1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

I: Le problème de la reproduction


8: Les tentatives de solution de la difficulté chez Marx

Nous trouvons ainsi que l'oubli complet de la circulation de l'argent dans le schéma de la reproduction élargie, qui nous a fait apparaître le processus de l'accumu­lation si facile et si simple, mène à de grandes difficultés. Pour l'analyse de la repro­duction simple, ce procédé était entièrement justifié. Là où la production se faisait exclusivement pour la consommation et était basée sur elle, l'argent ne servait que d'intermédiaire de la répartition du produit social entre les différents groupes de consommateurs et du renouvellement du capital. Ici, pour l'accumulation, la forme argent joue un rôle essentiel : elle ne sert plus seulement d'intermédiaire dans la circu­lation des marchandises, mais en tant que forme sous laquelle apparaît le capital, en tant que facteur de la circulation du capital. La transformation de la plus-value en ar­gent est la condition économique essentielle de l'accumulation capitaliste, quoiqu'elle ne soit pas un facteur essentiel de la reproduction véritable. Entre la production et la reproduction, il y a par conséquent ici deux métamorphoses de la plus-value : le rejet de la forme d'usage et ensuite l'adoption de la forme naturelle correspondant aux buts de l'accumulation. Peu importe qu'il s'agisse de périodes annuelles s'écoulant entre les différentes périodes de production. Cela pourrait être également des périodes mensuelles, ou les métamorphoses de la plus-value dans les sections I et II pourraient se croiser chronologiquement dans leur succession. Ce que signifient en réalité ces successions d'années, ce ne sont pas des intervalles de temps, mais une succession de transformations économiques. Mais cette succession doit être observée, quel que soit le temps, plus ou moins long, qu'elle nécessite pour que soit maintenu le caractère capitaliste de l'accumulation. Nous revenons ainsi de nouveau à la question : qui réalise la plus-value accumulée ?

Marx lui-même sent la lacune existant dans son schéma extérieurement sans défauts de l'accumulation et considère à plusieurs reprises le problème de différents côtés. Écoutons :

« Nous avons montré au livre I° comment l'accumulation s'effectue pour le capitaliste individuel. La conversion en argent du capital marchandise entraîne celle du surproduit qui représente la plus-value. Cette plus-value transformée en argent, le capitaliste la reconvertit en éléments naturels supplémentaires de son capital pro­ductif. Dans le cycle suivant de la production, le capital augmenté fournit un produit augmenté. Mais ce qui se produit pour le capital individuel doit également se reproduire dans la reproduction annuelle totale, tout comme nous avons vu, dans l'étude de la reproduction simple, que la constitution en trésor des éléments fixes du capital individuel, une fois consommés, se retrouve dans la production sociale annuelle [1]. »

Plus loin, Marx étudie le mécanisme de l'accumulation, précisément de ce point de vue que la plus-value, avant d'être accumulée, doit revêtir la forme argent :

« Si le capitaliste A vend dans une année ou pendant un assez grand nombre d'années les masses de marchandises qu'il a produites, il convertit également en argent cette partie du produit marchandise, le surproduit, qui représente la plus-value, par conséquent la plus-value produite par lui sous forme de marchandises; il accumule peu à peu cet argent et se constitue un nouveau capital argent virtuel; capital virtuel à cause de sa capacité et de sa destination de se convertir en éléments du capital productif. Mais, en réalité, il n'y a que thésaurisation simple, qui n'est pas un élément de la reproduction véritable. Le capitaliste A borne donc son activité à retirer successivement de la circulation de l'argent circulant, étant bien entendu que cet argent circulant qu'il enferme dans sa caisse a pu, avant d'entrer dans la circulation, faire partie d'un autre trésor...
« L'argent est retiré de la circulation et accumulé comme trésor par la vente, sans achat subséquent, de la marchandise. Si l'on considère cette opération comme générale, on ne voit pas d'où viendraient les acheteurs, puisque dans ce procès, qu'il faut envisager comme général, chaque capital individuel pouvant se trouver en voie d'accumulation, chacun veut vendre pour entasser et que personne ne veut acheter.
« Si l'on admettait qu'entre les différentes parties de la reproduction annuelle le procès de circulation suit une ligne droite - ce qui serait faux, puisque, à part quel­ques exceptions, il se compose de mouvements réciproques - il faudrait commencer par le producteur d'or ou d'argent qui achète sans vendre, et supposer que tous les autres sont vendeurs vis-à-vis de lui. La totalité du surproduit social annuel, repré­sen­tant de la plus-value totale, lui reviendrait alors et tous les autres capitalistes se répartiraient au prorata son surproduit existant naturellement sous la forme argent; car la partie du produit qui doit remplacer le capital en fonction du producteur d'argent n'est plus disponible. La plus-value, produite en or, du producteur d'or serait alors le seul fonds où puiseraient les autres capitalistes pour convertir en argent leur surproduit annuel. Elle devrait donc égaler en valeur toute la plus-value sociale annuelle, qui doit d'abord prendre la forme de trésor. Ces suppositions absurdes ne pourraient du reste qu'expliquer la possibilité d'une thésaurisation universelle et simultanée, ce qui n'avancerait en aucune façon la reproduction, si ce n'est du côté des producteurs d'or.
« Avant de résoudre cette difficulté apparente, etc. [2].

