1917

Le «Prolétari» n° 6, 1er septembre (19 août) 1917          
Signé: N. Karpov
Conforme au texte du journal

Œuvres t. 25, pp. 275-281, Paris-Moscou


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Lénine

Les arbres les empêchent de voir la forêt


 

L. Martov a dit, le 4 août, à la séance du Comité exécutif central des Soviets (nous citons d'après le compte rendu de la Novaïa Jizn), que « la critique de Tsérétéli est trop molle », que «le gouvernement ne combat pas les tentatives contre-révolutionnaires dans les milieux militaires» et que «nous ne cherchons pas à renverser le gouvernement actuel ou à saper la confiance envers lui... » «Le rapport réel des forces, a poursuivi Martov, ne permet pas en ce moment d'exiger la transmission du pouvoir aux Soviets. Cette revendication ne pourrait surgir qu'au cours d'une guerre civile aujourd'hui inconcevable.» « Nous n'avons pas l'intention de renverser le gouvernement, a dit Martov pour terminer, mais nous devons lui signaler qu'il y a dans le pays d'autres forces que celles des cadets et des militaires. Ce sont celles de la démocratie révolutionnaire, et c'est sur elles que le Gouvernement provisoire doit s'appuyer.»

Ces réflexions de Martov sont remarquables et méritent que l'on s'y arrête avec la plus grande attention. Elles sont remarquables en ce sens qu'elles reproduisent avec un relief tout particulier les erreurs politiques les plus répandues, les plus nocives, les plus dangereuses, et les préjugés les plus caractéristiques de la masse petite-bourgeoise. De tous les représentants de cette masse, Martov est à coup sûr l'un des publicistes les plus «à gauche», l'un des plus révolutionnaires, des plus conscients et des plus habiles. Voilà pourquoi il est plus utile d'analyser ses réflexions que celles d'un Tchernov, qui se plaît à accumuler des mots creux, ou celles d'un Tsérétéli obtus, etc. En analysant la position de Martov, nous étudierons ce qu'il y a de plus raisonnable à cette heure dans les idées de la petite bourgeoisie.

Pour commencer, les hésitations de Martov concernant le passage du pouvoir aux Soviets nous apparaissent comme extrêmement caractéristiques. Jusqu'au 4 juillet, Martov fut un adversaire de ce mot d'ordre. Depuis le 4 juillet, il en est partisan. Au début d'août, il y est de nouveau opposé. Remarquez combien son argumentation est monstrueusement illogique et amusante du point de vue marxiste. Il est contre (le passage du pouvoir aux Soviets) parce que «le rapport réel des forces ne permet pas en ce moment d'exiger la transmission du pouvoir aux Soviets. Cette revendication ne pourrait surgir qu'au cours d'une guerre civile aujourd'hui inconcevable».

Pour de l'incohérence, c'est de l'incohérence. Ainsi, le passage du pouvoir aux Soviets était, avant le 4 juillet, possible sans la guerre civile (sainte vérité! ), mais c'est précisément à ce moment que Martov y était opposé... Ainsi, en second lieu, après le 4 juillet, la transmission du pouvoir aux Soviets, dont Martov était alors partisan, eût pu s'accomplir sans guerre civile : c'est faux, manifestement faux, car c'est justement dans la nuit du 4 au 5 que les bonapartistes, soutenus par les cadets et servilement assistés par les Tchernov et les Tsérétéli, amenèrent des troupes contre-révolutionnaires à Petrograd. La prise du pouvoir par la voie pacifique aurait été absolument impossible dans ces conditions.

Il ressort enfin, en troisième lieu, des paroles de Martov que le marxiste, et même le démocrate simplement révolutionnaire, avaient le droit de repousser un mot d'ordre exprimant fidèlement les intérêts du peuple et de la révolution, pour la raison que ce mot d'ordre n'aurait pu être appliqué qu'«au cours d'une guerre civile»... Mais c'est là une absurdité manifeste, une renonciation manifeste à toute lutte des classes, à toute révolution. Qui ne sait, en effet, que l'histoire de toutes les révolutions montre la transformation inévitable, et non fortuite, de la lutte des classes en guerre civile ? Qui ne sait que nous assistons en Russie, justement depuis le 4 juillet, à un début de guerre civile,
dont la bourgeoisie contre-révolutionnaire a pris l'initiative : désarmement des régiments révolutionnaires, exécutions de soldats sur le front, assassinat de bolcheviks ? La guerre civile est, voyez-vous, «inconcevable» pour la démocratie révolutionnaire précisément à l'heure où le cours des événements la fait commencer, avec une nécessité inexorable, par la bourgeoisie contre-révolutionnaire.

Martov est tombé dans l'incohérence la plus invraisemblable, la plus cocasse et la plus impuissante.

