1906

Les leçons de la révolution russe de 1905 : action spontanée et organisation, masses et chefs... La politique révolutionnaire face au bureaucratisme réformiste qui apparait au sein de la social-démocratie.


R. Luxemburg : Grève de masse, parti et syndicat

Rosa Luxemburg

Dans la question de la grève de masse, les événements de Russie nous obligent à réviser tout d'abord la conception générale du problème. Jusqu'à présent, ceux qui étaient partisans de « tenter la grève de masse » en Allemagne, les Bernstein, Eisner, etc., aussi bien que les adversaires rigoureux d'une telle tentative représentés dans le syndicat par exemple par Bömelburg [1], s'en tiennent pour le fond à une même conception, à savoir la conception anarchiste. Les pôles opposés en apparence non seulement ne s'excluent pas, mais encore se conditionnent et se complètent réciproquement. Pour la conception anarchiste des choses en effet, la spéculation sur le « grand chambardement », sur la révolution sociale, n'est qu'un caractère extérieur et non essentiel; l'essentiel, c'est la façon toute abstraite, anti-historique, de considérer la grève de masse ainsi d'ailleurs que toutes les conditions de la lutte prolétarienne. L'anarchiste n'envisage que deux conditions matérielles préalables de ces spéculations « révolutionnaires » : c'est d'abord « l'espace éthéré » et ensuite la bonne volonté et le courage de sauver l'humanité de la vallée de larmes capitaliste où elle gémit aujourd'hui. C'est dans cet « espace éthéré » que naquit ce raisonnement il y a plus de soixante ans déjà que la grève de masse était le moyen le plus court, le plus sûr et le plus facile de faire le saut périlleux dans un au-delà social meilleur. C'est dans ce même « espace abstrait » que naquit récemment cette idée, issue de la spéculation théorique, que la lutte syndicale est la seule réelle « action de masse directe » et par conséquent la seule lutte révolutionnaire - dernier refrain, comme on. sait, des « syndicalistes » français et italiens. Le malheur a toujours été pour l'anarchiste que les méthodes de lutte improvisées dans l' « espace éthéré », se sont toujours révélées de pures utopies, en outre la plupart du temps, comme elles refusaient de compter avec la triste réalité méprisée, elles cessaient insensiblement d'être des théories révolutionnaires pour devenir les auxiliaires pratiques de la réaction.

Or c'est sur le même terrain de la considération abstraite et sans souci de l'histoire que se placent aujourd'hui d'une part ceux qui voudraient déclencher prochainement en Allemagne la grève de masse à un jour déterminé du calendrier, sur un décret de la direction du Parti, et d'autre part ceux qui, comme les délégués du Congrès syndical de Hambourg veulent liquider définitivement le problème de la grève de masse en en interdisant la « propagande ». L'une et l'autre tendances partent de l'idée commune et absolument anarchiste que la grève de masse n'est qu'une arme purement technique qui pourrait à volonté, selon qu'on le juge utile, être « décidée » ou inversement « interdite », tel un couteau que l'on peut tenir fermé pour toute éventualité dans la poche ou au contraire ouvert et prêt à servir quand on le décide. Sans doute les adversaires de la grève de masse revendiquent-ils à juste titre le mérite de tenir compte du terrain historique et des conditions matérielles de la situation actuelle en Allemagne, par opposition aux « romantiques de la révolution » qui planent dans l'espace immatériel et se refusent absolument à envisager la dure réalité, ses possibilités et impossibilités. « Des faits et des chiffres, des chiffres et des faits », s'écrient-ils comme M. Gradgrind dans Les Temps difficiles de Dickens. Ce que les adversaires syndicalistes de la grève de masse entendent par le « terrain historique » et les « conditions matérielles », ce sont deux éléments différents : d'une part la faiblesse du prolétariat, de l'autre la force du militarisme prussien.