Marx appelle ici difficulté apparente celle qui existe dans la réalisation de la plus-value. Mais toute la suite de l'étude, jusqu'à la fin du deuxième tome du Capital, est consacrée à cette difficulté. Tout d'abord, il s'efforce de la résoudre au moyen du renvoi à la thésaurisation qui, dans la production capitaliste, découle inévitablement de la séparation dans le processus de la circulation des différents capitaux constants. Étant donné que différents placements individuels de capitaux se trouvent à des âges différents, mais qu'une partie de ces placements n'est renouvelée qu'après une plus ou moins longue période de temps, nous voyons qu'à chaque moment il y a des capitalistes qui renouvellent déjà leurs placements, tandis que d'autres ne font encore que des réserves au moyen de la vente de leurs marchandises, jusqu'à ce qu'elles aient atteint la hauteur nécessaire au renouvellement du capital fixe. C'est ainsi que sur la base capitaliste la thésaurisation se poursuit toujours parallèlement au processus de reproduction social en tant qu'expression et condition de la rotation particulière du capital fixe.

« A vend par exemple à B (qui peut représenter plus d'un acheteur) 600 (= 400 c + 100 v + 100 pl). Il a vendu des marchandises pour 600 en argent, dont 100 pl, qu'il retire à la circulation pour les enlever comme argent; mais ces 100 d'argent ne sont que la forme argent du surproduit représentant d'une valeur de 100. (Pour formuler le problème dans toute sa pureté, Marx suppose ici que toute la plus-value est capitalisée et fait par conséquent entièrement abstraction de la partie de la plus-value consacrée à la consommation personnelle du capitaliste ; en outre, tant les A', A", A"' que les B’, B", BI"' appartiennent à la section I). En somme, la thésaurisation ne constitue pas de la production, ni par suite une augmentation de la production. Le capitaliste retire simplement de la circulation l'argent provenant de la vente du surproduit, le retient et le met sous clé. Cette même opération est faite, sur de nombreux points de la péri­phérie de la circulation, par d'autres capitalistes, qui travaillent tous, avec une égale ardeur, à cette sorte de thésaurisation... Mais A n'opère cette thésaurisation qu'autant que, par rapport à son surproduit, il fonctionne uniquement comme vendeur. Il ne peut donc thésauriser que s'il produit de la plus-value représentée par son surproduit. Dans le cas donné, où l'on ne considère la circulation qu'à l'intérieur de la catégorie I, la forme naturelle du surproduit comme du produit total dont il n'est qu'une partie est la forme naturelle d'un élément du capital constant I et rentre dans la catégorie des moyens de production. Nous allons voir ce qu'il en advient entre les mains des acheteurs B, B', B", etc. Un point reste acquis : bien que A retire de la circulation et accumule de l'argent en échange de sa plus-value, il y jette d'autre part de la marchandise sans lui en enlever, ce qui permet à B, B', B", etc., d'y jeter de l'argent et de n'en retirer que de la marchandise. Dans le cas présent, cette marchandise, d'après sa forme naturelle et sa destination, entre comme élément fixe ou circulant dans le capital constant de B, B', B'', etc. [3]. »

