1907

Rosa Luxemburg enseigne l'économie politique à l'école centrale du parti social-démocrate allemand...
Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Introduction à l'économie politique

Rosa Luxemburg

I : QU'EST-CE QUE L'ÉCONOMIE POLITIQUE ?

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Si nous nous plaçons à ce nouveau point de vue auquel nous venons de parvenir, un certain nombre de choses qui paraissent problématiques s'éclaircissent. Avant tout, l'âge de l'économie politique n'est plus un problème. Une science qui a pour tâche de découvrir les lois du mode anarchique de la production capitaliste, n'a pu évidemment naître avant ce mode de production lui-même, avant que les conditions historiques permettant la domination de classe de la bourgeoisie moderne ne soient progressivement réunies par un travail de déplacements politiques et économiques s'étalant sur des siècles.

Il est vrai que, pour le professeur Bücher, la naissance de l'ordre social actuel a été la chose la plus simple qui soit et n'a que fort peu à voir avec l'évolution économique antérieure. En effet, elle est simplement le fruit de l'éminente volonté et de la sublime sagesse de monarques absolus. “ La formation de l'économie politique ”, nous dit Bücher - et nous savons déjà que pour un professeur bourgeois la notion d'“ économie politique ” n'est qu'une mystification recouvrant la production capitaliste - “ est essentiellement le fruit de la centralisation politique qui commence vers la fin du Moyen Âge avec la naissance de structures étatiques territoriales et trouve son couronnement dans le présent avec la création de l'État national unifié. L'unification économique va de pair avec la soumission des intérêts politiques particuliers aux buts plus élevés de la collectivité. En Allemagne, ce sont les princes territoriaux, plus puissants, qui cherchent à exprimer l'idée étatique moderne en combattant la noblesse campagnarde et les villes. ”

Dans le reste de l'Europe aussi, en Espagne, au Portugal, en Angleterre, en France, aux Pays-Bas, le pouvoir princier a accompli les mêmes exploits. “ Dans tous ces pays se déroule, quoique avec une intensité variable, la même lutte contre les pouvoirs particuliers du Moyen Âge, contre la grande noblesse, les villes, les provinces, les corporations religieuses et laïques. Il s'agit d'abord assurément d'anéantir les cercles autonomes qui freinent l'unification politique. Mais au plus profond du mouvement qui mène à la formation de l'absolutisme princier, sommeillait cependant ce principe historique universel que l'ampleur des nouvelles tâches civilisatrices de l'humanité exigeait une organisation unifiant les peuples entiers, une grande communauté vivante des intérêts, et cette communauté ne pouvait se développer que sur le terrain d'une économie commune. ”

Nous avons là le plus beau fleuron de cette servilité de pensée que nous avons déjà rencontrée chez les professeurs allemands d'économie politique. Selon le professeur Schmoller, la science de l'économie politique est née sur l'ordre de l'absolutisme éclairé. Selon le professeur Bücher, le mode de production capitaliste tout entier n'est que le fruit de la volonté souveraine et des plans ambitieux des princes absolus. Or, c'est faire vraiment trop d'honneur aux grands despotes espagnols et français comme aux petits despotes allemands que de les soupçonner de s'être soucié de quelque “ principe historique universel ” que ce soit et des “ tâches civilisatrices de l'humanité ” dans leurs querelles avec les seigneurs féodaux insolents, à la fin du Moyen Âge, ou dans les sanglantes expéditions contre les villes des Pays-Bas. C'est même mettre la réalité historique la tête en bas.

Certes, l'instauration de grands États bureaucratiques centralisés était une condition indispensable du mode de production capitaliste, mais elle n'était elle-même qu'une conséquence des nouveaux besoins économiques, de sorte qu'on est beaucoup plus près de la vérité en renversant la phrase de Bücher : la centralisation politique est “ essentiellement ” un fruit de la maturation de l'“ économie politique ”, c'est-à-dire de la production capitaliste.

