1915

Supplément au «Social‑Démocrate» n° 42, 1° juin 1915.

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La lutte contre le social-chauvinisme

Lénine


Les matériaux les plus intéressants et les plus récents sur cette question d'une actualité brûlante sont fournis par la Conférence socialiste internationale des femmes qui vient de terminer ses travaux à Berne. Nos lecteurs trouveront ci‑après un compte-rendu de cette conférence et le texte des deux résolutions : celle qui a été adoptée et celle qui a été rejetée. Nous nous proposons de n'examiner ici qu'un seul aspect de la question.

Les déléguées des organisations féminines rattachées au Comité d'organisation, les Hollandaises du Parti de Troelstra, les Suissesses appartenant aux organisations qui combattent avec acharnement la Berner Tagwacht pour sa tendance prétendument trop à gauche, la déléguée française qui ne voulait pas s'écarter en quoi que ce fût d'important du parti officiel rallié, comme l'on sait, au point de vue social‑chauvin, les Anglaises, hostiles à l'idée d'une nette distinction entre le pacifisme et la tactique prolétarienne, révolutionnaire, ‑ toutes sont tombées d'accord avec les social‑démocrates allemandes « de gauche » sur une résolution commune. Les représentantes des organisations féminines rattachées au Comité central de notre Parti se sont tenues à l'écart, préférant rester provisoirement isolées plutôt que de participer à un tel bloc.

Quel était le fond de la divergence ? Quelle est la signification de principe et la portée politique générale de ce désaccord ?

Au premier abord, la résolution « intermédiaire » qui a rallié les opportunistes et une partie de la, gauche semble très satisfaisante et juste quant aux principes. Elle reconnaît le caractère impérialiste de la guerre, condamne l'idée de la « défense de la patrie », appelle les ouvriers à organiser des manifestations de masse, etc., etc. On pourrait croire que notre résolution s'en distingue seulement par quelques expressions plus tranchées, telles que « trahison », « opportunisme », « démissionner des ministères bourgeois », etc.

C'est sans doute de ce point de vue qu'on critiquera les déléguées des organisations féminines rattachées au Comité central de notre Parti.

Il suffit d'examiner les choses de plus près et de ne pas se contenter d'une reconnaissance « de pure forme » de telle ou telle vérité pour se rendre compte que cette critique ne résiste pas à l'examen.

Deux conceptions du monde, deux opinions sur la guerre et les tâches de l’Internationale, deux tactiques des partis prolétariens, se sont heurtées à la conférence. Première position : il n'y a pas eu faillite de l'Internationale, il n'y a pas d'obstacles profonds et sérieux à un retour du chauvinisme au socialisme, l'opportunisme n'est pas un puissant « ennemi intérieur », il n'y a pas de trahison délibérée, indubitable, évidente, du socialisme par l'opportunisme. D'où cette conclusion : ne condamnons personne, accordons l'« amnistie » à ceux qui ont violé les résolutions de Stuttgart et de Bâle, bornons‑nous à recommander une orientation plus à gauche, à appeler les masses à manifester.

Le second point de vue sur toutes les questions que nous venons d'énumérer est absolument opposé. Rien ne saurait être plus préjudiciable et plus funeste à la cause prolétarienne que de continuer d'agir d'une manière diplomatique au sein du parti à l'égard des opportunistes et des social‑chauvins. Si les femmes opportunistes et adeptes des partis officiels d'aujourd'hui ont pu accepter la résolution de la majorité, c'est parce que cette résolution est inspirée d'un bout à l'autre par l'esprit de diplomatie. C'est ainsi qu'on aveugle les masses ouvrières, dirigées aujourd'hui précisément par les social‑patriotes officiels. On leur inculque l'idée incontestablement erronée et nuisible suivant laquelle les partis social‑démocrates d'aujourd'hui et leurs organismes dirigeants actuels sont capables de changer d'orientation, et d'abandonner la fausse pour adopter la bonne.

Ce n'est pas vrai. C'est là une erreur des plus profondes et des plus pernicieuses. Les partis social‑démocrates actuels et leurs directions sont incapables de modifier sérieusement leur orientation. En fait, tout restera comme par le passé, et les velléités « de gauche » exprimées dans la résolution de la majorité resteront de pieux souhaits : c'est ce qu'ont bien compris, avec un sûr instinct politique, les femmes ralliées au parti de Troelstra ou à la direction actuelle du parti français, lorsqu'elles ont voté cette résolution. L'appel lancé aux masses pour les inviter à manifester ne peut avoir d'effet pratique réel que s'il est soutenu de la manière la plus active par les directions actuelles des partis social‑démocrates.

Peut‑on espérer un tel soutien ? Il est clair que non, On sait bien que, loin d'être appuyé, cet appel se heurtera à l'opposition acharnée (et le plus souvent dissimulée)des organismes dirigeants.

Si l'on avait dit cela carrément aux ouvriers, ces derniers sauraient la vérité. Ils sauraient que, pour faire des velléités « de gauche » une réalité, les partis social‑démocrates doivent changer radicalement d'orientation, et que la lutte la plus âpre s'impose contre les opportunistes et leurs amis du « centre ». Tandis qu'on a berné les ouvriers avec ces vœux, tout en se refusant à désigner nommément, à haute et intelligible voix, le mal à combattre pour que ces vœux deviennent une réalité.

