1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

II: Exposé historique du problème

II° polémique : Controverse entre Rodbertus et von Kirchmann.


15 : La théorie de la reproduction de von Kirchmann

La seconde polémique théorique autour du problème de l'accumulation a également reçu son impulsion d'événements actuels. Si la première crise anglaise et les souffrances qu'elle provoqua dans la classe ouvrière avaient suscité l'opposition de Sismondi à l'école classique, vingt-cinq ans plus tard, ce fut le mouvement ouvrier révolutionnaire, né entre-temps, qui inspira Rodbertus dans sa critique de la produc­tion capitaliste. Les révoltes des canuts de Lyon, le mouvement chartiste en Angle­terre faisaient retentir aux oreilles de la bourgeoisie, à l'égard de la plus magnifique des formes sociales possibles, une critique autrement vigoureuse que les fantômes incertains évoqués par la première crise. Le premier écrit social d'économie politique de Rodbertus, qui date probablement de la fin des années trente et qui avait été rédigé pour l'Augsburger Allgemeine Zeitung mais avait été refusé par ce journal, porte le titre significatif suivant : Die Forderungen der arbeitenden Klassen (les revendica­tions des classes laborieuses) et commence par ces mots : « Que veulent les classes laborieuses ? Les autres classes pourront-elles le leur refuser ? Ce qu'elles veulent sera-t-il le tombeau de la civilisation moderne ? Ceux qui réfléchissent savaient depuis longtemps que l'histoire poserait un jour ces questions avec insistance, et l'homme moyen l'a également ap­pris par les réunions de chartistes et les scènes de Birmingham. » Bientôt, en France, dans les années quarante, le ferment vigoureux des idées révolutionnaires devait bouillonner dans les sociétés secrètes les plus diver­ses et dans les écoles socialistes - des proudhonistes, des blanquistes, des partisans de Cabet, de Louis Blanc, etc. La révolution de février et la proclamation du « droit au travail », dans les jours de juin, devaient provoquer, au cours d'une première bataille générale entre les deux camps de la société capitaliste, une explosion historique des contradictions contenues en son sein. En ce qui concerne l'autre forme visible de ces contradictions, les crises, on dispose à l'époque de la deuxième controverse d'un matériel d'observations incomparablement plus riche qu'au début des années vingt. La discussion entre Rodbertus et von Kirchmann se déroula sous l'impression immédiate des crises de 1837, 1839, 1847, voire de la première crise mondiale de 1857 (l'intéressant écrit de Rodbertus Die Handelskrisen und die Hypothekennot date de l'année 1858). Les contradictions internes de l'économie capitaliste qui s'offraient aux regards de Rodbertus démentaient bien plus vigoureusement encore les doctrines de l'harmonie des classiques anglais et de leurs plats épigones en Angleterre et sur le continent qu'à l'époque où Sismondi élevait la voix.

Un passage de Sismondi, cité par Rodbertus dans un de ses écrits les plus anciens, prouve l'influence directe de Sismondi sur ce dernier. Rodbertus était donc familier de la littérature française contemporaine d'opposition contre l'école classique, mais peut-être moins de la littérature anglaise beaucoup plus abondante, circonstance qui justifie - faiblement - la légende accréditée par le monde professoral allemand sur la prétendue « priorité » de Rodbertus par rapport à Marx dans la « fondation du socialisme ». Ainsi, le professeur Diehl écrit dans son esquisse sur Rodbertus publiée dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften (Lexique des sciences politiques) : « Rodbertus doit être considéré comme le fondateur véritable du socialisme scientifi­que en Allemagne, car, dès avant Marx et Lassalle, il avait, dans ses écrits des années 1839 et 1842 fourni un système socialiste complet, une critique du système de Smith, une nouvelle base théorique et des propositions de réformes sociales. » Et ceci en toute bonne foi, en l'an de grâce 1901 (2e édition), après tout et malgré tout ce qu'Engels, Kautsky et Mehring avaient écrit pour détruire cette légende professorale Il va d'ailleurs de soi que Rodbertus, le « socialiste » aux idées monarchistes, natio­nales et prussiennes, qui croyait au communisme pour un avenir éloigné de 500 ans, mais qui était partisan pour le présent d'un taux d'exploitation fixe de 200 %, devait nécessairement et une fois pour toutes obtenir aux yeux de tous les doctes professeurs allemands d'économie politique la palme de la « priorité » par rapport au « révolu­tion­naire » international Marx, sans que cette mystification pût être ébranlée par les preuves les plus pertinentes. Cependant, ce qui nous intéresse ici, c'est un autre aspect de l'analyse de Rodbertus. Le même Diehl poursuit son panégyrique de la manière suivante : « Cependant Rodbertus n'a pas fait œuvre de pionnier pour le seul socia­lis­me, mais il a stimulé et fait avancer l'économie politique dans son ensemble, et en particulier l'économie politique théorique, par sa critique des économistes classi­ques, par la nouvelle théorie de la répartition du revenu, par la distinction des catégories logiques et historiques de capital, etc. »