Ce processus qui nous est décrit ici, nous le connaissons déjà. Marx l'a déjà exposé en détail à propos de la reproduction simple, car il est indispensable pour expliquer comment le capital constant de la société se renouvelle dans les conditions de la reproduction capitaliste. C'est pourquoi tout d'abord nous ne voyons pas du tout comment ce processus doit nous aider à résoudre la difficulté particulière à laquelle nous nous sommes heurtés dans l'analyse de la reproduction élargie. Cette difficulté était la suivante : en vue de l'accumulation, une partie de la plus-value n'est pas con­som­mée par les capitalistes, mais transformée en capital en vue de l'élargissement de la production. Or, on se demande : où sont les acheteurs pour ce produit supplé­mentaire, que les capitalistes eux-mêmes ne consomment pas et que les ouvriers peuvent encore moins consommer, étant donné que leur consommation est totalement couverte par le montant du capital variable ? Où est la demande pour la plus-value accumulée, ou, ainsi que le dit Marx : d'où vient l'argent pour payer la plus-value accumulée ? Si l'on nous répond en nous renvoyant au processus de thésaurisation qui découle du renouvellement progressif et séparé dans le temps du capital constant chez les différents capitalistes, nous ne voyons pas très bien le rapport qu'ont ces choses entre elles. Si les capitalistes B, B', B", etc., achètent à leurs collègues A, A', A" des moyens de production dans le but de renouveler leur capital constant effectivement usé, nous nous trouvons alors dans les limites de la reproduction simple et l'affaire n'a rien du tout à voir avec notre difficulté. Mais si l'on suppose que l'achat des moyens de production par B, B', B", etc., sert à l'élargissement de leur capital constant dans des buts d'accumulation, alors se posent immédiatement plusieurs questions. Avant tout : d'où les capitalistes B, B', B'' tirent-ils l'argent pour pouvoir acheter un surpro­duit supplémentaire de A, A', A", etc. ? Cet argent, ils ne peuvent se l'être procuré qu'au moyen de la vente de leur propre surproduit. Avant d'acheter de nouveaux moyens de production pour étendre leurs entreprises, c'est-à-dire de se présenter comme acheteurs du surproduit à accumuler, ils doivent s'être débarrassés d'abord de leur propre surproduit, c'est-à-dire s'être présentés comme vendeurs. A qui ont-ils donc vendu leur surproduit ? On voit qu'on n'a fait ainsi que déplacer la difficulté en la transportant de A, A', A" en B, B', B'', mais on ne l'a pas résolue.

Un moment, il semble, pendant l'analyse, que la difficulté est résolue. Après une petite digression, Marx reprend ainsi le fil de l'étude :

« Dans le cas présent, ce surproduit consiste en moyens de production de moyens de production. Ce n'est qu'entre les mains de B, B', B'' (I) que ce surproduit fonc­tionne comme capital constant additionnel; mais il l'était déjà virtuellement avant d'être vendu, c'est-à-dire entre les mains du thésauriseur A, A', A" (I). Si nous ne considérons que la grandeur de la valeur de la reproduction en I, nous restons dans les limites de la reproduction simple, car aucun capital supplémentaire n'a été mis en mouvement pour créer ce capital constant virtuellement additionnel (le surproduit), et il n'y a pas eu plus de surtravail que dans la reproduction simple. Toute la différence se trouve dans la forme du surtravail employé, la nature concrète de sa manière utile spéciale. Il a été dépensé en moyens de production pour I- c au lieu de II- c, en moyens de production de moyens de production et non pas en moyens de production de moyens de consommation. Dans la reproduction simple, nous avons supposé que toute la plus-value I est dépensée comme revenu, c'est-à-dire en mar­chandises; elle se composait donc exclusivement de moyens de production destinés à remplacer le capital constant II- c sous sa forme naturelle. Mais pour que la transition s'opère de la reproduction simple à la reproduction élargie, la production, dans la section I, doit pouvoir fournir moins d'éléments du capital constant pour II, mais d'autant plus pour I. Ce qui facilite cette transition parfois difficile, c'est que certains produits de I peuvent servir de moyens de production dans les deux sections.
« Il s'ensuit donc que, si nous ne considérons que la grandeur de la valeur, nous avons déjà dans la reproduction simple la base matérielle de la reproduction élargie. C'est tout bonnement du surtravail fourni par la classe ouvrière I et dépensé directement dans la production de moyens de production, dans la création de capital I virtuel additionnel. La formation de ce capital par A, A' A" (I), par la vente successive de leur surproduit formé sans la moindre dépense capitaliste, est donc ici la simple forme argent de moyens de production I produits en supplément [4]. »

Ici, la difficulté semble s'être dissoute en fumée entre nos mains. L'accumulation ne nécessite aucune source nouvelle d'argent : autrefois, les capitalistes consom­maient leur plus-value eux-mêmes et devaient par conséquent posséder une réserve d'argent correspondante, car nous savons déjà par l'analyse de la reproduction simple que la classe capitaliste doit jeter elle-même dans la circulation l'argent nécessaire à la réalisation de sa plus-value. Maintenant, la classe capitaliste achète pour une partie de cette réserve d'argent (à savoir B, B', B", etc.), au lieu de moyens de consommation pour une valeur égale, de nouveaux moyens de production supplémentaires afin d'élargir sa production. Par là une quantité d'argent pour une valeur égale s'accumule dans les mains de l'autre partie des capitalistes (à savoir A, A' A", etc.). « Cette thé­saurisation... ne suppose en aucune façon une richesse métallique supplémentaire, mais une simple modification de la fonction de l'argent en circulation. Tout à l'heure, il fonctionnait comme moyen de circulation, maintenant comme trésor, comme du capital argent virtuel, en formation. »