Dans la mesure où l'absolutisme a eu sa part incontestable dans ce processus de maturation historique, il a joué ce rôle en instrument aveugle des tendances historiques, avec la même absence totale d'idées qui l'a fait s'opposer aussi à ces tendances dès que l'occasion s'en présentait. Ainsi, par exemple, quand les despotes médiévaux, par la grâce de Dieu, traitaient les villes, alliées à eux contre les seigneurs féodaux, en simples objets de pression qu'à la moindre occasion ils trahissaient de nouveau au profit des féodaux. Ainsi, quand ils considéraient le continent nouvellement découvert, avec toute son humanité et sa civilisation, comme le terrain exclusif du pillage le plus brutal, le plus sournois, le plus cruel, dans le seul “ but plus élevé ” de remplir les “ trésors princiers ” de lingots d'or dans les délais les plus rapides. Ainsi, quand, plus tard, ils s'opposèrent obstinément à glisser, entre le pouvoir de droit divin et les “ fidèles sujets ”, la feuille de papier appelée constitution parlementaire bourgeoise, qui est pourtant tout aussi indispensable au développement sans entrave de la domination capitaliste que l'unité politique et les grands États centralisés eux-mêmes.

En réalité, d'autres forces, de grandes mutations étaient à l'œuvre à la fin du Moyen Âge dans la vie économique des peuples européens, pour permettre que s'instaure le nouveau mode de production. La découverte de l'Amérique et des voies maritimes vers les Indes pour le sud de l'Afrique entraînèrent un essor insoupçonné et une transformation du commerce qui accélérèrent fortement la dissolution du féodalisme et du régime des corporations urbaines. Les conquêtes, les acquisitions de terre, le pillage des régions nouvellement découvertes, l'afflux soudain de métaux précieux en provenance du nouveau continent, le commerce en grand des épices avec les Indes, l'importante traite des Noirs qui fournissait des esclaves africains aux plantations américaines, tout cela créa en peu de temps en Europe de nouvelles richesses et de nouveaux besoins. Le petit atelier de l'artisan, membre d'une corporation, avec ses mille obligations, se révéla être une entrave à l'élargissement nécessaire de la production et à son progrès rapide, Les grands marchands trouvèrent une solution en regroupant les artisans dans de grandes manufactures en dehors de l'enceinte des villes, les faisant ainsi produire plus vite et mieux sous leurs ordres, sans se soucier des prescriptions étroites des corporations.

En Angleterre, le nouveau mode de production fut introduit par une révolution dans l'agriculture. L'essor de l'industrie lainière dans les Flandres provoqua une grande demande de laine et incita la noblesse féodale anglaise à transformer une grande partie des terres arables en pacages à moutons, chassant les paysans de leurs fermes et de leurs terres. Une masse de travailleurs ne possédant rien, de prolétaires, se trouva ainsi à la disposition de l'industrie capitaliste à ses débuts. La Réforme agit dans le même sens, en entraînant la confiscation des biens d'Église qui furent en partie donnés, en partie vendus à perte à la noblesse et aux spéculateurs et dont la population paysanne se vit également en grande partie chassée. Les manufacturiers et les propriétaires terriens capitalistes trouvèrent ainsi une population pauvre, prolétarisée, qui fuyait les réglementations féodales et corporatives et qui, après le long martyre d'une vie errante, le dur travail dans les workhouses, les persécutions cruelles de la loi et des sbires de la police, voyait un port de salut dans l'esclavage salarial au service de la nouvelle classe d'exploiteurs. Vinrent ensuite, dans les manufactures, les grandes révolutions techniques qui permirent de plus en plus, à côté ou à la place de l'artisan qualifié, l'emploi sans cesse croissant du prolétaire salarié sans qualification.