Nous examinerons ici ces derniers exploits de Rodbertus et en particulier les « etc. ».

Le traité fondamental de Rodbertus : Zur Erkenntnis unserer Staatswirtschaft­lichen Zustände, qui date de 1842, fut le point de départ de la controverse avec von Kirchmann, qui y répondit dans les Demokratische Blätter par deux articles : Ueber die Grundente in sozialer Beziehung (Sur la rente foncière dans sa nature sociale) et Die Tauschgesellschaft (La société d'échanges). Rodbertus répliqua à ces articles en 1850 et en 1851 par les Soziale Briefe (Lettres sociales). Ainsi la discussion fut portée sur le même terrain théorique où se débattait, trente ans plus tôt, la polémique entre Malthus-Sismondi et Say-Ricardo-Mac Culloch. Rodbertus avait déjà exprimé dans son écrit le plus ancien l'idée que dans la société actuelle, en raison de la productivité croissante du travail, le salaire est réduit à une quote-part toujours plus petite du pro­duit national - idée dont il « réclamait » la paternité, mais que du reste il ne sut que répéter avec des variantes jusqu'à sa mort, donc pendant trois décennies. Rodbertus voit dans cette quote-part toujours plus réduite du salaire la racine commune de tous les maux de l'économie actuelle, en particulier du paupérisme et des crises qu'il définit dans leur ensemble comme « LA question sociale du temps présent ».

Von Kirchmann n'est pas d'accord avec cette explication. Il ramène le paupérisme aux effets de la rente foncière croissante et les crises par ailleurs au manque de débouchés. De celles-ci il affirme notamment que « la plus grande part des maux sociaux ne réside pas dans la production insuffisante mais dans la vente insuffisante des produits; qu'un pays, plus il peut produire, plus il a les moyens de satisfaire tous les besoins et plus il est exposé à la menace de la misère et de la pénurie ».

Il inclut ici également la question ouvrière car « le fameux droit au travail se réduit en fin de compte à la question des débouchés ». « On voit - conclut  von Kirchmann - que la question sociale est presque identique à la question des débouchés. Même les maux de la concurrence tant décriée disparaîtront avec des débouchés assurés; il ne restera d'elle que des avantages; il restera l'esprit d'émulation, désireux de fournir des marchandises de bonne qualité et à bon marché, mais ce qui disparaîtra c'est la lutte à mort qui a sa cause uniquement dans les débouchés insuffisants pour tous  [1]. »