Ainsi, nous aurions résolu la difficulté. Mais il n'est pas difficile de nous rendre compte à quelle circonstance nous devons dans ce cas la solution de la difficulté : Marx prend ici l'accumulation à son début, in statu nascendi, où elle surgit comme un bourgeon de la reproduction simple. En quantité de valeur, la production n'est pas enco­re élargie, seuls son arrangement et ses éléments matériels sont ordonnés autre­ment. Et ce n'est pas du tout un miracle que les sources d'argent apparaissent aussi comme suffisantes. Mais la solution que nous avons trouvée ne tient qu'un instant : uniquement pour le passage de la reproduction simple à la reproduction élargie, c'est-à-dire juste pour un cas concevable seulement en théorie, mais qui n'entre pas en ligne de compte pour la réalité. Mais quand l'accumulation a déjà commencé depuis longtemps et que chaque période de production jette sur le marché une masse de valeur plus grande que la précédente, alors la question se pose : où sont les acheteurs pour ces valeurs supplémentaires ? La solution que nous avons trouvée nous aban­donne ici complètement. En outre, elle n'est elle-même qu'apparente. A l'examen, elle nous échappe juste au moment où nous croyons qu'elle va nous aider à nous tirer d'embarras. Car si nous prenons l'accumulation juste au moment oùelle s'apprête à sortir du sein de la reproduction simple, sa première condition est une diminution de la consommation de la classe capitaliste. Au moment même nous trouvons la possibilité de procéder, à l'aide des anciens moyens de circulation, à un élargissement de la production, nous perdons dans la même mesure de vieux consommateurs. Pour qui donc doit-on élargir la production, c'est-à-dire qui achètera demain aux capi­talistes B, B', B" de la section I la quantité de produits accrue qu'ils ont fabriquée en « mettant de côté » « l'argent nécessaire pour acheter aux capitalistes A, A', A" » de la section I de nouveaux moyens de production ?

On voit que la solution, non la difficulté, n'était qu'apparente, et Marx lui-même revient, l'instant d'après, à la question qui est de savoir où les capitalistes B, B', B" prennent l'argent nécessaire pour acheter aux capitalistes A, A', A" leur surproduit :

« Dans la mesure où les produits de B, B', B", etc. (I), entrent de nouveau en natu­re dans le procès, il va de soi qu'une partie de leur propre surproduit est transférée directement (sans l'intermédiaire de la circulation) à leur capital productif, où elle entre comme élément supplémentaire du capital constant. Mais dans cette mesure, il n'y a pas conversion en argent du surproduit de A, A', etc. (I). Laissant tout cela de côté, nous demandons : d'où vient l'argent ? Nous savons que B, B', B" (I) ont formé leur trésor de la même manière que A, A', etc., par la vente de leurs surproduits respectifs et sont arrivés au moment où leur capital argent, accumulé comme trésor et purement virtuel, doit fonctionner effectivement comme capital argent supplémen­taire. Mais nous ne faisons que tourner dans un cercle vicieux. D'où vient l'argent enlevé à la circulation et accumulé comme trésors [5] ? »

La réponse qu'apporte Marx aussitôt semble de nouveau d'une simplicité surpre­nante :

« Mais nous savons déjà, par l'étude de la reproduction simple, qu'une certaine masse d'argent doit se trouver entre les mains des capitalistes I et Il pour la conver­sion de leur surproduit. Là, l'argent qui ne servait qu'à être dépensé en moyens de consommation comme revenu faisait retour aux capitalistes, dans la mesure où ils l'avaient avancé pour l'échange de leurs marchandises respectives; ici, le même ar­gent réapparaît, mais avec une autre fonction A et B, etc., se fournissent alternati­ve­ment l'argent nécessaire pour convertir leur surproduit en capital argent virtuel supplémen­taire et rejettent alternativement dans la circulation, comme moyen d'achat, le nouveau capital argent [6]. »

Nous sommes de nouveau retombés ici dans la reproduction simple. Il est tout à fait exact que les capitalistes A et les capitalistes B accumulent toujours peu à peu une somme d'argent pour renouveler de temps en temps leur capital constant (fixe) et s'aident ainsi mutuellement à réaliser leur produit. Mais cette somme qui s'accumule ainsi ne tombe pas du ciel. Ce n'est que le dépôt formé peu à peu de la valeur du capital fixe transférée progressivement dans les produits et qui est réalisée peu à peu, au fur et à mesure de leur vente. C'est pourquoi la somme accumulée ne peut jamais suffire qu'au renouvellement de l'ancien capital ; elle ne peut pas servir à l'achat d'un capital constant supplémentaire. Ainsi nous ne sortons pas des limites de la reproduc­tion simple. Ou bien il s'ajoute, en tant que nouvelle source d'argent supplémentaire, une partie des moyens de circulation qui servaient jusqu'alors à la consommation personnelle des capitalistes et qui doivent maintenant être capitalisés. Mais par là nous revenons de nouveau à la courte phase exceptionnelle, et que l'on ne peut d'ailleurs concevoir que théoriquement, du passage de la reproduction simple à la repro­duction élargie. L'accumulation ne va pas plus loin. Nous tournons manifeste­ment dans un cercle.