Le déploiement de ces nouvelles conditions se heurtait de toutes parts aux barrières féodales et à une société en plein délabrement. L'économie naturelle, liée par essence au féodalisme, et la paupérisation des masses populaires soumises à l'exploitation sans limite du servage rétrécissaient le marché intérieur pour les marchandises sortant des manufactures, taudis que dans les villes les corporations continuaient à tenir dans leurs chaînes le facteur le plus important de la production, la force de travail. L’appareil d'État, avec son éparpillement politique infini, son manque de sécurité publique, son fatras d'absurdités douanières et commerciales freinait et perturbait à chaque pas le nouveau commerce et la nouvelle production.

Il fallait de toute évidence que la bourgeoisie montante d'Europe occidentale, porte-parole du libre commerce mondial et de l'industrie, se débarrassât d'une façon ou d'une autre de ces obstacles, à moins de renoncer complètement à sa mission historique. Avant de mettre le féodalisme en pièces pendant la Grande Révolution Française, elle s'attaqua à lui par la critique, et la nouvelle science de l'économie politique naquit ainsi pour devenir l'une des armes idéologiques les plus importantes de la bourgeoisie dans sa lutte contre l'État féodal du Moyen Âge et pour l'État capitaliste moderne. L'ordre économique naissant se présenta d'abord sous la forme d'une nouvelle richesse rapidement surgie qui se déversait sur la société de l'Europe occidentale et provenait de sources absolument différentes, en apparence inépuisables et infiniment plus abondantes que les méthodes patriarcales du féodalisme de pressurisation des paysans, méthodes qui, du reste, avaient épuisé toutes leurs ressources. L'origine la plus frappante de la nouvelle richesse, ce ne fut pas d'abord le nouveau mode de production lui-même, mais ce qui lui en ouvrait la voie, le puissant essor du commerce. Aussi est-ce dans les riches républiques italiennes des bords de la Méditerranée, et en Espagne, foyers les plus importants du commerce mondial à la fin du Moyen Âge, que surgissent les premières questions concernant l'économie politique et les premières tentatives de réponse.

Qu'est-ce que la richesse ? D'où provient la richesse ou la pauvreté des États ? Tel était le nouveau problème après que les vieilles notions de la société féodale eussent perdu leur valeur traditionnelle dans le tourbillon des nouvelles relations. La richesse, c'est l'or avec lequel on peut tout acheter. Donc le commerce crée de la richesse. Et les États qui sont en mesure d'importer beaucoup d'or et de ne pas en laisser sortir du tout deviennent riches. Donc le commerce mondial, les conquêtes coloniales, les manufactures qui produisent des articles d'exportation doivent être encouragés par l'État, tandis que l'importation de produits étrangers qui fait sortir l'or doit être interdite. Telle fut la doctrine économique qui surgit en Italie dès la fin du XVI° siècle et s'imposa largement en Angleterre, en France, au XVII° siècle. Et aussi grossière que soit encore cette doctrine, elle constitue une rupture brutale avec la conception féodale de l'économie naturelle, elle en est la première critique audacieuse, elle constitue la première idéalisation du commerce, de la production marchande et - sous cette forme - du capital, c'est enfin le premier programme d'intervention politique de l'État qui satisfasse la jeune bourgeoisie montante.