L'insuffisance des organisations ouvrières et de l'état des fonds, la puissance des baïonnettes prussiennes, tels sont les « faits et chiffres » sur lesquels ces dirigeants syndicaux fondent leur conception pratique du problème. Certes, les caisses syndicales comme les baïonnettes prussiennes sont incontestablement des faits matériels et même très historiques, mais la conception politique fondée sur ces faits n'est pas le matérialisme historique au sens de Marx, mais un matérialisme policier au sens de Puttkammer[2]. Même les représentants de l'Etat policier comptent beaucoup et même exclusivement avec la puissance effective du prolétariat organisé à chaque moment comme avec la puissance matérielle des baïonnettes; du tableau comparatif de ces deux chiffres, ils ne cessent de tirer cette conclusion tranquillisante : le mouvement ouvrier révolutionnaire est produit par des meneurs, des agitateurs; ergo nous avons dans les prisons et les baïonnettes un moyen suffisant pour nous rendre maîtres de ce “ « phénomène passager et désagréable ».

La classe ouvrière consciente de l'Allemagne a depuis longtemps compris le comique de cette théorie policière, selon laquelle tout le mouvement ouvrier moderne serait le produit artificiel et arbitraire d'une poignée d'« agitateurs et de meneurs » sans scrupules. Nous voyons la même conception se manifester lorsque deux ou trois braves camarades se forment en colonnes de veilleurs de nuit volontaires pour mettre en garde la classe ouvrière allemande contre les menées dangereuses de quelques « romantiques de la révolution » et leur « propagande pour la grève de masse »; ou encore, lorsque du côté adverse, on assiste au lancement d'une campagne indignée et larmoyante par ceux qui, déçus dans leur attente d'une explosion de la grève de masse en Allemagne, s'en croient frustrés par je ne sais quelles collusions « secrètes » de la direction du Parti et de la Commission générale des syndicats. Si le déclenchement des grèves dépendait de la « propagande » incendiaire des « romantiques de la révolution » ou des décisions secrètes ou publiques des Comités directeurs nous n'aurions eu jusqu'ici aucune grève de masse importante en Russie. Il n'y a pas de pays - j'ai déjà relevé le fait dans la Gazette ouvrière de la Saxe (Sachsische Arbeiterzeitung) en mars 1905 - où l'on ait aussi peu pensé à « propager » ou même à « discuter » la grève de masse que la Russie. Et les quelques exemples isolés de résolutions et d'accords de la direction du parti socialiste russe qui décrétaient de toutes pièces la grève générale - comme la dernière tentative en août 1905 après la dissolution de la Douma – ont presque entièrement échoué. La révolution russe nous apprend donc une chose : c'est que la grève de masse n'est ni « fabriquée » artificiellement ni « décidée », ou « propagée », dans un éther immatériel et abstrait, mais qu'elle est un phénomène historique résultant à un certain moment d'une situation sociale à partir d'une nécessité historique.

Ce n'est donc pas par des spéculations abstraites sur la possibilité ou l'impossibilité, sur l'utilité ou le danger de la grève de masse, c'est par l'étude des facteurs et de la situation sociale qui provoquent la grève de masse dans la phase actuelle de la lutte des classes, qu'on résoudra le problème; ce problème, on ne le comprendra pas et on ne pourra pas le discuter à partir d'une appréciation subjective de la grève générale en considérant ce qui est souhaitable ou non, mais à partir d'un examen objectif des origines de la grève de masse, et en se demandant si elle est historiquement nécessaire.

Dans l'espace immatériel de l'analyse logique abstraite on peut prouver avec la même rigueur aussi bien l'impossibilité absolue, la défaite certaine de la grève de masse, que sa possibilité absolue et sa victoire assurée. Aussi la valeur de la démonstration est-elle dans les deux cas la même, je veux dire nulle. C'est pourquoi craindre la propagande pour la grève de masse, prétendre excommunier formellement les coupables de ce crime, c'est être victime d'un malentendu absurde. Il est tout aussi impossible de « propager » la grève de masse comme moyen abstrait de lutte qu'il est impossible de « propager » la révolution. La « révolution » et la « grève de masse » sont des concepts qui ne sont eux-mêmes que la forme extérieure de la lutte des classes et ils n'ont de sens et de contenu que par rapport à des situations politiques bien déterminées.