La thésaurisation capitaliste ne peut pas par conséquent nous aider à sortir de la difficulté. Et c'était à prévoir, car la question était mal posée. Il ne s'agit pas, dans le problème de l'accumulation, de savoir d'où vient l'argent, mais d'où vient la demande pour le produit supplémentaire qui découle de la plus-value capitalisée. Ce n'est pas une question technique de circulation monétaire, mais une question économique de la reproduction du capital social. Car même si nous faisons abstraction de la question dont Marx s'est exclusivement occupé jusqu'ici, à savoir d'où les capitalistes B, B', etc., tiraient l'argent nécessaire pour acheter aux capitalistes A, A', etc., des moyens de production supplémentaires, la question beaucoup plus importante se pose, une fois l'accumulation réalisée, de savoir à qui les capitalistes B, B', etc., veulent mainte­nant vendre leur surproduit accru. Marx les fait en fin de compte se vendre les uns aux autres leurs produits !

« Il peut se faire que les divers B, B', B" (I), dont le nouveau capital virtuel entre en fonction comme capital actif, s'achètent et se vendent réciproquement leurs pro­duits (parties de leur surproduit). Dans cette mesure, l'argent avancé pour la circulation du surproduit fait retour, si tout se passe normalement, aux divers B. B', etc., suivant les proportions où ils l'ont avancé pour la circulation de leurs marchandises respectives [7]. »
« Dans cette mesure » n'est pas une solution, car, en fin de compte, les capitalistes B, B', B", etc., n'ont pas renoncé à une partie de leur consommation et élargi leur production pour se vendre ainsi les uns aux autres leur produit accru, à savoir des moyens de production. D'ailleurs cela aussi n'est possible que dans une mesure très restreinte. D'après l'hypothèse de Marx, il y a une certaine division du travail au sein de la section I, les capitalistes A, A', A", etc., de cette section fabriquant des moyens de production avec des moyens de production, tandis que les capitalistes B, B', B", etc., de cette même section fabriquent des moyens de production avec des moyens de consommation. Si par conséquent le produit des capitalistes A, A', etc., pouvait rester à l'intérieur de la section I, le produit de B, B', B", etc., est destiné d'avance par sa forme naturelle à la section Il (fabrication de moyens de consommation). L'accumu­lation chez les capitalistes B, B', etc., nous mène déjà à la circulation entre la section I et la section II. Par là, la marche de l'analyse de Marx confirme elle-même que, s'il doit y avoir accumulation au sein de la section I, il doit en fin de compte y avoir directement ou indirectement une demande accrue de moyens de production dans la section des moyens de consommation. C'est ici par conséquent, chez les capitalistes de la section II, que nous devrons chercher les acheteurs pour le produit supplémen­taire de la section I. »

En effet, la seconde tentative de Marx en vue de résoudre le problème se porte vers la demande des capitalistes de la section II. Leur demande de moyens de production supplémentaires ne peut avoir d'autre sens que de grossir leur capital constant. Mais ici toute la difficulté saute aux yeux.

« Mettons maintenant que A (I) vende son surproduit à un B de la section II. Ceci ne peut se faire qu'à la condition que A (I), après avoir vendu ses moyens de production à B (II), n'achète pas ensuite des moyens de consommation et soit donc exclusivement vendeur. Mais Il c ne peut passer de la forme de capital marchandise à la forme naturelle de capital constant productif que si I- v, et même une partie de I- pl, s'échange contre une partie de II- c, ce dernier existant sous forme de moyens de consommation. D'autre part, A convertit son I pl en or, en ne faisant pas cet échange, puisque, au lieu de le dépenser en achat de moyens de consommation II- c, il enlève à la circulation l'argent tiré de la vente de I- pl. Il s'ensuit qu'il y a bien, du côté de A (I), formation de capital argent virtuel supplémentaire ; mais, d'autre part, une partie égale de capital constant de B (II) est immobilisée sous forme de capital marchan­dise, sans pouvoir se convertir en la forme naturelle de capital constant productif. En d'autres termes : une partie des marchandises de B (II), et tout d'abord la partie dont la vente seule peut lui permettre de rendre à tout son capital constant la forme productive, est devenue invendable; à cet égard, il y a donc surproduction, qui, l'échelle restant la même, arrête également la reproduction [8]. »

La tentative d'accumulation de la part de la section I au moyen de la vente du surproduit supplémentaire à la section Il a eu ici un résultat tout à fait inattendu : un déficit du côté des capitalistes de la section II, qui n'ont même pas pu reprendre la reproduction élargie. Arrivé à ce nœud, Marx s'enfonce dans l'analyse pour suivre la chose de près.