La différence entre le point de vue de Rodbertus et celui de von Kirchmann saute aux yeux. Rodbertus voit la racine du mal dans une mauvaise répartition du produit national, von Kirchmann - dans les limites du marché de la production capitaliste. Malgré toute la confusion dans les développements de von Kirchmann, en particulier dans l'idée idyllique qu'il se fait d'une concurrence capitaliste réduite à une émulation louable en vue de fournir la marchandise la meilleure au prix le plus bas comme dans la réduction du fameux « droit au travail » à la question des débouchés, il fait cepen­dant, dans une certaine mesure, preuve de plus de compréhension que Rodbertus pour le point sensible de la production capitaliste : les limites du marché, tandis que Rodbertus, lui, s'arrête à la question de la distribution. C'est donc von Kirchmann qui reprend cette fois le problème posé et mis à l'ordre du jour autrefois par Sismondi. Cependant von Kirchmann n'est absolument pas d'accord avec l'éclairage et la solution donnés au problème par Sismondi, il est plutôt du côté des adversaires de Sismondi. Il accepte non seulement la théorie de Ricardo sur la rente foncière, ainsi que le dogme de Smith selon lequel « les prix des marchandises se composent uni­que­ment de deux parties, à savoir de l'intérêt du capital et du salaire » (von Kirch­mann transforme la plus-value en « intérêt du capital »), mais également la thèse de Say et de Ricardo selon laquelle on n'achète les produits qu'avec d'autres produits ou encore la production crée son propre marché, de telle sorte que s'il semble qu'on produise trop d'un côté, cela signifie seulement qu'on produit trop peu de l'autre. On le voit, von Kirchmann suit les traces des classiques mais en donnant une « version allemande » avec tous les si et les mais possibles. Ainsi, von Kirchmann constate d'abord que la loi de l'équilibre naturel entre la production et la demande établie par Say « ne donne pas encore une image exhaustive de la réalité » et il ajoute : « D'autres lois sont encore cachées dans la circulation, qui empêchent la réalisation de ces thèses et seule leur découverte pourra expliquer l'encombrement actuel des marchés; mais leur découverte permettra peut-être également de trouver la voie pour éviter ce grand mal. Nous croyons que ce sont trois rapports dans le système actuel de la société qui provoquent les contradictions entre cette loi indubitable de Say et la réalité. » Ces rapports sont : la « répartition par trop inégale des produits » - ici von Kirchmann, comme nous le voyons, se rapproche dans une certaine mesure du point de vue de Sismondi -, les obstacles que la nature pose au travail humain dans la production de matières premières et enfin les insuffisances du commerce comme opération intermédiaire entre la production et la consommation. Sans considérer de plus près les deux derniers « obstacles » à la loi de Say considérons l'argumentation de von Kirchmann en relation avec le premier point :

« Le premier rapport - explique-t-il - peut être exprimé plus brièvement en disant que : « le salaire est trop bas », ce qui provoque un ralentissement de la vente. Pour celui qui sait que les prix des marchandises se composent seulement de deux parties : l'intérêt du capital et le salaire, cette thèse peut paraître surprenante; si le salaire est bas, alors les prix des marchandises sont bas également, et si le salaire est élevé alors les prix le sont également (on le voit, von Kirchmann accepte le dogme de Smith, même dans sa version la plus absurde : le prix ne se résout pas en salaire + plus-value, mais il se compose de ces deux éléments qui s'additionnent simplement, version dans laquelle Smith s'est éloigné au maximum de sa théorie de la valeur-travail). Salaires et prix sont donc en proportion directe et se balancent mutuelle­ment. L'Angleterre n'a supprimé les droits de douane sur le blé et sur la viande et autres denrées alimentaires que pour faire baisser les salaires et mettre ainsi le fabricant en mesure de supplanter tout autre concurrent sur les marchés mondiaux en offrant une marchandise encore meilleur marché. Mais ceci n'est que partielle­ment exact et ne touche pas aux proportions dans lesquelles se distribue le produit entre le capital et l'ouvrier. La répartition par trop inégale entre les deux classes est la première cause, et la plus importante, pour laquelle la loi de Say ne se vérifie pas dans la réalité et pour laquelle, malgré la production dans toutes les branches, tous les marchés souffrent d'engorgement ». Von Kirchmann illustre cette affirmation par un exemple exposé de manière détaillée. A l'instar de l'école classique nous sommes naturellement transportés dans une société imaginaire isolée, un objet sans résistance bien qu'ingrat pour les expériences de l'économie politique.