Pour démêler l'écheveau qu'il a embrouillé, il faut dire :

Jusqu'au 4 juillet le mot d'ordre du passage de la totalité du pouvoir aux Soviets d'alors était le seul juste. A cette époque, cette transmission du pouvoir pouvait s'effectuer pacifiquement, sans guerre civile, car les masses, le peuple n'étaient pas encore en butte aux violences systématiques qui ont commencé après le 4 juillet. A cette époque il était possible que la révolution se développe pacifiquement d'un bout à l'autre ; il était possible, en particulier, d'éliminer pacifiquement la lutte des classes et des partis au sein des Soviets.

Après le 4 juillet, le passage du pouvoir aux Soviets est devenu impossible sans guerre civile, car le pouvoir est passé, depuis les 4-5 juillet, à la clique militaire bonapartiste soutenue par les cadets et les Cent-Noirs. Il en résulte que tous les marxistes, tous les partisans du prolétariat révolutionnaire, tous les démocrates révolutionnaires sincères doivent expliquer maintenant aux ouvriers et aux paysans le changement radical qui est survenu et, par conséquent, la nécessité de suivre d'autres chemins pour donner le pouvoir aux prolétaires et aux semi-prolétaires.

Martov n'a pas apporté d'arguments en faveur de sa «conception» selon laquelle la guerre civile était inconcevable «en ce moment», en faveur de la déclaration selon laquelle il «ne cherche pas à renverser le gouvernement actuel». Faute d'être motivée, et surtout du fait qu'elle a été exposée dans une réunion de jusqu'auboutistes, son opinion rappelle inévitablement l'argument de ces derniers :
la guerre civile est inadmissible dans un pays menacé par l'ennemi extérieur.

Nous ne savons si Martov aurait osé faire valoir cet argument en public. C'est l'un de ceux que l'on invoque le plus fréquemment parmi les masses petites-bourgeoises. C'est aussi l'un des plus plats. La bourgeoisie n'a craint ni la révolution ni la guerre civile aux moments où l'ennemi extérieur menaçait, pas plus en septembre 1870 en France qu'en février 1917 en Russie. La bourgeoisie n'a pas craint de prendre le pouvoir par la guerre civile à des heures où l'ennemi extérieur menaçait. Cet «argument» des menteurs et des valets de la bourgeoisie n'arrêtera pas davantage le prolétariat révolutionnaire.

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Une des erreurs théoriques les plus criantes que commet Martov, erreur qui est, elle aussi, extrêmement caractéristique de l'idéologie politique de la petite bourgeoisie, consiste à confondre la contre-révolution tsariste et plus généralement monarchique, avec la contre-révolution bourgeoise. Telle est l'étroitesse de vues ou la stupidité spécifique du démocrate petit-bourgeois, qui ne peut pas échapper à sa dépendance économique, politique et idéologique à l'égard de la bourgeoisie, qui cède le pas à cette dernière, qui voit son «idéal» en elle et la croit quand elle dénonce à grands cris le péril de la «contre-révolution de droite».

Martov a exprimé cet ensemble d'idées ou, plus exactement, cette absence d'idées de la petite bourgeoisie, en déclarant dans son discours : «Nous devons, afin de contrebalancer la pression exercée par la droite (sur le gouvernement), créer une contre-pression. »

Exemple de la crédulité et de l'oubli de la lutte des classes propres aux philistins. Le gouvernement leur apparaît comme on ne sait quoi de situé au-dessus des classes et des partis ; il subit seulement une «pression» trop forte venant de droite, il faut accentuer la pression venant de gauche. Haute sagesse digne de Louis Blanc, de Tchernov, de Tsérétéli et de toute cette méprisable confrérie. Et combien cette haute sagesse de philistin est profitable aux bonapartistes, qui voudraient à tout prix persuader les «paysans incultes» que le gouvernement actuel ne combat à droite et à gauche que les extrémistes, qu'il représente les vrais intérêts de l'Etat et réalise une démocratie authentique, alors qu'en réalité ce gouvernement bonapartiste est précisément celui de la bourgeoisie contre-révolutionnaire.

Il est avantageux pour la bourgeoisie (et cela lui est nécessaire pour perpétuer sa domination) de tromper le peuple en lui faisant accroire qu'elle représenterait «la révolution en général, menacée à droite, du côté du tsar, par la contre-révolution». Cette idée, nourrie par les conditions d'existence de la petite bourgeoisie, ne subsiste dans l'ensemble de la «démocratie révolutionnaire» que grâce à la stupidité sans limites des Dan et des Tsérétéli, grâce à la suffisance infinie des Tchernov et des Avksentiev.

Mais quiconque a profité tant soit peu des enseignements de l'histoire ou du marxisme devra convenir qu'à la base d'une analyse politique il faut poser la question des classes. Quelle est la classe qui fait la révolution ? Quelle est la classe qui fait la contre-révolution ?