« Voyons maintenant de plus près l'accumulation dans la section II. La première difficulté, concernant la retransformation de II- c d'un élément du capital marchan­dise II- en la forme naturelle du capital constant, se rapporte à la reproduction simple. Reprenons notre ancienne formule.

« (1000 v + 1000 pl) I- s'échangent contre 2000 I- ».

« Si la moitié par exemple du surproduit I-, c'est-à-dire 1000 : 2 ou 500 I- pl est incorporée de nouveau à la section I comme capital constant, cette partie ne peut pas remplacer une partie de II­- c Elle n'est pas convertie en moyens de consommation (et dans cette partie de la circulation entre I- et II- il y a, contrairement à ce qui se passe pour le remplacement, effectué grâce aux ouvriers, de 1000 II- c par 1000 I- v, échange réciproque réel, donc un double déplacement des marchandises); elle doit servir en 1 même de moyen de production supplémentaire. Elle ne peut accomplir cette fonction à la fois en I- et II-. Le capitaliste ne peut dépenser la valeur de son surproduit en moyens de consommation, et consommer en même temps producti­ve­ment le surproduit, c'est-à-dire l'incorporer à son capital productif. Au lieu de 2000 I- (v + pl), il n'y a donc que 1500, c'est-à-dire (1000 v + 500 pl) I-, qui puissent se con­ver­tir en 2000 II- c ; 500 II- c ne peuvent donc être reconvertis de leur forme mar­chandise en capital productif (constant) II [9]. »

Jusqu'ici, nous nous sommes convaincus encore plus nettement de l'existence de la difficulté, mais nous n'avons pas avancé d'un pas vers sa solution. D'ailleurs, ce qui se venge ici de l'analyse, c'est le fait que Marx est obligé, pour expliquer le problème de l'accumulation, d'avoir recours à la fiction du passage de la reproduction simple à la reproduction élargie, par conséquent au début de l'accumulation, au lieu de prendre celle-ci au milieu même de son cours. Or, cette fiction, qui, tant que nous ne considé­rions l'accumulation qu'au sein de la section I, nous offrait tout au moins pour un instant une apparence de solution - les capitalistes de la section I, en renonçant à une partie de leur consom­mation personnelle, se trouvaient brusquement avoir à leur disposition une nouvelle somme d'argent, à l'aide de laquelle ils pouvaient commen­cer la capitalisation - cette fiction, dès le moment où nous nous tournons vers la section II, ne fait maintenant qu'aggraver la difficulté. Car, ici, le renoncement de la part des capitalistes de la section I se traduit par une perte douloureuse de consomma­teurs, sur la demande desquels était basée la production. Les capitalistes de la section II, dont nous nous proposions d'examiner s'ils n'étaient pas les acheteurs que nous cherchions depuis longtemps pour le produit supplémentaire de l'accumulation dans la section I, peuvent d'autant moins nous aider à sortir de la difficulté qu'ils sont eux-mêmes dans l'embarras et ne savent pas encore ce qu'ils doivent faire avec leur propre produit invendu. On voit à quelles difficultés nous mène la tentative consistant à faire réaliser l'accumulation chez un capitaliste aux dépens de l'autre.

Marx indique ensuite un moyen possible de tourner la difficulté, qu'il rejette lui-même immédiatement comme une échappatoire. On pourrait considérer l'excédent invendable découlant dans la section II de l'accumulation dans la section I comme une réserve de marchandises nécessaire de la société pour l'année suivante. A cela, Marx répond avec sa profondeur ordinaire : « Une telle constitution de provision et sa nécessité s'appliquent aux capitalistes I aussi bien qu'aux capitalistes II. En tant que simples vendeurs, ils ne se distinguent que parce qu'ils vendent des marchandises de différentes sortes. La provision en marchandises II suppose une provision antérieure en marchandises I. Si nous négligeons cette provision d'un côté, il faut la négliger également de l'autre. Mais si nous en tenons compte pour les uns et les autres, cela ne change rien au problème; cette année qui se clôture avec une provision de mar­chandises pour l'année prochaine s'est ouverte avec une provision fournie par l'année précédente. Dans l'analyse de la reproduction annuelle, réduite à son expression la plus abstraite, cela ne peut donc entrer en ligne de compte. En laissant à l'année présente sa production tout entière, y compris la provision qu'elle cède à l'année prochaine, nous lui enlevons en même temps la provision que lui a léguée l'année précédente, et notre analyse s'applique donc au produit total d'une année moyenne ; le simple fait que la difficulté qu'il s'agit de tourner ne nous est pas apparue dans l'étude de la reproduction simple prouve qu'il s'agit d'un phénomène spécifique, uni­que­ment dû au groupement différent, par rapport à la production, des éléments I, modi­fication sans laquelle toute reproduction sur une échelle agrandie serait impossible  [10]. »