Que l'on imagine un endroit - nous suggère von Kirchmann comprenant tout juste 903 habitants, à savoir 3 entrepreneurs occupant chacun 300 ouvriers. Cet endroit subvient à tous les besoins de ses habitants par sa propre production et ceci dans trois entreprises dont l'une pourvoit à l'habillement, la seconde à la nourriture, à l'éclairage, au chauffage et aux matières premières, et la troisième au logement, à l'ameublement et à l'outillage. Dans chacune de ces trois sections l'entrepreneur fournit le « capital ainsi que les matières premières ». La rémunération des travailleurs est faite, dans chacune de ces trois entreprises, de telle façon que les ouvriers reçoivent la moitié du produit annuel sous forme de salaire et l'entrepreneur l'autre moitié « comme intérêt de son capital et comme profit d'entreprise ». La quantité de produits fournie par chaque entreprise suffit exactement à couvrir tous les besoins des 903 habitants. Ainsi cet endroit a « toutes les conditions d'un bien-être général » pour tous ses habitants, tout le monde se met donc joyeusement au travail. Mais, après quelques jours, l'élan et le plaisir font place à des lamentations générales : il se produit, en effet, dans l'île des bienheureux de von Kirchmann quelque chose d'aussi inattendu que l'effondre­ment du ciel : une véritable crise industrielle et commerciale moderne éclate ! Les 900 ouvriers n'ont que les vêtements, la nourriture, le logement les plus indispensa­bles, mais les trois entrepreneurs ont leurs dépôts pleins de vêtements et de matières premières, il leur reste des logements vides ; ils se plaignent de ne pouvoir vendre tandis que les ouvriers, inversement, se plaignent de ne pouvoir satisfaire leurs besoins. Quelle est la cause de ces plaintes ? Peut-être, comme le supposaient Say et Ricardo, produit-on trop de certaines catégories de produits et trop peu des autres ? Absolument pas, répond von Kirchmann ; dans cet « endroit » il y a une quantité bien proportionnée de toutes choses qui suffiraient à satisfaire tous les besoins de la société. D'où vient donc « l'obstacle », la crise ? L'obstacle se trouve uniquement dans la répartition. Mais il faut savourer les explications de von Kirchmann dans ses termes propres : « l'obstacle qui fait que cet échange sans heurts ne se produit pas, réside uniquement dans la répartition de ces produits; ils ne sont pas répartis également entre tous, mais les entrepreneurs gardent pour eux sous forme d'intérêt et de profit une moitié et ne donnent que l'autre moitié à leurs ouvriers. Il est clair que l'ouvrier de la branche de la confection ne peut troquer contre la moitié de son produit que la moitié des produits de nourriture et de logement, etc.; il est clair que les entrepreneurs ne peuvent vendre l'autre moitié parce qu'aucun ouvrier ne possède encore de produit à échanger avec eux. Les entrepreneurs ne savent que faire de leurs réserves, les ouvriers ne savent comment parer à leur faim et à leur nudité ». Et les lecteurs - ajoutons-nous - n'ont que faire des constructions de M. von Kirchmann. La puérilité de son exemple nous précipite en effet d'une énigme dans l'autre. Tout d'abord on ne comprend pas pourquoi et à quelle fin von Kirchmann imagine la division tripartie de la production. Si dans les exemples analogues de Ricardo et de Mac Culloch, les fermiers sont généralement opposés aux fabricants, c'est dû, à notre avis, à la conception archaïque de la reproduction sociale imaginée par les physio­crates et reprise par Ricardo, mais dépouillée de tout sens par sa théorie de la valeur qui s'oppose à celle des physiocrates et périmée depuis que Smith avait montré déjà qu'il tenait compte des bases concrètes réelles du processus social de la reproduction.

