1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

II: Exposé historique du problème

III° polémique : Struve-Boulgakov - Tougan-Baranowsky, contre Vorontsov-Nicolai-on.


19 : Vorontsov et son « excédent »

Les représentants russes de la théorie « populiste » étaient convaincus que le capitalisme n'avait pas d'avenir en Russie à cause du manque de débouchés et cette conviction les amena à s'intéresser au problème de la reproduction capitaliste. Vorontsov avait exposé sa théorie sur ce point dans une série d'articles parus dans la revue Mémoires patriotiques et dans d'autres revues, articles qui furent réunis en un volume, publié en 1882 sous le titre Destinées du capitalisme en Russie; il écrivit également un essai paru dans le numéro de mai 1883 de la même revue sous le titre : L'excédent de marchandises dans l'approvisionnement du marché, un article sur le « Militarisme et capitalisme » paru dans le numéro de septembre 1883 de la revue Pensée russe, un livre intitulé Nos tendances, en 1883, et enfin un ouvrage paru en 1895 sous le titre Esquisse d'une théorie de l'économie politique  *. Il n'est pas facile de déterminer la position de Vorontsov à l'égard du développement du capitalisme en Russie. Ses thèses diffèrent à la fois des théories purement slavophiles qui estimaient le capitalisme pernicieux et absurde pour la Russie, à cause de sa structure économi­que et de son « esprit national », et de celles des marxistes pour qui l'évolution capi­taliste constituait une étape historique inévitable, seule capable, pour la société russe également, d'ouvrir la voie au progrès social. Pour sa part, Vorontsov affirmait que le capitalisme était tout simplement impossible en Russie, où il n'avait ni racines ni avenir. Il estimait également absurde de le maudire et de l'appeler de ses vœux, puisqu'en Russie les conditions premières d'un déve­loppement capitaliste faisaient défaut ; il était donc vain de vouloir l'imposer artificiellement, et les efforts de l'État en ce sens, avec tous les sacrifices qui y étaient liés, étaient voués à l'échec. Mais si l'on regarde les choses de plus près, Vorontsov apporte par la suite des restrictions considérables à cette affirmation initiale. Si l'on considère que le capitalisme ne signifie pas seulement l'accumulation de la richesse capitaliste, mais la prolétarisation des petits producteurs, l'insécurité de l'existence des ouvriers, les crises périodiques, alors Vorontsov ne nie absolument pas que ces phénomènes se produisent en Russie. Au contraire, il écrit expressément dans la préface à son livre Destinées du capitalisme en Russie : « En contestant la possibilité de la domination du capitalisme en Russie en tant que forme de production, je ne veux rien affirmer quant à son avenir comme forme d'exploitation et degré d'exploitation du peuple. » Vorontsov juge donc que le capitalisme en Russie ne pourra pas atteindre le même degré de maturité qu'en Occident, mais il estime très probable le fait de la séparation des producteurs immédiats des moyens de production, dans les conditions russes. Il va même plus loin. Il ne conteste pas la possibilité du développement des formes de production capitalistes dans certaines branches déterminées de l'industrie russe, permettant même l'exportation capitaliste de Russie vers les marchés extérieurs. N'écrit-il pas dans son article « L'excédent dans l'approvisionnement du marché » : « La production capitaliste se développe dans certaines branches de l'industrie très rapidement (ceci bien entendu dans l'acception russe du terme)  [1]». « Il est très probable que la Russie, comme d'autres pays, a certains avantages naturels, par suite desquels elle peut figurer sur les marchés étrangers comme fournisseur de certaines catégories de marchandises ; il est très possible que le capital en tire avantage et prenne en main les branches de production correspondantes - c'est-à-dire que la division nationale du travail permettra à notre capitalisme de prendre pied dans certaines branches de la production. Mais ce n'est pas de cela que nous nous occupons. Nous ne parlons pas ici de la participation fortuite du capital à l'organisation industrielle du pays, mais nous nous demandons s'il est probable que la production globale de la Russie puisse être organisée sur une base capitaliste » (ibid., p. 10).