Mais cette dernière remarque concerne également les tentatives faites jusqu'ici par Marx lui-même en vue de résoudre la difficulté spécifique de l'accumulation au moyen de facteurs qui appartiennent déjà à la reproduction simple, à savoir cette thésaurisation par les capitalistes liée à la transformation progressive du capital fixe et qui devait soi-disant expliquer l'accumulation au sein de la section I.

Marx passe ensuite à l'exposé schématique de la reproduction élargie, mais se heurte immédiatement, de nouveau, dans l'analyse de son schéma, à la même diffi­culté. Il suppose que les capitalistes de la section I accumulent 500 pl, mais que ceux de la section II, de leur côté, doivent transformer 140 pl en capital constant, pour permettre aux premiers l'accumulation, et demande :

« Il doit acheter 140 I- pl au comptant, sans qu'il puisse récupérer cet argent en vendant ensuite sa marchandise à I. Et ce procès se répète constamment dans toute production annuelle nouvelle, dans la mesure où celle-ci est de la reproduction sur une échelle agrandie. Mais où jaillit la source d'argent en II [11] ? »

Marx s'efforce ensuite de trouver cette source de différents côtés. Tout d'abord, il examine de près la dépense des capitalistes de la section Il pour le capital variable. Ce dernier existe assurément sous forme d'argent. Mais il ne peut pas être soustrait à son but, l'achat de la force de travail, pour servir à l'achat de ces moyens de production supplémentaires. « Ces allées et venues n'augmentent en rien l'argent engagé dans ce cycle. Il n'y a donc point là de source d'accumulation. » Marx examine ensuite toutes les échappatoires possibles, pour les rejeter en tant que telles. « Mais halte ! n'y aurait-il pas moyen de faire un petit bénéfice ? » s'écrie-t-il, et il examine si les capi­talistes ne peuvent pas, au moyen d'une réduction des salaires de leurs ouvriers au-dessous du niveau moyen d'existence, arriver à épargner le capital variable et obtenir ainsi une nouvelle source d'argent pour des buts d'accumulation. Bien entendu, il rejette immédiatement cette idée. « Mais n'oublions pas que le paiement réel du salai­re normal qui, toutes choses égales d'ailleurs, détermine la grandeur du capital varia­ble n'est pas un acte de bonté du capitaliste ; celui-ci ne petit faire autrement. Il est donc inutile de nous arrêter à cette explication [12]. » Il examine même les méthodes ca­chées en vue d'épargner le capital variable - système Taylor, falsification, etc. - pour arriver finalement à la constatation suivante : « C'est prati­quée par un moyen détour­né, l'opération indiquée plus haut. Ici encore elle est à rejeter. » Ainsi, toutes les tentatives en vue de tirer du capital variable une nouvelle source d'argent pour l'accu­mulation n'ont donné aucun résultat : « Les 376 II- v ne peuvent donc pas nous servir. »

Marx se tourne ensuite vers la réserve d'argent des capitalistes de la section II, destinée à la circulation de leur propre consommation, pour voir s'il ne reste pas ici une certaine quantité d'argent pour des buts de capitalisation. Mais il appelle lui-même cette tentative « encore plus douteuse » que la précédente. « Dans ce cas, il n'y a que des capitalistes de même classe en présence, ils se vendent et s'achètent réci­proquement les moyens de consommation qu'ils ont produits. L'argent nécessaire à cet échange fonctionne uniquement comme moyen de circulation et doit, si tout se passe normalement, faire retour aux intéressés dans la mesure où ils l'ont jeté dans la circulation ; et il refera toujours la même circulation. » Puis suit encore une tentative, qui appartient naturellement à la catégorie des échappatoires rejetées impitoya­ble­ment par Marx : celle qui consiste à expliquer la formation de capital argent dans les mains d'un certain nombre de capitalistes de la section II au moyen d'une tromperie au détriment des autres capitalistes de la même section, notamment à l'occasion de la vente réciproque de moyens de consommation. Il est inutile de nous y arrêter.