Entreprendre une propagande en règle pour la grève de masse comme forme de l'action prolétarienne, vouloir colporter cette « idée » pour y gagner peu à peu la classe ouvrière serait une occupation aussi oiseuse, aussi vaine et insipide que d'entreprendre une campagne de propagande pour l'idée de la révolution ou du combat sur les barricades. Si la grève de masse est devenue à l'heure qu'il est le centre du vif intérêt de la classe ouvrière allemande et internationale, c'est qu'elle représente une nouvelle forme de lutte, et, comme telle, le symptôme certain de profonds changements intérieurs dans les rapports des classes et les conditions de la lutte des classes. Si la masse des prolétaires allemands - malgré la résistance obstinée de ses dirigeants syndicaux - manifeste un intérêt aussi ardent à ce problème nouveau, cela témoigne de son sûr instinct révolutionnaire et de sa vive intelligence. Mais à cet intérêt, à cette noble soif intellectuelle, à cet élan des ouvriers pour l'action révolutionnaire, on ne répondra pas en dissertant par une gymnastique cérébrale abstraite sur la possibilité ou l'impossibilité de la grève de masse; on y répondra en expliquant le déroulement de la révolution russe, son importance internationale, l'exaspération des conflits de classes dans l'Europe Occidentale, les nouvelles perspectives politiques de la lutte de classe en Allemagne, le rôle et les devoirs de la masse dans les luttes à venir. C'est seulement sous cette forme que la discussion sur la grève de masse servira à élargir l'horizon intellectuel du prolétariat, contribuera à aiguiser sa conscience de classe, à approfondir ses idées et à fortifier son énergie pour l'action. Par ailleurs, dans cette perspective, on voit apparaître le ridicule du procès criminel intenté par les adversaires du « romantisme révolutionnaire » qui accusent les tenants de cette tendance de ne pas avoir obéi à la lettre de la résolution d'Iéna [3]. Les partisans d'une politique « raisonnable et pratique » acceptent à la rigueur cette résolution parce qu'elle lie la grève de masses aux destinées du suffrage universel. Ils croient pouvoir en en conclure deux choses : 1° que la grève de masse conserve un caractère purement défensif; 2° qu'elle est elle-même subordonnée au parlementarisme, muée en une simple annexe du parlementarisme. Mais le véritable fond de la résolution d'Iéna réside dans l'analyse selon laquelle, dans l'état actuel de l'Allemagne, une atteinte portée par la réaction, par le pouvoir, contre le suffrage universel pour les élections au Reichstag, pourrait être le facteur qui déclencherait le signal d'une période de luttes politiques orageuses. C'est alors que pour la première fois en AIlemagne la grève de masse pourrait être appliquée.

Seulement vouloir restreindre et mutiler artificiellement par un texte d'une résolution de Congrès la portée sociale et le champ historique de la grève de masse, comme problème et comme phénomène de la lutte des classes, c'est faire preuve d'un esprit aussi étroit et borné que dans la résolution du Congrès de Cologne[4] qui interdit la discussion de la grève de masse. Dans la résolution d’'Iéna, la social-démocratie allemande a pris officiellement acte de la profonde transformation accomplie par la révolution russe, dans les conditions internationales de la lutte des classes; elle manifestait sa capacité d'évolution révolutionnaire, d'adaptation aux exigences nouvelles de la phase à venir des luttes de classes. En cela réside l'importance de la résolution d'Iéna. Quant à l'application pratique de la grève de masse en Allemagne, l'histoire en décidera comme elle en a décidé en Russie; pour l'histoire, la social-démocratie et ses résolutions sont un facteur important, certes, mais un facteur parmi beaucoup d'autres.


Notes

[1] BÖMELBURG (1862-1912) : syndicaliste allemand de la fédération du bâtiment. Au congrès de Cologne, repoussa toutes les tentatives d’introduire de nouvelles tactiques fondées sur la grève politique de masse.

[2] PUTTKAMMER (1828-1900), ministre de l’Intérieur de Bismarck de 1881 à 1888.

[3] Au congrès d’Iéna (1905) de la social-démocratie allemande fût votée une résolution reconnaissant la grève de masse comme arme éventuelle du prolétariat, en particulier pour la défense des libertés démocratiques. Cette résolution, rédigée par Bebel était jugée trop tiède par R. Luxemburg, qui considérait cependant son adoption comme une victoire.

[4] Au congrès syndical de Cologne (1906) les syndicats réclament une certaine autonomie vis-à-vis du Parti et refusent la discussion sur la grève de masse; c'est là un recul par rapport à la résolution d'Iéna.


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