s'évertue à creuser les principes, moins cela lui réussit et plus il montre nettement les bévues du néo iskrisme, plus il réussit sur lui-même et sur ses amis l'utile opération pédagogique : reductio ad absurdum (réduction à l'absurde des principes de la nouvelle Iskra).

Vpériod et le Prolétari « substituent » l'une à l'autre les notions de révolution et de dictature. L'Iskra ne veut pas de cette « substitution ». C'est bien ainsi, très honorable camarade Martynov ! Vous avez par mégarde émis une grande vérité. Vous avez confirmé par une nouvelle formule notre affirmation que l'Iskra se traîne à la remorque de la révolution, dévie vers une définition de ses tâches à la manière de l'Osvobojdénié, tandis que Vpériod et le Prolétari donnent des mots d'ordre qui font progresser à la révolution démocratique.

Vous ne saisissez pas cela, camarade Martynov ? Vu l'importance de la question, nous prendrons la peine de vous en fournir une explication étendue.

Ce qui fait entre autres le caractère bourgeois de la révolution démocratique, c'est que diverses classes, divers groupes et milieux sociaux qui reconnaissent parfaitement la propriété privée et l'économie marchande, et sont incapables de sortir de ce cadre, en arrivent par la force des choses à reconnaître l'incapacité de l'autocratie et du régime féodal tout entier, et se rallient à la revendication de la liberté. Avec cela le caractère bourgeois de cette liberté exigée par la « société » et que défendent les grands propriétaires fonciers et les capitalistes par un torrent de mots (rien que des mots !), ressort de plus en plus clairement. En même temps apparaît de plus en plus évidente la différence radicale entre la lutte des ouvriers et celle de la bourgeoisie pour la liberté, entre le démocratisme prolétarien et le démocratisme libéral. La classe ouvrière et ses représentants conscients avancent et poussent en avant cette lutte, sans crainte de la mener jusqu'au bout et aspirant même à dépasser de loin le terme le plus éloigné de la révolution démocratique. La bourgeoisie, inconséquente et cupide, n'accepte les mots d'ordre de liberté que partiellement et avec hypocrisie. Toutes les tentatives de marquer par un trait spécial, par des « paragraphes » spécialement élaborés (dans le genre de ceux de la résolution de Starover ou de la Conférence) la limite au delà de laquelle commence l'hypocrisie des amis bourgeois de la liberté, ou, si l'on veut, cette trahison de la liberté par ses amis bourgeois,   toutes ces tentatives sont infailliblement vouées à l'insuccès; car la bourgeoisie, placée entre deux feux (l’autocratie et le prolétariat) est capable de changer de mille façons et par mille moyens, sa position et ses mots d'ordre, s'adaptant d’un pouce à gauche, d'un pouce à droite, avec force marchandages et maquignonnages. La tâche du démocratisme prolétarien n'est pas d'inventer de ces « paragraphes » mort nés, mais de critiquer sans se lasser la situation politique en voie de développement, de démasquer les inconséquences et les trahisons, toujours nouvelles, et imprévisibles, de la bourgeoisie.

Rappelez vous l'histoire des manifestations politiques de M. Strouvé dans les publications illégales, l'histoire de la guerre que lui firent les social-démocrates, et vous saisirez sur le vif la façon dont la social-démocratie, champion du démocratisme prolétarien, s'est acquittée de cette tâche. M. Strouvé a commencé par formuler un mot d'ordre tout à fait à la Chipov : « droits et zemstvos exerçant le pouvoir » (voir mon article de Zaria : « Les persécuteurs des zemstvos et les Annibals du libéralisme »). La social-démocratie le dénonça et le poussa vers un programme nettement constitutionnaliste. Quand ces « poussées » eurent produit leur effet grâce à la marche particulièrement rapide des événements révolutionnaires, la lutte s'orienta vers le problème suivant du démocratisme : pas seulement une constitution en général, mais absolument le suffrage universel direct et égal, au scrutin secret. Quand nous eûmes « conquis » sur l'« adversaire » cette nouvelle position également (admission du suffrage universel par l’Osvobojdénié), nous continuâmes notre assaut, en dévoilant l’hypocrisie et le mensonge du système à deux Chambres, l'admission incomplète du suffrage universel par les gens de l'Osvobojdénié, leur démocratisme de maquignon attesté par leur monarchisme, autrement dit : la trahison des intérêts de la grande révolution russe, par ces héros du sac d'écus que sont les hommes de l'Osvobojdénié.

Enfin, la ténacité effrénée de l'autocratie, les progrès gigantesques de la guerre civile, la situation sans issue à laquelle les monarchistes avaient acculé la Russie, commencèrent à agir sur les cerveaux les plus réfractaires. La révolution devenait un fait. Il n'était plus besoin d'être un révolutionnaire pour la reconnaître. Le gouvernement autocratique se décomposait - et il continue de se décomposer   aux yeux de tous. Comme un libéral (M. Grédeskoul) l'a très justement fait observer dans la presse légale, il s'est créé de fait un état d'insoumission à ce gouvernement. Malgré toute sa force apparente, l'autocratie a révélé son impuissance; les événements de la révolution en cours repoussaient, refoulaient simplement cet organisme parasitaire qui pourrissait sur pied. Contraints de fonder leur activité (ou plutôt leur négoce politique) sur les rapports existants et établis de fait, les bourgeois libéraux commencent à se rendre à la nécessité de reconnaître la révolution. Non qu'ils soient des révolutionnaires, mais bien qu'ils ne soient pas des révolutionnaires. Ils le font par nécessité, et à leur corps défendant, voyant avec rage les succès de la révolution, accusant d'esprit révolutionnaire l'autocratie qui ne veut pas transiger mais veut lutter à mort. Mercantis nés, ils exècrent la lutte et la révolution, mais les circonstances les obligent à se placer sur le terrain de la révolution, car ils n'ont pas le choix.

