1922

Publié dans Socialisme ou Barbarie, n°26 (novembre 1958).

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Remarques critiques sur la critique de la révolution russe de R. Luxembourg

Georg Lukàcs


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Ce qui est en question, c'est donc le contenu effectif de la brochure. Ici aussi, cependant, le principe, la méthode, le fondement théorique, le jugement général porté sur le caractère de la Révolution qui conditionne en dernière analyse la position prise à l'égard des questions particulières, sont plus importants que la position même prise à l'égard des problèmes particuliers de la révolution russe. Ceux-ci ont, pour la plupart, été réglés par le temps qui s'est écoulé depuis. Levi le reconnaît lui-même pour la question agraire. Sur ce point, donc, plus n'est besoin, aujourd'hui, de polémiquer. Il importe seulement de dégager le principe méthodologique qui nous mène plus près du problème central de ces considérations, celui de la fausse appréciation du caractère de la révolution prolétarienne. Rosa Luxembourg affirme avec insistance : “ Un gouvernement socialiste qui est parvenu au pouvoir doit cependant faire en tout cas une chose : prendre des mesures qui vont dans le sens des conditions fondamentales d'une ultérieure réforme socialiste des rapports agraires ; il doit au moins éviter tout ce qui barre la voie à ces mesures ”. Et elle reproche à Lénine et aux bolcheviks d'avoir négligé cela, d'avoir même fait le contraire. Si cette vue était isolée, on pourrait invoquer que la camarade Rosa Luxembourg - comme presque tout le monde en 1918 - était insuffisamment informée des événements réels en Russie. Mais si nous considérons ce reproche dans le contexte d'ensemble de son exposé, nous nous rendons compte aussitôt qu'elle surestime considérablement la puissance effective dont disposaient les bolcheviks quant à la forme du règlement de la question agraire. La révolution agraire était une donnée complètement indépendante de la volonté des bolcheviks, ou de la volonté du prolétariat. Les paysans auraient de toute façon partagé la terre sur la base de l'expression élémentaire de leur intérêt de classe. Et ce mouvement élémentaire aurait balayé les bolcheviks, s'ils s'y étaient opposés, comme il a balayé les mencheviks et les Socialistes-Révolutionnaires. Pour poser correctement le problème de la question agraire, il ne faut donc pas se demander si la réforme agraire des bolcheviks était une mesure socialiste ou allant dans le sens du socialisme, mais si, dans la situation d'alors, où le mouvement montant de la révolution tendait vers son point crucial, toutes les forces élémentaires de la société bourgeoise en décomposition devaient être rassemblées contre la bourgeoisie s'organisant en contre-révolution (que ces forces aient été “ purement ” prolétariennes ou petites-bourgeoises, qu'elles se soient mues ou non dans le sens du socialisme). Car il fallait prendre position en face du mouvement paysan élémentaire qui tendait au partage des terres. Et cette prise de position ne pouvait être qu'un Oui ou un Non clair et sans équivoque. On devait, soit se mettre à la tête de ce mouvement, soit l'écraser par les armes, auquel cas on devenait forcément le prisonnier de la bourgeoisie, nécessairement alliée sur ce point, comme cela est effectivement arrivé, aux mencheviks et aux Socialistes-Révolutionnaires. Il ne pouvait, à ce moment, être question d' “ infléchir ” progressivement le mouvement “ dans le sens du socialisme ”. Cela pouvait et devait être tenté plus tard. Dans quelle mesure cette tentative a réellement échoué (là-dessus le dossier est loin d'être clos ; il y a des “ tentatives avortées ” qui, cependant, dans un autre contexte et plus tard, portent des fruits) et quelles sont les causes de cet échec, ce n'est pas le lieu d'en discuter. Car ce dont on discute maintenant, c'est de la décision des bolcheviks, au moment de la prise du pouvoir. Et là il faut constater que, pour les bolcheviks, le choix n'était pas entre une réforme agraire allant dans le sens du socialisme et une autre qui s'en éloignait ; on ne pouvait que : mobiliser pour la révolution prolétarienne les énergies libérées du soulèvement paysan élémentaire ou bien - en s'y opposant - isoler sans espoir le prolétariat et contribuer à la victoire de la contre-révolution

Rosa Luxembourg elle-même le reconnaît sans détour : “ Comme mesure politique pour renforcer le gouvernement socialiste prolétarien, c'était une excellente tactique. Mais la médaille avait malheureusement son revers : la prise de possession immédiate des terres par les paysans n'avait rien de commun avec une économie socialiste ”. Quand cependant, à l'appréciation correcte de la tactique politique des bolcheviks, elle relie quand même son reproche contre leur façon d'agir sur le plan économique et social, on voit déjà apparaître ici l'essence de son appréciation de la révolution russe, de la révolution prolétarienne : la surestimation de son caractère purement prolétarien, et donc la surestimation de la puissance extérieure et de la lucidité et de la maturité intérieures que la classe prolétarienne peut posséder dans la première phase de la révolution et a effectivement possédées. Et on voit apparaître en même temps, comme en étant le revers, la sous-estimation de l'importance des éléments non prolétariens dans la révolution, sous-estimation des éléments non prolétariens en dehors de la classe et de la puissance de telles idéologies à l'intérieur du prolétariat lui-même. Cette fausse appréciation des vraies forces motrices conduit à l'aspect décisif de sa position fausse : à la sous-estimation du rôle du parti dans la révolution, à la sous-estimation de l'action politique consciente, par opposition au mouvement élémentaire sous la pression de la nécessité de l'évolution économique.


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