Puis une autre tentative sérieuse : « Ou bien, une partie de Il- pl représentée par des moyens de subsistance nécessaires n'est pas directement transformée en capital variable nouveau de la section II [13]. »

Comment cette tentative doit nous aider à sortir de la difficulté, c'est-à-dire à mettre en mouvement l'accumulation, c'est ce qui n'apparaît pas tout à fait clairement. Car, la formation d'un capital variable additionnel dans la section II ne nous sert de rien, étant donné que nous n'avons pas encore constitué le capital constant additionnel et que nous étions seulement sur le point d'y arriver ; il s'agissait ici cette fois, dans cet examen, de trouver une source d'argent dans la section II pour l'achat de moyens de production supplémentaires de la section I et non pas d'incorporer d'une façon quelconque le produit supplémentaire de la section II dans la production de cette même section ; si cette tentative devait signifier que les moyens de consommation correspondants peuvent être employés de nouveau « directement », c'est-à-dire sans l'intermédiaire de l'argent, dans la production de la section II en tant que capital variable, par quoi la somme d'argent correspondante provenant du capital variable serait libre pour les buts d'accumulation, nous devrions rejeter cette tentative. La production capitaliste exclut, dans des conditions normales, le paiement direct des ouvriers en moyens de consommation. La forme d'argent du capital variable, la transaction constante entre les ouvriers en tant qu'acheteurs de marchandises, et les producteurs des moyens de consommation, est l'une des bases essentielles de la pro­duction capitaliste. Marx le souligne lui-même dans un autre rapport : «Le capital variable réel, et par suite le capital variable additionnel, se composent de force de travail. Ce n'est pas le capitaliste I qui achète à Il une provision de moyens de subsis­tance nécessaires et les accumule, comme le faisait le maître d'esclaves, pour la force de travail supplémentaire qu'il doit employer. Ce sont les ouvriers eux-mêmes [14] . » Cela concerne les capitalistes II tout autant que les capitalistes I. Avec cela, la ten­tative ci-dessus de Marx est épuisée.

En terminant, il nous renvoie à la dernière partie du Capital, qu'Engels a ajoutée au tome II, sous le titre de « Notes complémentaires ». Nous y trouvons la brève explication suivante : « La source primitive de l'argent pour II est v + pl de la production d'or I, échangé contre une partie de II- c. Ce n'est que dans la mesure où le producteur d'or accumule de la plus-value, ou la change en moyens de production I en étendant ainsi sa production, que v + pl n'entre pas en II. D'autre part, dans la mesure où l'accumulation de l'argent par le producteur d'or lui-même conduit fina­lement à la reproduction agrandie, une partie, non dépensée comme revenu, de la plus-value de la production d'or entre en II comme capital variable supplémentaire du producteur d'or, provoque une nouvelle thésaurisation ou fournit de nouveaux moyens d'acheter à I sans lui revendre directement [15] . »

Ainsi, après l'échec de toutes les tentatives en vue d'expliquer l'accumulation, après que nous nous sommes promenés de Ponce en Pilate, de A I- à B I-, de B I- à B II-, nous sommes revenus, en fin de compte, à ces mêmes producteurs d'or, dont Marx disait, dès le début de son analyse, qu'il était absurde de faire appel à eux. Ainsi, l'analyse du procès de la reproduction et le tome II du Capital se terminent sans nous avoir apporté la solution si longtemps cherchée de la difficulté.


Notes

[1] Le Capital, II, p. 465, Trad. Molitor, VIII, p. 149.

[2] Le Capital, II, pp. 466-468. Trad. Molitor, VIII, p. 150-153.

[3] Le Capital, II, p. 469. Trad. Molitor, VIII, pp. 155-156.

[4] Le Capital, II, p. 473, Trad. Molitor, VIII, pp. 160-162.

[5] La Capital, Il. p. 476, Trad. Molitor, VIII, pp. 165-166.

[6] Le Capital, II, p. 476, Trad. Molitor, VIII, p. 166.

[7] Le Capital, II. p. 477, Trad. Molitor. VIII, p. 168.

[8] Le Capital, II, p. 478, Trad. Molitor, VIII, pp. 170-171.

[9] Le Capital, II. p. 480, Trad. Molitor, VIII, pp. 172-173.

[10] Le Capital, II, p. 482, Trad. Molitor, VIII, pp. 175-176.

[11] Le Capital, II, p. 484, Trad. Molitor, VIII, p. 180.

[12] Le Capital, II, p. 485, Trad. Molitor, VIII, p. 181.

[13] Le Capital, II, p. 487, Trad. Molitor, VIII, p. 183.

[14] Le Capital, Il, p. 482, Trad. Molitor, VIII, p. 191.

[15] Le Capital, II, p. 499, Trad. Molitor, VIII, pp. 203-204.


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