Bientôt le capitaliste producteur de marchandises devient le centre nerveux de l'économie, à la place du commerçant, mais il le fait encore prudemment, sous le masque du serviteur besogneux dans l'antichambre des seigneurs féodaux. La richesse, ce n'est pas du tout l'or, qui n'est que l'intermédiaire dans le commerce des marchandises, proclament les rationalistes français du XVIII° siècle. Quel aveuglement puéril que de voir dans le métal brillant le gage du bonheur des peuples et des États ! Le métal peut-il me rassasier quand j'ai faim, me protéger du froid quand je suis nu ? Le roi Darius, avec tous ses trésors, n'a-t-il pas souffert en campagne tous les tourments de la soif, et n'aurait-il pas donné tout son or pour une gorgée d'eau ? Non, la richesse, ce sont tous les présents de la nature qui satisfont les besoins de tous, rois ou esclaves. Plus la population satisfait largement ses besoins, et plus l'État est riche, parce qu'il peut lever d'autant plus d'impôts. Qui arrache à la nature le grain dont nous faisons le pain, la fibre dont nous tissons nos vêtements, le bois et le minerai avec lesquels nous fabriquons nos maisons et nos outils ? L'agriculture ! C'est elle, et non le commerce, la vraie source de la richesse ! Donc, la population agricole, les paysans, dont les bras créent la richesse de tous, doivent être sauvés de la misère insondable, protégés de l'exploitation féodale et atteindre au bien-être ! (Ce qui me donnera des débouchés pour mes marchandises, ajoutait tout bas le capitaliste manufacturier.) Donc les grands propriétaires terriens, les barons féodaux, dans les mains desquels aboutit toute la richesse agricole, doivent être les seuls à payer des impôts et à entretenir l'État ! (Et moi qui, soi-disant, ne crée aucune richesse, je n'ai pas besoin de payer d'impôt, murmurait à nouveau le capitaliste dans sa barbe.) Il suffit de libérer l'agriculture, le travail au sein de la nature, des entraves du féodalisme, et les sources de la richesse jailliront dans leur abondance naturelle pour le peuple et l'État, et le bonheur de tous les hommes s'instaurera de lui-même dans l'harmonie universelle.

Dans ces doctrines des rationalistes du XVIII° siècle, on entendait déjà nettement le grondement tout proche de la prise de la Bastille, et la bourgeoisie capitaliste se sentit bientôt assez forte pour jeter le masque de la soumission, se planter vigoureusement à l'avant-scène et exiger sans détour que l'État tout entier soit remodelé selon ses désirs. L'agriculture n'est pas du tout la seule source de richesse, explique Adam Smith en Angleterre à la fin du XVIII° siècle. Tout travail salarié, appliqué à la production de marchandises, que ce soit dans le domaine agricole ou dans l'industrie, crée de la richesse ! (Tout travail, disait Adam Smith, mais pour lui comme pour ses successeurs, déjà réduits au rôle de porte-parole de la bourgeoisie ascendante, l'homme qui travaille était par nature le salarié capitaliste !) Car, outre le salaire nécessaire à l'entretien du travailleur lui-même, tout travail salarié crée aussi la rente nécessaire à l'entretien du propriétaire terrien et le profit, qui est la richesse du possesseur de capital, du patron. La richesse est d'autant plus grande que sont grandes les masses de travailleurs mis au travail dans un atelier, sous le commandement du capital, et que la division du travail entre eux est plus précise et plus soigneuse. Voilà la véritable harmonie naturelle, la vraie richesse des nations : de tout travail provient, pour ceux qui travaillent, un salaire qui les maintient en vie et les contraint à continuer leur travail salarié; pour les propriétaires terriens, une rente permettant une vie insouciante; pour le chef d'entreprise, un profit qui lui donne l'envie de poursuivre l'entreprise. Ainsi tout le monde est pourvu sans recourir aux vieux moyens grossiers du féodalisme. C'est encourager la “ richesse des nations ” que d'encourager la richesse de l'entrepreneur capitaliste qui maintient le tout en mouvement et exploite le filon d'or de la richesse, le travail salarié. Que disparaissent les entraves et les obstacles du bon vieux temps, ainsi que les nouvelles méthodes paternalistes inventés par l'État pour faire le bonheur du peuple : libre concurrence, libre développement du capital privé, tout l'appareil fiscal et étatique au service de l'entreprise capitaliste - et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Tel était l'évangile économique de la bourgeoisie, débarrassé de ses voiles, et l'économie politique recevait définitivement le baptême, sous sa vraie figure. Certes, les propositions de réformes pratiques, les avertissements de la bourgeoisie à l'État féodal échouèrent aussi lamentablement qu'ont toujours échoué les essais historiques de verser du vin nouveau dans de vieilles outres. Le marteau de la révolution accomplit en 24 heures ce qu'un demi-siècle de rapiéçage réformateur n'avait pu faire. Ce fut la conquête du pouvoir politique qui donna à la bourgeoisie les conditions de sa domination. L'économie politique a été, avec les théories philosophiques, sociales et du droit naturel élaborées au siècle des Lumières, et au premier rang de ces théories, un moyen de prise de conscience de la classe bourgeoise et, comme telle, la condition préalable et l'aiguillon de l'action révolutionnaire. Jusque dans ses ramifications les plus ténues, l’œuvre bourgeoise de rénovation mondiale a été alimentée en Europe par les idées de l'économie nationale classique. En Angleterre, la bourgeoisie est allée chercher ses armes dans l'arsenal de Smith-Ricardo, dans sa lutte pour le libre-échange qui a inauguré sa domination sur le marché mondial. Et même les réformes des Stein, Hardenberg, Scharnhorst en Prusse, qui cherchaient à rendre un peu plus moderne et plus viable le fatras féodal après les coups reçus à Iéna, se sont inspirées des doctrines des économistes classiques anglais, de sorte que le jeune économiste allemand Marwitz pouvait écrire en 1810 : Adam Smith est le plus puissant souverain en Europe, à côté de Napoléon.

Si nous comprenons maintenant pourquoi l'économie politique n'a vu le jour qu'il y a environ un siècle et demi, son destin ultérieur s'éclaire de ce même point de vue : l’économie politique étant une science des lois particulières du mode de production capitaliste, son existence et sa fonction dépendent de ce mode de production et perdent toute base dès qu'il cesse d'exister. En d'autres termes : le rôle de l'économie politique comme science sera terminé dès que l'économie anarchique du capitalisme fera place à un ordre économique planifié, organisé et dirigé consciemment par l'ensemble de la société laborieuse. La victoire de la classe ouvrière moderne et la réalisation du socialisme signifient la fin de l'économie politique comme science. C'est ici que se noue la relation particulière entre l'économie politique et la lutte de classe du prolétariat moderne.

Si l'économie politique a pour tâche et pour objet d'expliquer les lois de la formation, du développement et de l'expansion du mode de production capitaliste, elle doit, par une conséquence inéluctable, dévoiler les lois du déclin du capitalisme, car tout comme les formes économiques antérieures, elle n'est pas éternelle, mais représente seulement une phase historique passagère, un degré dans l'échelle infinie de l'évolution sociale. La théorie de la montée du capitalisme se transforme logiquement en théorie de la décadence du capitalisme, la science du mode de production du capital en fondement scientifique du socialisme, le moyen théorique de domination de la bourgeoisie en arme de la lutte de classe révolutionnaire pour l'émancipation du prolétariat.

Évidemment, ni les savants français ni les savants anglais, et encore moins les savants allemands des classes bourgeoises n'ont résolu cette seconde partie du problème général de l'économie politique. Un homme a tiré les dernières conséquences de la théorie du mode de production capitaliste, en se situant dès l'abord du point de vue du prolétariat révolutionnaire : Karl Marx. Pour la première fois, le socialisme et le mouvement ouvrier moderne se placèrent sur le terrain inébranlable de la connaissance scientifique.

En tant qu'idéal d'un ordre social reposant sur l'égalité et la fraternité entre les hommes, en tant qu'idéal d'une société communiste, le socialisme datait de milliers d'années. Chez les premiers apôtres du christianisme, chez diverses sectes religieuses du Moyen Âge, lors de la guerre des paysans, l'idée socialiste n'a cessé de jaillir comme expression la plus radicale de la révolte contre l'ordre existant. Mais justement comme idéal recommandable en tout temps et en tout lieu historique, le socialisme n'était que le beau rêve de quelques exaltés, un songe doré et hors d'atteinte, comme l'arc-en-ciel dans les nuages.

A la fin du XVIII° siècle et au début du XIX°, l'idée socialiste apparaît d'abord avec force et insistance, débarrassée des rêveries des sectes religieuses, comme le reflet des horreurs et des ravages provoqués dans la société par le capitalisme naissant. Même à ce moment, le socialisme n'est au fond qu'un rêve, l'invention de quelques têtes audacieuses. Si nous écoutons le premier précurseur des soulèvements révolutionnaires du prolétariat, Gracchus Babeuf, qui tenta, pendant la Grande Révolution Française, un coup de main pour l'introduction violente de l'égalité sociale, le seul fait sur lequel il fonde ses aspirations communistes, c'est l'injustice criante de l'ordre social existant. Il ne se lasse pas de la peindre sous les couleurs les plus sombres, dans des articles et des pamphlets passionnés et dans sa plaidoirie devant le tribunal qui l'a condamné à mort. Son évangile du socialisme est une répétition monotone d'accusations contre l'injustice régnante, contre les souffrances et les tourments, la misère et l'abaissement des travailleurs aux dépens desquels une poignée d'oisifs s'enrichit et règne. Il suffisait, selon Baboeuf, que l'ordre social existant méritât sa perte pour qu'il pût être réellement renversé il y a cent ans, pourvu qu'il se trouvât un groupe d'hommes résolus qui s'emparât du pouvoir et instaurât le régime de l'égalité, comme les Jacobins avaient, en 1793, pris le pouvoir politique et instauré la république.

C'est sur de tout autres méthodes et bien qu'essentiellement sur les mêmes fondements que reposent les idées socialistes défendues avec beaucoup plus de génie et d'éclat dans les années trente du siècle dernier par trois grands penseurs, Saint-Simon et Fourier en France, Owen en Angleterre. Certes, aucun des trois n'envisageait plus la prise du pouvoir révolutionnaire pour réaliser le socialisme; au contraire, comme toute la génération qui a suivi la Grande Révolution, ils étaient détournés de tout bouleversement social et de toute politique, et partisans résolus de la propagande purement pacifique. Cependant, chez tous, la base de l'idée socialiste était la même : simple projet, invention d'une tête géniale qui en recommandait la réalisation à l'humanité tourmentée pour la sauver de l'enfer de l'ordre social bourgeois.

Malgré toute la vigueur de leurs critiques et la magie de leurs idéaux, ces théories socialistes sont restées pratiquement sans influence sur le mouvement et les luttes réels de l'histoire. Babeuf et sa petite troupe d'amis périrent dans la tourmente contre-révolutionnaire, comme un frêle esquif, sans laisser d'abord d'autre trace qu'une brève ligne lumineuse dans les pages de l'histoire révolutionnaire. Saint-Simon et Fourier n'ont abouti qu'à regrouper des sectes de partisans enthousiastes et doués qui se sont ensuite dispersés ou ont pris d'autres directions, après avoir répandu les germes riches et féconds d'idées, de critiques et d'essais sociaux. C'est encore Owen qui a eu le plus d'influence sur le prolétariat, mais cette influence se perd sans laisser de trace, après avoir enthousiasmé une petite élite d'ouvriers anglais dans les années 1830 et 40.

Une nouvelle génération de dirigeants socialistes est apparue dans les années 1840 : Weitling en Allemagne, Proudhon, Louis Blanc, Blanqui en France. La classe ouvrière avait déjà, de son côté, entrepris la lutte contre la domination du capital, les révoltes élémentaires des canuts lyonnais en France, du mouvement chartiste en Angleterre avaient donné le signal de la lutte de classe. Il n'y avait cependant aucun lien direct entre ces mouvements élémentaires des exploités et les diverses théories socialistes. Les prolétaires en révolution n'avaient aucun but socialiste en vue, les théoriciens socialistes ne cherchaient pas à faire appuyer leurs idées par une lutte politique de la classe ouvrière. Leur socialisme devait se réaliser grâce à certaines institutions astucieuses, telles la banque populaire de Proudhon pour un juste échange des marchandises ou les associations de producteurs de Louis Blanc. Le seul socialiste qui comptât sur la lutte politique comme moyen de réaliser la révolution sociale, c'était Auguste Blanqui : il était le seul véritable défenseur du prolétariat et de ses intérêts révolutionnaires de classe en cette période. Toutefois, son socialisme n'était au fond qu'un projet de république sociale réalisable à tout moment par la volonté résolue d'une minorité révolutionnaire.

L'année 1848 allait voir le point culminant et en même temps la crise de l'ancien socialisme dans toutes ses variantes. Le prolétariat parisien, influencé par la tradition des luttes révolutionnaires antérieures, remué par divers systèmes socialistes, était passionnément attaché à des idées confuses de justice sociale. Dès le renversement du roi-bourgeois Louis-Philippe, les ouvriers parisiens utilisèrent leur position de force pour exiger cette fois de la bourgeoisie effrayée la réalisation de la “ république sociale ” et d'une nouvelle “ organisation du travail ”. Pour appliquer ce programme, le prolétariat accorda au gouvernement provisoire le célèbre délai de trois mois pendant lesquels les ouvriers avaient faim et attendaient tandis que la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie s'armaient en secret et préparaient l'écrasement des ouvriers. Le délai prit fin avec les mémorables batailles de juin où l'idéal d'une “ république sociale à tout moment réalisable ” fut noyé dans le sang du prolétariat parisien. La révolution de 1848 n'amena pas le règne de l'égalité sociale, mais la domination politique de la bourgeoisie et un essor sans précédent de l'exploitation capitaliste sous le Second Empire.

Au moment même où le socialisme des anciennes écoles semblait pour toujours enterré sous les barricades de l'insurrection de juin, Marx et Engels fondaient l'idée socialiste sur une assise entièrement nouvelle. Ils ne cherchaient les points d'appui du socialisme ni dans la condamnation morale de l'ordre social existant, ni dans la découverte de projets aussi ingénieux et séduisants que possible pour introduire en contrebande l'égalité sociale dans le régime actuel. Ils se tournèrent vers l'étude des relations économiques dans la société contemporaine. C'est là, dans les lois de l'anarchie capitaliste, que Marx découvrit le véritable levier des aspirations socialistes. Les classiques français et anglais de l'économie politique avaient découvert les lois selon lesquelles l'économie capitaliste vit et se développe; un demi-siècle plus tard, Marx reprit leur œuvre exactement là où ils l'avaient arrêtée. Il découvrit à son tour que les lois de l'ordre économique contemporain travaillaient à la propre perte de cet ordre économique en menaçant de plus en plus l'existence de la société par le développement de l'anarchie et par un enchaînement de catastrophes économiques et politiques. Ce sont, comme l'a démontré Marx, les tendances évolutives de la domination du capital qui, parvenues à un certain point de maturation, rendent nécessaire le passage a un mode d'économie consciemment planifiée et organisée par l'ensemble de la société laborieuse, pour que toute la société et toute la civilisation humaine ne sombrent pas dans les convulsions d'une anarchie déchaînée. Le capital lui-même précipite inexorablement l'heure de son destin, en rassemblant en masses toujours plus grandes ses futurs fossoyeurs : les prolétaires; en s'étendant à tous les pays de la terre, en instaurant une économie mondiale anarchique et en créant ainsi les bases d'un rassemblement du prolétariat de tous les pays en une puissance révolutionnaire mondiale qui balaiera la domination de la classe capitaliste. Le socialisme cessait ainsi d'être un projet, un merveilleux phantasme, ou l'expérience, acquise à la force du poignet par quelques groupes d'ouvriers isolés dans différents pays. Le socialisme, programme commun d'action politique du prolétariat international, est une nécessité historique, parce qu'il est le fruit des tendances évolutives de l'économie capitaliste.

On comprend maintenant pourquoi Marx a situé sa propre doctrine économique en dehors de l'économie politique officielle et l'a appelée “ une critique de l'économie politique ”. Certes, les lois de l'anarchie capitaliste et de sa ruine, telles que Marx les a développées, ne sont que la continuation de l'économie politique telle que les savants bourgeois l'ont créée, mais elles sont une continuation dont les résultats finaux sont en complète contradiction avec les points de départ de ceux-là. La doctrine de Marx est fille de la théorie économique bourgeoise, mais sa naissance a tué la mère. Dans la théorie de Marx, l'économie politique a trouvé son achèvement et sa conclusion. La suite ne peut plus être - à part certains développements de détails de la théorie de Marx - que la transposition de cette théorie dans l'action, c'est-à-dire la lutte du prolétariat international pour réaliser l'ordre économique socialiste. La fin de l'économie politique comme science est une action historique de portée mondiale : la traduction dans la pratique d'une économie mondiale organisée selon un plan. Le dernier chapitre de la doctrine de l'économie politique, c'est la révolution sociale du prolétariat mondial.

Le lien spécifique propre à l'économie politique et à la classe ouvrière moderne est basé sur une réciprocité. Si, d'une part, l'économie politique, telle que Marx l'a développée, est plus que toute autre science le fondement irremplaçable de l'éducation prolétarienne, le prolétariat conscient constitue d'autre part le seul auditeur réceptif et capable de comprendre la théorie économique. Ayant encore sous les yeux les décombres de la vieille société féodale en train de s'effondrer, les Quesnay et Boisguillebert en France, les Adam Smith et Ricardo en Angleterre scrutaient autrefois avec fierté et enthousiasme la jeune société bourgeoise et, forts de leur ferme confiance dans le règne millénaire de la bourgeoisie et dans son harmonie sociale “ naturelle ”, plongeaient sans peur leurs regards d'aigles dans les profondeurs des lois capitalistes.

Depuis lors, la lutte de classe prolétarienne, s'amplifiant toujours plus, et particulièrement pendant l'insurrection de juin 1848 du prolétariat parisien, a détruit la confiance de la société bourgeoise en son caractère divin. Depuis qu'elle a goûté à l'arbre de la connaissance des contradiction modernes entre les classes, elle a horreur de la nudité classique dans laquelle les créateurs de sa propre économie politique avaient autrefois fait apparaître l'univers. N'est-il pas clair aujourd'hui que les porte-parole du prolétariat moderne ont fabriqué leurs armes mortelles à partir de ces découvertes scientifiques ?

De là vient que, depuis des décennies, l'économie politique, non seulement socialiste mais même bourgeoise (dans la mesure où celle-ci était autrefois une vraie science) ne rencontre chez les classes possédantes que des oreilles de sourds. Incapables de comprendre les doctrines de leurs grands ancêtres et encore moins d'accepter la doctrine de Marx qui en est sortie et sonne le glas de la société bourgeoise, nos doctes bourgeois exposent, sous le nom d'économie politique, une bouillie informe faite des résidus de toutes sortes d'idées scientifiques et de confusions intéressées, et de ce fait, ne cherchent nullement à étudier les buts réels du capitalisme, mais visent au contraire à masquer ces buts, pour défendre le capitalisme comme étant le meilleur, le seul, l'éternel ordre social possible.

Oubliée et trahie par la société bourgeoise, l'économie politique scientifique ne cherche plus ses auditeurs que parmi les prolétaires conscients, pour trouver en eux non seulement une compréhension théorique, mais un accomplissement pratique. Le mot célèbre de Lassalle s'applique en premier lieu à l'économie politique :

“ Quand la science et les travailleurs, ces deux pôles opposés de la société, s'étreindront, ils étoufferont dans leurs bras tous les obstacles à la civilisation. ”

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