Les chefs‑diplomates, ces agents de la politique chauvine au sein des partis social‑démocrates actuels, sauront fort bien utiliser la faiblesse, les hésitations et le manque de précision de la résolution votée par la majorité. En parlementaires habiles, ils se distribueront les rôles; les uns diront : les arguments « sérieux » de Kautsky et consorts n'ont encore été ni pesés ni analysés, discutons‑en dans un collège plus nombreux. Les autres diront : eh bien, n'avions‑nous pas raison d'affirmer qu'il n'y a pas de divergences profondes, puisque les femmes qui se rallient au parti de Troelstra et à celui de Guesde et Sembat sont tombées d'accord avec les Allemandes de gauche ?

La conférence des femmes n'aurait pas dû aider Scheidemann, Haase, Kautsky, Vandervelde, Hyndman, Guesde et Sembat, Plékhanov, etc., à endormir les masses ouvrières ; au contraire, elle aurait dû éveiller ces masses et déclarer résolument la guerre à l'opportunisme. C'est seulement ainsi qu'elle aurait eu pour résultat pratique, non pas de susciter l'espoir de voir ces « chefs » « s'amender », mais de promouvoir un rassemblement des forces en vue d'une lutte difficile et d'une grande portée.

Prenons le sabotage des résolutions de Stuttgart et de Bâle par les opportunistes et les « centristes » : c'est là qu'est tout le nœud de la question ! Représentons‑nous les choses nettement, clairement, sans diplomatie, telles qu'elles se sont passées.

Prévoyant la guerre, l'Internationale se réunit et décide à l'unanimité de travailler, au cas où elle éclaterait, à « précipiter la chute de la domination capitaliste », à agir dans l'esprit de la Commune, d'octobre et de décembre 1905 (ce sont les termes mêmes de la résolution de Bâle !!!), en considérant comme un « crime», pour les travailleurs, de « tirer les uns sur les autres ».

L'esprit internationaliste, prolétarien, révolutionnaire, s'affirme ici de la manière la plus claire, aussi clairement qu'il était possible de le faire en restant dans le cadre de la légalité.

La guerre éclate. Et justement dans la perspective prévue à Bâle. Les partis officiels agissent dans un esprit diamétralement opposé : non pas internationaliste, mais nationaliste ; non pas prolétarien, mais bourgeois ; non pas révolutionnaire, mais archi‑opportuniste. En disant aux ouvriers que la cause socialiste a été délibérément trahie, nous balayons du même coup tous les subterfuges, toutes les échappatoires, tous les sophismes à la Kautsky et Axelrod ; nous montrons clairement toute la gravité du mal et nous appelons nettement à le combattre, et non à rechercher un accommodement avec lui.

Et la résolution de la majorité ? Pas un mot pour condamner les traîtres, pas la moindre parole contre l'opportunisme, on reprend tout simplement les idées de la résolution de Bâle !!! Comme si rien de sérieux ne s'était passsé, sauf une petite erreur fortuite qu'on peut corriger en se bornant à reprendre l'ancienne décision ; la divergence serait superficielle et ne toucherait pas aux principes : un peu de colle, et tout sera dit !!!

Mais c'est se moquer ouvertement des résolutions de l'Internationale, c'est se moquer des ouvriers. Les social-chauvins ne cherchent au fond qu'à reprendre purement et simplement les anciennes résolutions, pourvu qu'il n'y ait rien à changer en fait. Somme toute, c'est bel et bien une amnistie tacite et hypocritement dissimulée que l'on accorde aux partisans social‑chauvins de la majorité des partis actuels. Nous savons qu'il existe une « foule d'amateurs » désirant suivre précisément cette voie, en se contentant de quelques phrases de gauche. Nous n'avons rien à faire avec de telles gens. Nous avons suivi et suivrons une autre voie, nous voulons aider le mouvement ouvrier et contribuer à l'édification d'un parti ouvrier, et ceci pratiquement, dans un esprit d'intransigeance envers l'opportunisme et le social‑chauvinisme.

Une partie des déléguées allemandes craignaient apparemment d'adopter une résolution bien nette, pour des considérations relatives uniquement au rythme du développement de la lutte contre le chauvinisme au sein d'un seul parti, à savoir le leur. Mais ces considérations étaient évidemment hors de propos' et erronées, vu que la résolution internationale n'avait et ne pouvait aucunement avoir trait ni au rythme ni aux conditions concrètes de la lutte contre le social‑chauvinisme dans chaque pays en particulier. Dans ce domaine, l'autonomie des différents partis ne saurait être mise en cause. Il fallait proclamer du haut de cette tribune internationale la rupture définitive avec le social‑chauvinisme dans toute l'orientation et dans tout l'esprit de l'activité social‑démocrate ; nous sommes loin du compte, car la résolution de la majorité a encore une fois commis la vieille faute, celle de la II° Internationale, qui camouflait diplomatiquement l'opportunisme et le divorce entre les paroles et les actes. Nous le répétons : cette voie‑là, nous ne la suivrons pas.


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