L'histoire de la France nous montre que la contre-révolution bonapartiste naquit à la fin du XVIIIe siècle (et pour la seconde fois en 1848-1852) sur le terrain de la bourgeoisie contre-révolutionnaire et fraya à son tour la voie à la restauration de la monarchie légitime. Le bonapartisme est une forme de gouvernement qui naît de l'esprit contre-révolutionnaire de la bourgeoisie, dans une ambiance de réformes démocratiques et de révolution démocratique.

Il faut fermer volontairement les yeux pour ne pas voir grandir le bonapartisme en Russie, dans des conditions très analogues. La contre-révolution tsariste est à cette heure insignifiante, elle n'a pas l'ombre d'une importance politique, elle ne joue aucun rôle politique. Des charlatans brandissent et grossissent intentionnellement l'épouvantail de la contre-révolution tsariste pour faire peur aux imbéciles, jeter en pâture aux philistins des informations politiques sensationnelles, détourner l'attention du peuple de la contre-révolution véritable et sérieuse. On ne saurait lire sans rire les réflexions d'un quelconque Zaroudny qui s'évertue à peser l'importance contre-révolutionnaire de quelque membre d'une ligue poussiéreuse de la Sainte Vieille Russie et qui «ne remarque pas» l'importance contre-révolutionnaire de cette ligue de toute la bourgeoisie russe qui s'appelle le parti cadet.

Le parti cadet est la principale force politique de la contre-révolution bourgeoise en Russie. Cette force a su admirablement rallier autour d'elle tous les Cent-Noirs, tant aux élections que (ce qui est plus grave encore) dans l'appareil administratif, militaire et civil, et dans la campagne de presse qui déverse le mensonge et la calomnie et répand les excitations, d'abord contre les bolcheviks, c'est-à-dire contre le parti du prolétariat révolutionnaire, puis contre les Soviets.

Le gouvernement actuel suit graduellement, mais inflexiblement, la politique que le parti cadet préconisait et préparait systématiquement depuis mars 1917. Reprise et prolongation de la guerre impérialiste, cessation des «bavardages» sur la paix, attribution aux ministres du droit de suspendre les journaux d'abord, les congrès ensuite, puis du droit de faire procéder à des arrestations et à des déportations, rétablissement de la peine de mort, exécutions de soldats sur le front, désarmement des ouvriers et des régiments révolutionnaires, envahissement de la capitale par des troupes contre-révolutionnaires, début des arrestations et des poursuites contre les paysans pour «expropriations illicites» des grandes propriétés foncières, fermeture de fabriques et lock-outs, telle est la liste, bien incomplète d'ailleurs, des mesures qui brossent un tableau saisissant de cette contre-révolution bourgeoise qu'est le bonapartisme.

Et que dire de l'ajournement de l'Assemblée constituante et du «couronnement» de la politique bonapartiste par une «Assemblée des représentants des ordres» réunie à Moscou, qui marque une transition vers l'ajournement de l'Assemblée constituante jusqu'à la fin de la guerre ? N'est-ce pas un chef-d'œuvre de politique bonapartiste ? Et Martov ne voit pas où est le quartier général de la contre-révolution bourgeoise !... Vraiment, les arbres l'empêchent de voir la forêt.

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Quel rôle infiniment bas et servile le Comité exécutif central des Soviets - c'est-à-dire les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks qui y prédominent - n'a-t-il pas joué dans l'ajournement de l'Assemblée constituante ! Les cadets avaient donné le ton, émis l'idée de l'ajournement, commencé une campagne de presse, fait demander l'ajournement par un congrès de cosaques. (Un congrès de cosaques ! Comment les Liber, les Avksentiev, les Tchernov et les Tsérétéli ne se seraient-ils pas mis aussitôt à plat ventre !) Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires ont docilement emboîté le pas aux cadets, ils ont rampé comme des chiens au coup de sifflet de leur maître, sous la menace du fouet brandi.

Au lieu de donner au peuple un simple résumé des faits montrant avec quelle impudence, avec quel cynisme, les cadets ont différé et empêché depuis le mois de mars la convocation de l'Assemblée constituante ; au lieu de divulguer les subterfuges mensongers, les allégations fausses selon lesquels la convocation de l'Assemblée constituante à la date fixée est impossible ; au lieu de cela, le Bureau du Comité exécutif central a promptement levé les «doutes» exprimés même par un Dan (même par un Dan !) et détaché deux larbins de cette assemblée de larbins, Bramson et Bronzov, au Gouvernement provisoire, afin de lui présenter un rapport «sur la nécessité d'ajourner les élections à l 'Assemblée constituante aux 28-29 octobre... » Prélude magnifique au couronnement des bonapartistes par l'Assemblée des représentants des ordres de Moscou. Tous ceux qui ne sont pas encore tombés dans l'infamie doivent se grouper autour du parti du prolétariat révolutionnaire. Sans victoire du prolétariat révolutionnaire, le peuple n'obtiendra pas la paix, les paysans n'obtiendront pas la terre, les ouvriers et tous les travailleurs n'obtiendront pas de pain.


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