Nous avons vu que la distinction des physiocrates entre l'agriculture et l'industrie comme base de la reproduction s'était maintenue traditionnellement dans l'économie politique théorique, jusqu'à ce que Marx ait établi la distinction fondamentale entre les deux sections sociales : production de moyens de production et production de moyens de consommation. Les trois sections de von Kirchmann en revanche n'ont aucun sens. Manifestement les points de vue concrets de la reproduction ne peuvent avoir joué aucun rôle dans ce classement purement arbitraire, où les outils sont confondus avec les meubles, les matières premières avec les moyens de subsistance, où les vêtements constituent une section à part. Il pourrait y avoir aussi bien une section pour les moyens de subsistance, les vêtements et les édifices, une autre pour les produits pharmaceutiques et une troisième pour les brosses à dents. Il ne s'agissait visiblement pour von Kirchmann que d'indiquer les grandes lignes de la division sociale du travail, en supposant pour l'échange des volumes de produits autant que possible « identiques ». Seulement l'échange dont il est question dans toute l'argumentation ne joue aucun rôle dans l'exemple de von Kirchmann puisque ce n'est pas la valeur qui est distribuée mais la quantité de produits, la masse des valeurs d'usage, en tant que telle. D'autre part, dans cet intéressant « endroit » né de l'imagi­nation de von Kirchmann, la répartition des produits a lieu en premier et c'est seulement plus tard, une fois la distribution accomplie, que se produira l'échange général tandis que dans ce bas monde de la production capitaliste c'est, comme on le sait, l'échange qui, inversement, introduit et sert d'intermédiaire à la distribution du produit. En outre les choses les plus étranges se passent dans le système de distri­bution de von Kirchmann : « comme on le sait », le prix des produits, donc également celui du produit social global, consiste seulement en « salaire et en intérêt du capital », c'est-à-dire en v + pl, si bien que le produit total doit être entièrement distribué individuellement entre les ouvriers et les entrepreneurs ; seulement von Kirchmann se souvient vaguement, pour son malheur, que la production nécessite certaines choses telles que des outils et des matières premières. Son « endroit » se trouve approvi­sionné de matières premières introduites furtivement parmi les moyens de subsistance et d'outils introduits parmi les meubles. Il se demande alors à qui échouent dans la distribution générale ces objets indigestes : aux ouvriers en tant que salaire, ou aux capitalistes en tant que profit d'entreprise ? Il est probable que les deux parties manifesteraient un enthousiasme très modéré. Et c'est sur des données aussi faibles que se déroulera l'acte principal de la représentation : l'échange entre les ouvriers et les capitalistes. La transaction fondamentale de la production capitaliste : l'acte d'échange qui se produit entre les ouvriers et les capitalistes, est dénaturé par von Kirchmann, d'échange entre le travail vivant et le capital il devient un échange de produits ! Ce n'est pas la première opération : l'échange entre la force de travail et le capital variable, mais la seconde : la réalisation du salaire obtenu du capital variable qui est mise au centre du mécanisme et, inversement, tout l'échange de marchandises de la société capitaliste est réduit à cette réalisation du salaire ! Et pour couronner le tout, cet échange entre les ouvriers et les entrepreneurs, se réduit à néant si on l'exa­mine de plus près, il ne se produit pas du tout. Car, dès que tous les ouvriers auront reçu leurs salaires en nature, et ceci pour la moitié de leurs propres produits, seul un échange entre les ouvriers eux-mêmes sera possible ; chacun gardera un tiers de son salaire, consistant pour les uns exclusivement en moyens de subsistance, pour les autres en vêtements, pour les troisièmes en meubles, et réalisera le reste pour deux parts égales dans les deux autres départements de la production. Les entrepreneurs n'ont plus rien à faire avec cet échange. De leur côté ils ont sur les bras leur plus-value qui consiste en la moitié de tous les vêtements, moyens de subsistance et meu­bles produits par la société, et ces trois hommes assurément ne savent « où se débar­rasser » de leur bric-à-brac. Même une répartition du produit, aussi généreuse qu'elle soit, ne remédierait pas à cette calamité qui est l'œuvre de von Kirchmann. Au con­trai­re, plus considérable serait cette quote-part du produit social allouée aux ouvriers, moins ils auraient affaire aux entrepreneurs dans leur échange : seul l'échange des ouvriers entre eux augmenterait de volume. Sans doute le monceau de surproduit qui embarrasse les entrepreneurs diminuerait-il en proportion, non pas cependant parce que de cette manière l'échange en serait facilité, mais seulement parce que la plus-value elle-même diminuerait. Mais pas plus qu'auparavant, il ne pourrait être question d'un échange du surproduit entre ouvriers et entrepreneurs. Il faut avouer que le nombre d'enfantillages et d'absurdités économiques accumulés dans un espace relati­ve­ment petit dépasse même la mesure permise à un procureur allemand - comme on le sait von Kirchmann était procureur et il subit comme tel - ce qui est tout à son honneur - par deux fois des blâmes disciplinaires. Cependant, après ces préliminaires peu prometteurs. von Kirchmann aborde directement l'objet de son étude. Il reconnaît que son hypothèse d'une plus-value incarnée sous la forme concrète du surproduit est la raison pour laquelle cette plus-value est inutilisable. Pour y remédier il fait alors produire aux entrepreneurs avec une quantité de travail social correspondant à la moitié de la plus-value, non pas des « marchandises ordinaires » pour les ouvriers, mais des marchandises de luxe. Comme « l'essence des produits de luxe est de permettre au consommateur d'employer plus de capital et de main-d'œuvre que ce n'est le cas pour les marchandises ordinaires », les trois entrepreneurs réussissent à eux seuls à consommer sous forme de dentelles, de fiacres élégants et autres choses semblables, toute la moitié de la quantité de travail produite dans la société. Ils n'ont plus d'excédent invendable, la crise est écartée de la façon la plus heureuse, la surpro­duction est rendue impossible une fois pour toutes, les capitalistes comme les ouvriers sont dans une situation sûre et la cure de von Kirchmann, qui a provoqué tous ces bienfaits et a rétabli l'équilibre entre la production et la consommation, a nom : le luxe ! Autrement dit, le conseil que ce brave homme donne aux capitalistes em­bar­rassés de leur plus-value irréalisable est celui-ci : qu'ils la consomment eux-mêmes. Il est vrai que dans la société capitaliste le luxe est une invention connue depuis bien longtemps, et pourtant les crises IL rage comment cela se fait-il ? « La réponse ne peut être que celle-ci nous enseigne von Kirchmann : les difficultés d'écoulement dans le monde réel viennent uniquement du fait qu'il y a encore trop peu de luxe, ou, en d'autres termes : que les capitalistes, c'est-à-dire ceux qui ont les moyens de consommer, consomment encore trop peu. » Cette austérité déplacée des capitalistes vient d'un défaut que l'économie politique encourage indûment : de la ten­dance à l'épargne aux fins de la « consommation productive ». En d'autres termes : les crises proviennent de l'accumulation - c'est là la thèse principale de von Kirch­mann. Il la démontre encore à l'aide d'un exemple d'une naïveté touchante. Que l'on imagine, dit-il, « le cas considéré par les économistes comme le plus favorable », celui où les entrepreneurs déclarent : nous ne voulons pas consommer nos revenus jusqu'au dernier sou dans le luxe et la somptuosité mais nous voulons les investir d'une manière productive. Qu'est-ce que cela signifie ? Rien d'autre que fonder de nouvelles entreprises productives de toutes sortes à l'aide desquelles on obtient de nouveaux produits, par la vente desquels on obtient des intérêts (von Kirchmann entend par là : le profit) pour ce capital qui a été épargné et investi à partir des reve­nus non consommés des trois entrepreneurs. Les trois entrepreneurs décident donc de ne consommer que le produit de 100 ouvriers, c'est-à-dire de restreindre considérable­ment leur luxe et d'utiliser la force de travail des 350 ouvriers restants ainsi que le capital employé par ceux-ci à des investissements dans de nouvelles entreprises de production. Ici la question se pose de savoir dans quelle branche de production ces fonds doivent être utilisés ?