Sous cette forme le scepticisme de Vorontsov apparaît évidemment comme très différent de ce que l'on avait d'abord supposé. Il doute que la forme de production capitaliste puisse jamais s'emparer de toute la production en Russie ; mais ce miracle ne s'est produit jusqu'ici dans aucun pays du monde, même pas en Angleterre. Un tel scepticisme à l'égard de l'avenir du capitalisme russe devrait donc tout d'abord être compris à une échelle internationale. Et en effet, la théorie de Vorontsov aboutit ici à des considérations très générales sur la nature et les conditions d'existence du capita­lisme, elle s'appuie sur des vues théoriques générales sur le processus de reproduction du capital social total. Vorontsov formule de la manière la plus claire les rapports particuliers entre la forme de production capitaliste et le problème des débouchés dans le passage que voici : « La division nationale du travail, la répartition de toutes les branches de l'industrie entre les pays participant au commerce mondial, n'a rien à faire avec le capitalisme. Le marché qui se constitue de cette manière, la demande de produits de différents pays qui résulte d'une telle division du travail entre les peuples, n'a rien de commun quant à son caractère avec le marché dont a besoin le mode de production capitaliste. Les produits de l'industrie capitaliste sont lancés sur le marché à d'autres fins : ils ne touchent en rien la question de savoir si tous les besoins du pays sont satisfaits; il n'est absolument pas nécessaire de fournir à l'entrepreneur en échange de ces produits un autre produit matériel qui serve à la consommation. Leur but principal est de réaliser la plus-value qu'ils recèlent. Mais qu'est-ce que cette plus-value qui intéresse les capitalistes pour elle-même ? Du point de vue dont nous considérons la question, cette plus-value est l'excédent de la production par rapport à la consommation à l'intérieur du pays. Chaque ouvrier produit plus qu'il ne consomme lui-même, et tous ces excédents s'accumulent en un petit nombre de mains; les propriétaires de ces excédents les consomment eux-mêmes, en vue de quoi ils les échangent à l'intérieur du pays aussi bien qu'à l'étranger contre différents moyens de consommation et les objets de luxe les plus variés; mais même s'ils mangent, boivent et dansent tout leur soûl, ils ne parviendront pas à gaspiller toute la plus-value, il reste encore un surplus important, qu'ils n'échangent pas contre un autre produit, mais dont ils doivent se débarrasser, qu'ils doivent réaliser en argent, sinon il se gâtera de toute façon. Comme il n'y a personne dans le pays même qui puisse les débarrasser de cet excédent, celui-ci doit être exporté à l'étranger, et voilà la raison pour laquelle des pays en voie de capitalisation, ne peuvent se passer de débouchés extérieurs » (ibid., p. 14).

Nous avons traduit littéralement ce passage, en respectant les particularités du style de Vorontsov. Le lecteur peut donc se faire une idée de ce brillant théoricien russe, dont la lecture procure des moments délicieux.

Vorontsov a résumé par la suite, en 1895, les mêmes idées dans son ouvrage Esquisse d'une théorie de l'économie politique, que nous citerons ici. Il s'attaque aux opinions de Say et de Ricardo, et notamment aussi de John Stuart Mill, qui contes­taient la possibilité d'une surproduction générale. Ce faisant il découvre ce que tout le monde ignorait avant lui : il a trouvé la source de toutes les erreurs de l'école classi­que à l'égard du problème des crises. Ces erreurs sont dues, selon lui, à la théorie fallacieuse des frais de production, à laquelle toute l'économie politique bourgeoise est attachée. Du point de vue des frais de production (qui d'après la thèse également inouïe de Vorontsov, ne comprennent pas le profit), les crises aussi bien que le profit sont inconcevables et inexplicables. Mais il faut savourer la pensée de ce théoricien original dans ses propres termes : « D'après la doctrine de l'économie politique bour­geoise, la valeur du produit est déterminée par le travail nécessaire à sa fabrication. Mais après avoir donné cette définition de la valeur, elle l'oublie aussitôt, et pour expliquer ensuite les phénomènes de l'échange, elle s'appuie sur une autre théorie, dans laquelle le travail est remplacé par les frais de production. Ainsi deux produits sont échangés l'un contre l'autre dans des quantités telles que, des deux côtés, on trouve les mêmes frais de production. Dans une telle conception de l'échange il n'y a effectivement pas de place pour un excédent de marchandises dans le pays. Un produit quelconque du travail annuel d'un ouvrier apparaît de ce point de vite comme représentant une certaine quantité de matière dont il est fait, d'outils qui ont été usés à sa fabrication, et de produits qui ont servi à la subsistance de l'ouvrier pendant la période de production. Quand il apparaît sur le marché, il a (sans doute « le produit » R. L.) pour fin de changer sa forme d'usage, de se transformer à nouveau, en matière, en produits pour l'ouvrier et en valeur nécessaire pour renouveler les outils; après ce processus où il s'est décomposé en ces éléments s'amorce le processus de leur réunification, le processus de production, au cours duquel toutes les valeurs énumérées seront consommées, tandis qu'en échange un nouveau produit naîtra, qui représente un lien entre la consommation passée et la consommation future. » De cette tentative tout à fait originale de présenter à la lumière de la théorie des frais de production la reproduction sociale comme un processus ininterrompu, il tire brus­que­ment la conclusion suivante : « Si nous considérons ainsi la masse totale des produits d'un pays, nous ne trouverons pas de marchandises superflues excédant les besoins de la société; le surplus invendable est par conséquent impossible du point de vue de la théorie de la valeur de l'économie politique bourgeoise. »

