1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

II: Exposé historique du problème

III° polémique : Struve-Boulgakov - Tougan-Baranowsky, contre Vorontsov-Nicolai-on.


22 : Boulgakov et son complément à l'analyse de Marx

Le deuxième critique du scepticisme « populiste », S. Boulgakov, rejette d'emblée les « tierces personnes » de Struve et nie qu'elles puissent constituer l'ancre de salut de l'accumulation capitaliste. Il n'a pour elles qu'un haussement d'épaules. La majorité des économistes avant Marx, écrit-il, ont résolu la question en déclarant que des «  tierces personnes » quelconques étaient nécessaires pour jouer le rôle d'un deus ex machina et trancher le nœud gordien, c'est-à-dire consommer la plus-value. Ce rôle est joué tantôt par des propriétaires terriens vivant dans le luxe (comme chez Malthus), tantôt par des capitalistes vivant dans le luxe, tantôt par le militarisme, et ainsi de suite. Il ne peut y avoir de réalisation de la plus-value sans de tels moyens extraordinaires, faute desquels celle-ci se trouve immobilisée sur le marché et provo­que la surproduction et les crises  [1].

« Ainsi M. Struve suppose que la production capitaliste peut s'appuyer dans son développement sur la consommation de fantastiques « tierces personnes ». Mais où se trouve alors la source du pouvoir d'achat de ce « grand public », dont la vocation spécifique consiste à consommer la plus-value ? » (ibid., p. 32, note).

Boulgakov quant à lui, fait partît le problème, de prime abord, de l'analyse du produit social global et de sa reproduction, telle que l'a donnée Marx dans le 2° livre du Capital. Il voit parfai­tement que, pour résoudre le problème de l'accumulation, il faut partir de la reproduction simple et se représenter son mécanisme de façon tout à fait claire. Il est particulièrement important à cet égard, de bien comprendre d'une part la consomma­tion de la plus-value et des salaires dans les branches de production qui fabriquent des produits non-consommables, et d'autre part la circulation de la partie du produit social global correspondant au capital constant usé. C'est une tâche entièrement neuve dont les économistes n'avaient même pas conscience et qui a été posée pour la première fois par Marx.

« Pour résoudre cette tâche, Marx divise toutes les marchan­dises produites selon le mode capitaliste en deux grandes catégories fondamentale­ment différentes l'une de l'autre : la production de moyens de production et la pro­duc­tion de moyens de consommation. Cette division, à elle seule, recèle plus de signification théorique que toutes les joutes oratoires précédentes sur la théorie des débouchés. » (ibid., p. 27).

On le voit, Boulgakov est un partisan résolu et enthousiaste de la théorie de Marx. Il prend pour objet de son étude l'examen théorique de la thèse selon laquelle le capitalisme ne saurait exister sans marché extérieur. « A cette fin l'auteur a utilisé l'analyse très précieuse de la reproduction sociale que Karl Marx donne dans la deuxième partie du 2° livre du Capital, analyse qui n'a été que très peu mise à profit dans la littérature scientifique, on ne sait pourquoi. Bien que cette analyse ne puisse être considérée comme achevée, elle offre à notre avis, même dans sa rédaction présente, peu élaborée, une base suffisante pour une autre solution du problème des débouchés que celle que MM. Nicolai-on, V. Vorontsov et autres ont adoptée, tout en l'attribuant à Marx » (ibid., p. 2-3). Boulgakov formule la conclusion qu'il a tirée de l'analyse de Marx de la manière suivante : « Le capitalisme peut parfois se suffire du marché intérieur; il n'y a pas de nécessité inhérente, particulière à la production capitaliste, que seul le marché extérieur puisse absorber l'excédent de la production capitaliste. C'est la conclusion à laquelle est parvenu l'auteur en étudiant l'analyse mentionnée de la reproduction sociale. »

Et maintenant nous attendons avec impatience l'argumentation de Boulgakov en faveur de la thèse qu'il présente.

Cette argumentation est d'une simplicité surprenante. Boulgakov reprend fidèle­ment le schéma marxien bien connu de la reproduction simple, en l'accompagnant de commentaires qui honorent son intelligence. Puis il présente le schéma marxien, que nous connaissons également, de la reproduction élargie - et il estime ainsi avoir fourni la preuve de ce qu'il avance. « En raison de ce qui a été dit, il n'y a pas de difficulté à déterminer en quoi consistera l'accumulation : I (section des moyens de production) doit produire les moyens de production supplémentaires nécessaires à l'élargissement de la production aussi bien pour elle-même que pour Il (section des moyens de consommation), tandis qu'à son tour Il devra fournir les moyens de consommation pour l'élargissement du capital variable de I et de II. Si l'on fait abstraction de la circulation monétaire, l'élargissement de la production se réduit à l'échange des produits supplémentaires de I dont il  a besoin, et des produits supplémentaires de II, dont I a besoin. » Boulgakov suit donc fidèlement les analyses de Marx et ne remarque pas jusqu'ici que sa thèse reste sur le papier. Il croit avoir résolu le problème de l'accumulation à l'aide de ces formules mathématiques. Sans doute peut-on très bien accepter les proportions qu'il copie chez Marx, et il est également certain que, si l'élargissement de la production doit avoir lieu, il s'expri­mera par ces formules. Mais Boulgakov omet de poser la question principale : pour qui se produit l'élargissement dont il analyse le mécanisme ? Puisque l'accumulation peut être représentée sur le papier sous forme de rapports mathématiques, elle est donc pour lui chose faite. Pourtant Boulgakov, après avoir déclaré le problème résolu, se heurte immédiatement après, en essayant d'introduire dans son analyse la circula­tion monétaire, à la question suivante : d'où provient dans I et II l'argent nécessaire pour acheter les produits supplémentaires ? Nous avons vu chez Marx que le côté faible de son analyse, la question des consommateurs de la production élargie, surgit toujours sous la forme erronée de la question des sources d'argent supplé­mentaires. Boulgakov suit servilement Marx sur ce point, adopte sa formulation ambiguë du problème, sans remarquer le décalage qu'elle implique. Il constate, il est vrai, que « Marx lui-même n'a pas donné de réponse à cette question dans les cahiers de brouillon d'après lesquels a été rédigé le deuxième livre du Capital. » La réponse que le disciple russe de Marx essaie de dégager de son propre chef devrait être d'autant plus intéressante.

«La solution suivante nous semble correspondre le mieux à l'ensemble de la doctrine de Marx. » Le capital variable sous forme d'argent, que fournit la section Il pour I comme pour elle-même trouve son équivalent de marchandises dans la plus-value de II. Nous avons déjà vu en étudiant la reproduction simple que les capitalistes doivent eux-mêmes mettre en circulation l'argent destiné à la réalisation de leur plus-value et que cet argent retourne finalement dans la poche du capitaliste d'où il était sorti. La quantité d'argent nécessaire à la circulation de la plus-value est déterminée, d'après la loi générale de la circulation des marchandises, par la valeur des marchan­dises où il est renfermé, divisée par le nombre moyen des rotations accomplies par l'argent. Cette même loi s'applique également ici. Les capitalistes de II doivent disposer d'une certaine somme d'argent pour la circulation de leur plus-value, ils doivent donc posséder une certaine réserve d'argent. Cette réserve doit être assez considérable pour suffire aussi bien à la circulation de la partie de la plus-value représentant le fonds de consommation qu'à celle destinée à la capitalisation. Plus loin Boulgakov émet l'idée qu'il importe peu dans la question de savoir combien d'argent est nécessaire à la circulation d'une quantité déterminée de marchandises dans le pays qu'une partie de ces marchandises représente ou non de la plus-value. « Mais la question générale de savoir d'où vient au fond l'argent qui existe dans le pays, est résolue en ce sens que cet argent est fourni par le producteur d'or. » Siun pays a besoin de plus d'argent par suite d'un élargissement de la production, la production de l'or est également élargie en conséquence (ibid., p. 50-55). On en revient donc finalement au producteur d'or qui joue déjà chez Marx le rôle de deus ex machina.

Il faut avouer que Boulgakov nous a cruellement déçu dans notre espoir de voir apparaître une nouvelle solution du problème. « Sa » solution n'a pas dépassé d'un iota celle qu'avait fournie d'analyse de Marx. Elle se réduit aux trois phrases extrêmement simples que voici : 1) Question : - combien d'argent est nécessaire pour réaliser la plus-value capitalisée ? Réponse : - autant que l'exige la loi générale de la circulation des marchandises. 2) Question : d'où les capitalistes prennent-ils cet argent pour réaliser la plus-value capitalisée ? Réponse : - il faut bien qu'ils le possè­dent. 3) Question : - d'où vient en général l'argent dans le pays ? Réponse : - du producteur d'or. Cette explication, dans sa simplicité étonnante, est plutôt suspecte que captivante. Mais il est inutile que nous réfutions cette théorie du producteur d'or deus ex machina de l'accumulation capitaliste. Boulgakov lui-même l'a très bien fait. 80 pages plus loin, il en revient au producteur d'or, dans un tout autre contexte à partir de la théorie du fonds de salaires, à laquelle il s'est attaqué sans raison évidente. Et ici il émet tout à coup ce jugement pertinent :

« Nous savons déjà qu'il existe entre autres producteurs le producteur d'or. Celui-ci, même dans le cas de la reproduction simple, accroît d'une part la quantité absolue d'argent circulant dans le pays et, d'autre part, il achète des moyens de production et de consommation sans vendre de son côté des marchandises, en payant pour les marchandises achetées directement avec l'équivalent d'échange général qui est son propre produit. Or le producteur d'or ne pourrait-il, par exemple, rendre le service d'acheter à la section Il toute la plus-value accumulée et de la payer avec de l'or que la section Il utilisera alors à acheter des moyens de production à la section I et à élargir le capital variable c'est-à-dire à acheter la force de travail supplémentaire ? Ainsi le producteur d'or apparaît comme le véritable débouché extérieur.
« Cependant cette hypothèse est parfaitement absurde. L'accepter revient à faire dépendre l'élargissement de la production de l'élargissement de la production de l'or (bravo !). A son tour cette hypothèse implique un accroissement de la production de l'or qui ne correspond pas du tout à la réalité. Si l'on veut obliger le producteur d'or à acheter à la section Il, par l'intermédiaire de ses ouvriers, toute la plus-value accumulée, cela signifie que son capital variable doit s'accroître tous les jours, à toutes les heures. Mais en même temps le capital constant doit s'accroître dans la même mesure ainsi que la plus-value, par conséquent toute la production d'or doit prendre des dimensions véritablement monstrueuses (bravo !). Au lieu d'essayer de vérifier par la statistique cette hypothèse puérile, (ce qui ne serait du reste guère possible) il suffit de renvoyer à un fait qui, à lui seul, la détruit. Ce tait est le développement du crédit qui accompagne le développement de l'économie capitaliste (bravo !). Le crédit a tendance à diminuer (relativement bien entendu, et non pas absolument) la quantité d'argent en circulation et apparaît comme le complément nécessaire au développement de l'économie d'échange qui autrement se heurterait rapidement à ses limites à cause du manque de monnaie-métal. Il me semble superflu de démontrer, chiffres à l'appui, combien est réduit aujourd'hui le rôle de la monnaie-métal dans les transactions d'échange. L'hypothèse émise se trouve ainsi en contradiction directe et indirecte avec les faits, il faut la rejeter » (ibid., p. 132 et suiv.).