« Les trois entrepreneurs ont seulement le choix entre la création d'entreprises de production de marchandises ordinaires, ou celle d'entreprises de production de marchandises de luxe » - car, d'après l'hypothèse de von Kirchmann, le capital cons­tant n'est pas reproduit et tout le produit social consiste exclusivement en moyens de consommation. Mais ainsi les entrepreneurs se trouvent placés devant le dilemme que nous connaissons déjà : s'ils produisent des « marchandises ordinaires » une crise naît, car les ouvriers n'ont pas de moyens de paiement pour acheter ces moyens de subsistance supplémentaires puisqu'ils sont déjà indemnisés avec la moitié de la valeur des produits, mais s'ils produisent des marchandises de luxe ils doivent les consommer également eux-mêmes. Il n'y a pas de troisième éventualité. Le com­merce extérieur, lui non plus, ne change rien à ce dilemme car l'effet du commerce ne consiste qu'à « augmenter la diversité des marchandises du marché intérieur » ou à accroître la productivité. « Ou bien ces marchandises étrangères sont des marchan­dises ordinaires, et alors le capitaliste n'a pas envie de les acheter et l'ouvrier ne peut pas les acheter parce qu'il n'en a pas les moyens, ou bien ce sont des marchan­dises de luxe alors l'ouvrier ne peut pas les acheter et le capitaliste ne le veut pas à cause de sa tendance à l'épargne. » Quelque primitive que soit l'argumentation, l'idée fondamentale de von Kirchmann et le cauchemar de l'économie politique théorique s'y expriment bel et bien : dans une société composée uniquement d'ouvriers et de capitalistes l'accumulation apparaît comme une impossibilité. Von Kirchmann en tire la conséquence en combattant l'accumulation, « l'épargne », la « consommation pro­duc­tive » de la plus-value. Il attaque violemment l'économie politique classique qui préconise ces erreurs et il prêche le luxe, croissant concurremment avec la produc­tivité du travail, comme remède aux crises. On le voit, si von Kirchmann présentait dans ses prémisses théoriques une caricature des thèses de Ricardo et de Say, dans ses conclusions il présente une caricature de Sismondi. Il était cependant nécessaire de cerner de très près la position de von Kirchmann pour pouvoir estimer à sa juste valeur la réponse de Rodbertus et l'issue de la controverse.


Notes

[1] On trouve chez Rodbertus de larges extraits textuels de l'argumentation de von Kirchmann. D'après ce qu'assurent les éditeurs de Rodbertus, il est impossible d'obtenir un exemplaire complet des Demokratische Blätter contenant l'article original.


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