Après avoir ainsi éliminé le profit capitaliste des frais de production, en faisant violence à la théorie bourgeoise de la valeur, Vorontsov présente son omission com­me une magnifique découverte : « Mais l'analyse que nous avons exposée met à nu encore un autre élément dans la théorie de la valeur admise jusqu'à présent : on s'aperçoit que sur la base de cette théorie il n'y pas de place pour le profit capi­taliste.  » Suit une argumentation surprenante par sa brièveté et sa simplicité : « En effet, si mon produit, dont j'exprime les frais de production par 5 roubles, est échangé contre un autre produit de même valeur, ce que j'aurai reçu suffira seulement à couvrir mes frais, mais je ne toucherai rien pour ma subsistance. » (Sic ! R. L.). Et voici que Vorontsov s'attaque à la racine du problème : « Il s'avère ainsi qu'en suivant un développement rigoureusement logique des idées de l'économie politique bourgeoise, le sort de l'excédent de marchandises sur le marché et le sort du profit capitaliste sont identiques. Cet état de choses nous autorise à conclure que les deux phénomènes se trouvent en dépendance réciproque, que la possibilité de l'un est conditionnée par la présence de l'autre. Et en effet : aussi longtemps qu'il n'y a pas de profit, il n'y a pas non plus d'excédent de marchandises. Il en va tout autrement s'il y a formation de profit dans le pays. Celui-ci ne se trouve dans aucun rapport orga­nique avec la production, c'est un phénomène qui n'est pas lié avec cette dernière par des conditions techniques ou naturelles, mais par sa forme extérieure, sociale. Pour se poursuivre, la production a besoin seulement de matières premières, d'outils, de vivres pour les ouvriers et consomme donc elle-même seulement la partie correspon­dante des produits; mais l'excédent, qui constitue le profit et qui ne trouve pas de place dans l'élément permanent de la vie industrielle - la production - doit trouver d'autres consommateurs qui ne sont pas liés organiquement à la production, des consommateurs de caractère fortuit dans une certaine mesure. Il (l'excédent) peut trouver de tels consommateurs, mais il se peut aussi qu'il ne les trouve pas en quan­tité nécessaire, en ce cas nous aurons un excédent de marchandises sur le marché  [2] ».

Très satisfait de cette explication « simple », par laquelle il a transformé le produit excédentaire en une invention du capital, et le capitaliste en un consommateur « fortuit », non lié « organiquement » à la production capitaliste, Vorontsov s'attaque aux crises. Sur la base de la théorie « conséquente » de la valeur-travail d'après Marx, qu'il a, dit-il, « utilisée » par la suite, il expose une théorie selon laquelle les crises découlent directement de la plus-value : « Si ce qui entre dans les frais de production sous forme de salaire est consommé par la partie laborieuse de la population, alors la plus-value. excepté la part qui est destinée à l'élargissement de la production exigée par le marché, doit être anéantie par les capitalistes eux-mêmes (sic ! R. L.), S'ils sont en mesure de le faire et s'ils le font effectivement, alors il n'y a pas d'excédent de marchandises, sinon alors il y a surproduction, crise industrielle, mise à pied des ouvriers et autres maux. » Mais le coupable de tous ces maux, c'est finalement pour M. Vorontsov, «l'élasticité insuffisante de l'organisme humain, qui ne parvient pas à élargir sa capacité de consommation avec la même rapidité que s’accroît la plus-value  ». A plusieurs reprises il formule cette idée géniale dans les termes suivants : « Ainsi le talon d’Achille de l'organisation capitaliste de l'industrie c'est l'incapacité des capitalistes à consommer l'intégralité de leurs revenus. »