Nous assistons à un spectacle hautement édifiant et du plus haut comique. Les prostituées du libéralisme bourgeois veulent se draper dans la toge du révolutionnarisme. Les gens de l'Osvobojdénié   risum teneatis, amici [1]   commencent à parler au nom de la révolution ! Les voilà qui nous assurent qu'ils « ne craignent pas la révolution » (M. Strouvé dans le n°72 de l'Osvobojdlénié) !!! Les gens de l'Osvobojdénié ont la prétention de « se mettre à la tête de la révolution » !!!

Ce fait éminemment significatif caractérise, mieux encore que le progrès du libéralisme bourgeois, les succès réels grandissants du mouvement révolutionnaire, qui a su s'imposer. La bourgeoisie même commence à se rendre compte qu'il est plus avantageux de se placer sur le terrain de la révolution,   tant l'autocratie est ébranlée. Mais, d'autre part, ce fait attestant l'élévation de l’ensemble du mouvement à un degré nouveau, supérieur, nous assigne des tâches également nouvelles, également supérieures. Cette reconnaissance de la révolution par la bourgeoisie ne saurait être sincère, indépendamment de l'honnêteté personnelle de tel ou tel idéologue de la bourgeoisie. Cette dernière ne peut pas ne pas apporter, à ce stade supérieur du mouvement aussi, son égoïsme et son esprit d'inconséquence, ses marchandages et la mesquinerie de ses stratagèmes réactionnaires. Nous devons aujourd'hui formuler autrement les tâches concrètes, immédiates de la révolution, au nom de notre programme et comme développement de ce programme. Ce qui suffisait hier ne suffit pas aujourd'hui. Hier peut-être il suffisait que le mot d'ordre   reconnaître la révolution   figurât comme mot d'ordre démocratique d’avant garde. Aujourd'hui, ce n’est plus assez. La révolution a su se faire reconnaître même par M. Strouvé. Aujourd'hui la classe d'avant garde se doit de définir exactement le contenu même des tâches immédiates et impérieuses de cette révolution. En reconnaissant la révolution, les Strouvé ne se font pas faute une fois de plus de laisser percer le bout de leurs oreilles d'ânes et reprennent la vieille chanson sur la possibilité d’une issue pacifique, sur l'appel de Nicolas [2], invitant ces messieurs de l'Osvobojdénié à accéder au pouvoir, etc., etc. Ces messieurs de l'Osvobojdénié reconnaissent la révolution pour l'escamoter et la trahir avec le moins de risque possible. A nous d'indiquer maintenant au prolétariat et au peuple entier l'insuffisance du mot d'ordre de « révolution »; de montrer la nécessité d'une définition claire et sans équivoque, logique et décidée du contenu même de la révolution. Or cette définition nous est offerte justement par un mot d'ordre, seul capable d'exprimer avec exactitude la « victoire décisive » de la révolution, celui de dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

Nous venons de montrer que les gens de l'Osvobojdénié gravissent un à un (non sans être encouragés par les poussées de la social-démocratie), les degrés conduisant à reconnaître la démocratie. L'objet de notre discussion avec eux fut d'abord ceci : chipovisme (droits et zemstvos exerçant le pouvoir) ou constitutionalisme. Ensuite : suffrage restreint ou suffrage universel ? Puis : reconnaissance de la révolution ou marché de maquignon avec l'autocratie ? Et enfin, maintenant : reconnaissance de la révolution sans dictature du prolétariat et de la paysannerie ou reconnaissance de la revendication de dictature de ces classes dans la révolution démocratique ? Il est possible et probable que les gens de l'Osvoboidénié (ceux d'aujourd'hui ou leurs successeurs dans l'aile gauche de la démocratie bourgeoise, peu importe), graviront encore un degré, c'est à dire qu'ils reconnaîtront avec le temps (ce sera peut-être quand le camarade Martynov aura ravi encore un degré) le mot d'ordre de dictature également. Il en sera même nécessairement ainsi, si la révolution russe progresse et remporte une victoire décisive. Quelle sera alors l'attitude la social-démocratie ? La victoire complète de la révolution actuelle marquera la fin de la révolution démocratique et le début d'une lutte décisive pour la révolution socialiste. La satisfaction des revendications de la paysannerie de nos jours, l'écrasement total de la réaction, la conquête de la République démocratique, marqueront la fin certaine du révolutionnarisme de la bourgeoisie, et même de la petite bourgeoisie, et le début d'une lutte véritable du prolétariat pour le socialisme. Plus la révolution démocratique sera complète, et plus cette nouvelle lutte se déroulera rapide, large, nette et résolue. Le mot d'ordre de dictature « démocratique » exprime justement ce caractère historique limité de la révolution actuelle et la nécessité d'une lutte nouvelle, sur le terrain d'un nouvel ordre de choses, pour la libération complète de la classe ouvrière de toute oppression et de toute exploitation. En d'autres termes, quand la bourgeoisie démocratique ou la petite bourgeoisie auront encore gravi un degré; quand ce n'est pas simplement la révolution mais la victoire complète de la révolution, qui sera devenue un fait acquis, alors nous « substituerons » (peut-être aux terribles clameurs des futurs nouveaux Martynov) au mot d'ordre de dictature démocratique celui de dictature socialiste du prolétariat, c'est à dire de révolution socialiste intégrale.


Notes

[1] Retenez vous de rire ! (N. du Trad.)

[2] Il s’agit du tsar Nicolas II. (N.R.)


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin