1903

 

Adolf Warszawski-Warski et J. Furstenberg-Hanecki représentaient la SDKPiL (Parti social-démocrate de Pologne et de Lituanie de Rosa Luxemburg, opposé au PPS social-nationaliste) à l’ouverture du IIe Congrès du Parti ouvrier social-démocrate russe où ils discutaient d’une unification des deux organisations. Les négociations devaient échouer dès les premiers jours du congrès à Bruxelles, la pierre d’achoppement étant l’inscription du droit à l’autodétermination dans le programme de la social-démocratie russe, et les délégués polonais ne participèrent pas à la fin du Congrès à Londres.
Mis en ligne par La Bataille Socialiste.

 


Rosa Luxemburg

 

Lettre à Adolf Warszawski-Warski sur les pourparlers avec les russes


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[Berlin, probablement le 5 août 1903]

Cher Adolf,

Nous venons juste de recevoir ta première lettre du 4. Aussi­tôt nous t’avons envoyé un télégramme pour te dire que dès lundi on t’avait posté une lettre exprès à l’adresse que tu avais indiquée : Karol Bryjak, Bruxelles, hôtel « Waterloo ». Notre lettre a été provoquée par le numéro 44 de l’Iskra1, et elle con­tient une déclaration au sujet du paragraphe 7 [sur le droit à l'autodétermination], posant ainsi la question de manière décisive. Tu dois dire aux Russes qu’à la suite de cet article l’intérêt moral de notre adhésion au parti russe (qui a été une arme dans la lutte contre le PPS) est pour nous minimal et que c’était justement cet aspect moral qui nous importait. S’ils refusent de modifier le paragraphe 7 selon les termes de notre déclaration, nous retirons notre adhésion. Dis en passant à Zassoulitch que je ne t’ai écrit qu’après l’article de l’Iskra, que je n’ai plus aucun intérêt à la fusion, et que j’ai con­seillé de ne plus faire aucune concession. Il faut que tu ailles chercher la lettre à la poste et que tu fasses inscrire la déclaration au procès-verbal.

Passons aux points du programme que tu as mentionnés :

1. L’exigence des Russes à avoir leur représentant auprès de notre Comité. Nous ne sommes pas d’accord.

Argumentation : le contrôle de notre activité peut porter sur a) la ligne principale, b) la tactique politique, c) la tactique pratique. Pour ce qui est de a) et b), le contrôle ne peut et ne doit pas être exercé au sein du Comité : il est assumé par la presse et les congrès généraux, ou bien par le Comité central qui est en état de juger de notre tactique et notre activité politique d’après leurs manifestations extérieures. En ce qui concerne c), c’est-à-dire les problèmes du travail d’agitation et d’organisation, le contrôle y est superflu et porterait atteinte au principe d’autonomie intérieure que nous nous sommes fixé. Le contrôle pré­ventif est 1) inutile, 2) impossible et 3) il n’est pratiqué dans aucun parti.

2. La constitution partout de comités communs avec le Bund. Nous acceptons le principe, mais non sa réalisation immédiate.

Argumentation : les comités du Bund se sont constitués après plusieurs années de travail, et ils sont utiles dans la mesure où ils se limitent à l’agitation pratique. Les supprimer d’un jour à l’autre porterait une atteinte sérieuse au travail pratique. De même pour nos propres comités. Former dès maintenant et partout des comités communs signifierait tout simplement l’anéantissement de l’organisation polonaise, l’anéantissement du Bund et la création d’une nouvelle organisation qui ferait partie inté­grante du parti russe. Dans ce cas-là, les congrès polonais et juif, la raison sociale et « l’autonomie » n’ont plus aucun sens. Une telle destruction me paraît en ce moment impensable. Il ne faut pas agir comme le Kanzler et renverser les rapports organisationnels d’un trait de plume mais frayer la voie à cette union.

3. A l’extérieur, dans l’action politique, les comités doivent agir comme un Comité unique. Nous sommes d’accord sur le principe mais non sur la forme du Comité unique.

Argumentation : se présenter sous forme d’« un Comité uni­que » revient à avoir la même raison sociale et le même nom. Or, tant que les comités du Bund et les nôtres ne seront pas unis de facto, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que le Bund renonce à se présenter sous son nom lors des manifestations pu­bliques, et nous ne le ferons pas non plus, car c’est contraire à l’une de nos trois clauses. Le nom et la raison sociale sont pourtant d’une importance secondaire. Le point essentiel c’est d’uniformiser l’action politique, la lutte et la tactique, et nous l’acceptons entièrement (citez ici l’exemple de Lodz, rappelez que nous avons proposé au Bund une action commune dans l’affaire de Kichinev et que c’est le Bund qui s’est dérobé), A partir de ces principes, nous acceptons sans réserves une ré­solution qui engagerait les comités locaux à des actions politiques communes et unanimes (1er Mai, manifestations antigouvernementales, etc.).

4. Les comités biélo-russes et lituaniens. Pour le moment il nous importe peu de savoir à qui se rattacheront ces comités récemment constitués.

Argumentation : à l’heure actuelle notre agitation est destiné avant tout à la population polonaise. Ce n’est évidemment pas le « droit de souveraineté » ou de « suprématie » qui est un facteur déterminant pour placer ces comités sous telle ou telle autorité, mais les besoins pratiques du mouvement. Or, ces besoins ne se cristallisent que dans le développement même du mouvement. Le parti allemand vit en état permanent de « remaniement organisationnel » de ses sections locales. Il y a quelques années, du point de vue organisationnel, la Poznanie appartenait au district de la Prusse orientale, puis elle a été rattachée au district de Wroclaw et, finalement, au fur et à mesure que le mouvement s’élargissait elle s’en est aussi séparée. De même, il arrive que les organisations professionnelles ne scindent géographiquement, suivant leurs besoins. Il en est même pour, ces localités frontalières en Russie qui sont à cheval sur des districts polonais et russes. Nous n’avons rien contre le fait que les Russes annexent provisoirement ces comités à leur organisation; si l’avenir devait prouver qu’il est plus utile et plus pratique de les relier à l’organisation polonaise, on pourra toujours le faire. A cet égard, nous n’avons pas le droit de nous méfier des Russes.

5. Le représentant des Russes à nos congrès. Nous ne sommes pas d’accord.

Argumentation : la même qu’au point 1. Nous leur accordons le droit de contrôle extérieur de notre activité, mais le contrôle intérieur est superflu et contraire à nos clauses. N.B. : ad 1 et 5. Après l’article de l’Iskra, nous n’avons aucune garantie que le Comité central n’enverrait pas de gens qui ne partagent pas nos opinions sur la question fondamentale du programme et de la tactique.

6. Les délégués au Congrès général sont nommés par les comités non pas par le Comité central. D’accord, mais à la condition que les candidatures des comités soient validées par notre Comité central.

Argumentation : naturellement, le Comité central ne tient pas à empêcher les délégués locaux à venir au Congrès. Au contraire, plus il y en a, mieux c’est. D’autre part, il est évident qu’on a besoin de certaines garanties : 1) que ne vienne pas, d’un patelin quelconque, un délégué fictif, usurpateur, ou bien un escroc qui n’appartient même pas à notre parti; 2) que les comités ne soient pas représentés d’une manière qui ne corresponde pas à leur force et à leur travail. Ces deux considérations coïncident d’ailleurs avec les intérêts du Congrès panrusse lui-même, et personne n’y est plus compétent que notre propre Comité central. Par conséquent une résolution : « Les délégués au Congrès pan-russe sont élus par les comités locaux, mais les candidatures polonaises doivent être validées par le Comité central de la SDKPiL. »

7. La formulation ci-jointe du principe de l’autonomie, c’est­-à-dire le paragraphe 7, correspond à celle que nous t’avons envoyée dans la première lettre. Il te reste à écrire et à faire inscrire au procès-verbal une déclaration selon laquelle notre interprétation de ce paragraphe en ce qui concerne la Pologne consiste à exiger l’autonomie pour la Pologne et la Lituanie.

Maintenant, une directive générale : tâchez de ne pas vous écarter des points ci-dessus. Si, contrairement à nos objections, certains de ces points devaient être adoptés, stipulez publiquement, tout en votant contre, que les résolutions votées vous semblent porter atteinte à nos trois clauses cardinales; mais que vous n’êtes pas en mesure de prononcer un jugement autonome sur l’étendue des ivergences entre les résolutions adoptées et nos clauses, et que vous laissez à notre parti le soin de trancher cette question. Vous vous retirerez ainsi en sauvant l’honneur, et vous ne serez pas amenés à rompre ou plier sur place.

La seule exception, c’est le paragraphe 7, sur lequel, après l’article de l’Iskra, nous ne pouvons pas céder.

S’ils essayent de vous persuader qu’étant donné la troisième de nos clauses (à savoir que sans nous aucune autre organisation polonaise ne peut adhérer au parti russe) ce paragraphe n’a pour nous aucune importance pratique, car de toute façon le PPS ne sera pas admis, vous devez répondre que 1) pour nous toute cette fusion a essentiellement une valeur morale et non pratique – celle d’une manifestation permanente contre le nationalisme —, et que 2) même sous l’angle pratique, nous pensons que la fusion ne peut être fructueuse que dans la mesure où elle est fondée sur l’unanimité des principes, car nous ne sommes pas des opportunistes et l’article de l'Iskra témoigne d’une profonde divergence d’opinions, 3) vu l’interprétation que l’Iskra donne maintenant du paragraphe 7 du programme, nous serions obligés, en tant que section du parti qui souscrit à ce programme, d’admettre dans le parti des nationalistes de tout genre dès lors qu’ils acceptent de lutter contre le tsarisme, c’est-à-dire de pratiquer ce que nous estimons être le pire éclectisme. L’histoire du PPS en Allemagne sert d’exemple pratique : au lieu d’opposer le programme de reconstitution au programme d’Erfurt, il a tenté de les amalgamer et c’est justement ce qui s’est révélé impossible.

Remarque au point 2 : si l’on adoptait une résolution sur l’éventualité de la création de comités communs, résolution à laquelle nous ne sommes pas opposés, ajoutez-y un amendement : « Dans les cas concrets, la décision sur les possibilités et l’opportunité de la réalisation de cette éventualité ressortit à la compétence des Comités centraux des organisations respectives. »

Sois calme, ne t’énerve pas, ne sois pas gêné : insiste avec toute la force possible sur nos raisons.

Il est très important que, dans un patelin perdu, la SD ne s’unisse pas sans nous au Bund ou aux Russes2.

Salutations.

Notes de l'édition G. Haupt

1 L’article de Lénine, « La Question nationale dans notre programme », publié dans le n° 44 de l’Iskra, affirmait le droit des nations à l’autodétermi­nation. Lénine écrivait : « Notre programme n’empêche pas le prolétariat polonais d’avancer le mot d’ordre de la République polonaise libre et indé­pendante, même s’il est peu probable que ce mot d’ordre puisse être réalisé avant la victoire du socialisme. »

2 Aux délégués au IIe Congrès du POSDR, qui lui télégraphiaient : « Nous avons reçu hier la lettre exprès. Le programme toujours en commission. Nous négocions en privé avec l’Iskra qui est prête à publier les résolutions que nous avons rédigées. L’une défendra notre programme, l’autre est contre les Papouasses [les gens du PPS]. Nous n’avons pas le numéro de Sprawa. Télégraphiez les deux résolutions. » Rosa Luxemburg répondit par la même voie: « Une seule résolution, comme suit, est suffisante: le Congrès, tout en reconnaissant que la lutte contre l’oppression nationale des Polonais, autant que la lutte contre toute autre forme d’oppression est nécessaire et possible dans le cadre de son programme général, dont le paragraphe 7 garantit l’autonomie des territoires polonais, considère en même temps que la lutte pour la reconstruction de l’État polonais de classe signifie la renonciation à tout combat efficace contre l’absolutisme et que l’insertion de ce postulat dans le programme et dans la propagande ne fera qu’éloigner la classe ouvrière polonaise de la réalisation aussi bien de ses tâches immédiates que de ses tâches finales. »

 
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