Ici, Vorontsov, après avoir « utilisé » la théorie ricardienne de la valeur dans la version « conséquente » de Marx, aboutit à la théorie sismondienne des crises, qu'il s'approprie sous une forme extrêmement grossière et simpliste. Mais en reproduisant les idées de Sismondi, il croit bien entendu accepter celles de Rodbertus. « La méthode de recherche inductive a conduit à la même théorie des crises et du paupé­risme qui avait été fondée objectivement par Rodbertus  [3] », déclare-t-il triomphale­ment. Ce que Vorontsov entend par « méthode de recherche inductive », qu'il oppose à la méthode « objective » n'est à vrai dire pas très clair, mais comme chez Vorontsov tout est possible, il se peut qu'il entende par là la théorie de Marx. Quant à Rodbertus, il devait immanquablement lui aussi être revu et corrigé par l'original penseur russe. Vorontsov apporte un seul correctif à la théorie de Rodbertus : il en élimine ce qui constituait l'axe central du système : la stabilisation de la quote-part des salaires, fixée selon la valeur du produit total. Mais d'après Vorontsov, cette mesure même ne serait qu'un faible remède aux crises car « la cause directe des phénomènes évoqués (sur­pro­duction, chômage, etc.) ne réside pas dans le fait que la participation des classes laborieuses au revenu national est trop petite, mais dans le fait que la classe capitaliste n'est pas en mesure de consommer chaque année la masse des produits qui lui revient »  [4]. Mais après avoir ainsi rejeté la réforme de Rodbertus relative à la distribution du revenu, Vorontsov conclut, avec la « conséquence rigoureusement logique » qui lui est propre, par la prévision suivante quant à l'avenir du capitalisme : « Si, malgré tout, il restait des chances pour que l'organisation industrielle qui règne en Europe occidentale continue à être florissante et à prospérer, ce ne serait qu'à la condition que l'on trouve le moyen d'anéantir (sic ! R. L.) la partie du revenu national qui excède la capacité de consommation de la classe capitaliste et néanmoins par­vient en ses mains. La solution la plus simple de ce problème serait une répartition différente du revenu national parmi les participants à la production. Le régime capitaliste serait assuré de vivre longtemps, si les capitalistes ne se réservaient de chaque accroissement du revenu national que la partie qui servirait à la satisfaction de tous leurs désirs et caprices, en abandonnant le reste à la classe ouvrière, c'est-à-dire à la masse de la population  [5] ».

A ce salmigondis de Ricardo, Marx, Sismondi et Rodbertus, s'ajoute la découverte que la production capitaliste pourrait être radicalement guérie de la surproduction et serait « florissante et prospère » en toute éternité, si les capitalistes renonçaient à capitaliser la plus-value et faisaient cadeau aux ouvriers de la partie correspondante de la plus-value. En attendant le moment où les capitalistes seront assez sages pour écouter le bon conseil de Vorontsov, ils connaissent d'autres moyens pour « anéantir » chaque année une partie de leur plus-value ; le militarisme moderne fait partie, entre autres, de ces méthodes éprouvées, et ceci dans la mesure où les frais en sont supportés, non par les masses laborieuses, mais par le revenu des capitalistes - on voit que Vorontsov a l'art de renverser les choses. Mais en premier lieu, le salut du capitalisme, c'est le commerce extérieur. Et c'est là précisément le « talon d'Achille » du capitalisme russe. Dernier arrivé au festin du marché mondial, il ne peut avoir que le dessous dans la concurrence avec les pays occidentaux capitalistes plus anciens et ainsi, le capitalisme russe est privé, avec les perspectives de débouchés extérieurs, de la condition la plus importante de sa survie. La Russie reste l'« empire des paysans » et de la « production populaire ».

« Si tout ceci est exact - conclut Vorontsov dans son essai L'excédent dans l'approvisionnement du marché en marchandises - « alors les limites à la domination du capitalisme en Russie en résultent également : l'agriculture doit être soustraite à sa direction ; mais dans le domaine de l'industrie également, son développement ne doit pas exercer des effets trop désastreux sur l'artisanat, qui est indispensable, dans nos conditions climatiques (!), au bien-être d'une grande partie de la population. Si le lecteur objecte, ici, que le capitalisme ne se résoudra pas à de tels compromis, alors nous répondrons : tant pis pour lui. » Ainsi M. Vorontsov à la fin se lave les mains et rejette quant à lui toute responsabilité pour les destinées futures du développement économique en Russie.


Notes

* Ces essais sont cités en allemand par Rosa Luxemburg, qui en a traduit titres et extraits du russe. (N. d. T.)

[1] Mémoires patriotiques, 1883, V, revue contemporaine, p. 4 (en langue russe).

[2] Esquisse d'une théorie de l'économie politique, Saint-Pétersbourg, 1895, p. 15 (en langue russe).

[3] Militarisme et Capitalisme In Pensée russe, 1889, vol. IX, p. 78 (en langue russe).

[4] Militarisme et Capitalisme, ibid., p. 80

[5] Militarisme et capitalisme, ibid., p. 83. Cf. Esquisse d'une théorie.... p. 196.


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