Bravissimo ! Très bien ! Mais de ce fait Boulgakov « rejette » également lui-même la seule explication qu'il ait fournie jusqu'ici à la question de savoir comment et par qui la plus-value capitalisée est réalisée. D'ailleurs il n'a fait, en se réfutant lui-même, que développer ce que Marx avait déjà dit en un seul mot, lorsqu'il avait qualifié d' « absurde » l'hypothèse du producteur d'or engloutissant toute la plus-value sociale. Sans doute la solution véritable de Boulgakov et celle des marxistes russes qui ont étudié la question se trouve-t-elle tout à fait ailleurs. Boulgakov ainsi que Tougan-Baranowsky et Ilyine (Lénine) soulignent le fait que les adversaires - les sceptiques - commettent, en ce qui concerne la possibilité de l'accumulation, une erreur capitale dans l'analyse de là valeur du produit global. Ceux-ci - notamment Vorontsov - supposaient que le produit social global se composait de moyens de consommation et ils partaient de l'hypothèse erronée que la consommation était en général le but de la production capitaliste. C'est ce point - expliquaient à présent les marxistes - qui est la source de tout le malentendu, et de là découlaient les difficultés imaginaires quant à la réalisation de la plus-value, à propos de laquelle les sceptiques se cassaient la tête. « Du fait de cette hypothèse erronée cette école s'est créé à elle-même des difficultés inexistantes : comme les conditions normales de la production capitaliste supposent que le fonds de consommation des capitalistes ne constitue qu'une partie de la plus-value, et une partie minime, la majeure partie étant réservée à l'élargissement de la production, il est évident que les difficultés imaginées par cette école (les populistes) n'existent pas en réalité » (ibid., p. 20). L'aisance avec laquelle Boulgakov ignore le problème est stupéfiante. Il ne semble même pas soupçonner la question des bénéficiaires, qui, très accessoire dans l'hypothèse de la consommation personnelle de la plus-value tout entière, devient impérieuse dans l'hypothèse de la reproduction élargie,

Toutes ces « difficultés imaginaires » s'évanouissent grâce à deux découvertes de Marx que ses disciples russes ne cessent d'opposer à leurs adversaires. Premièrement le fait que la composition de la valeur du produit social n'est pas v + pl, mais c + v + pl, et deuxièmement le fait qu'avec les progrès de la production capitaliste, dans cette composition l'élément c s’accroît toujours davantage par rapport à v, tandis que simultanément, dans la plus-value, la partie capitalisée grandit toujours par rapport à la partie consommée. A partir de là, Boulgakov construit toute une théorie sur le rapport de la production à la consommation dans la société capitaliste. Cette théorie joue un rôle si important chez les marxistes russes et en particulier chez Boulgakov qu'il est nécessaire de l'exposer in extenso.

« La consommation, dit Boulgakov, la satisfaction des besoins sociaux, ne cons­titue qu'un facteur accessoire de la circulation du capital. Le volume de la produc­tion est déterminé par la grandeur du capital et non par l'étendue des besoins sociaux. Le développement de la production non seulement ne s'accompagne pas de l'accroissement de la consommation mais au contraire il y a même un antagonisme entre ces deux facteurs. La production capitaliste ne connaît pas d'autre consomma­tion que la consommation solvable, mais les consommateurs solvables ne peuvent être que ceux qui perçoivent un salaire ou une plus-value et leur pouvoir d'achat corres­pond exactement au montant de ces revenus. Mais nous avons vu que la ten­dance fondamentale du développement de la production capitaliste est une diminution relative du capital variable ainsi que du fonds de consommation du capitaliste (bien qu'il y ait croissance en valeur absolue). On peut donc dire que le développement de la production diminue la consommation  [2]. Les conditions de la production et celles de la consommation se trouvent ainsi en contradiction. La production ne peut S'élargir pour le compte de la consommation. L'expansion est cependant une loi interne fonda­mentale de la production capitaliste qui prend à l'égard de chaque capitaliste en particulier la forme de la loi sévère de la concurrence. Cette contradiction interne trouve une solution dans le fait que la production en expansion constitue elle-même le marché pour les produits additionnels. « La contradiction interne est résolue par l'élargissement du champ extérieur de la production » (Capital, livre III, p. 189). (Boulgakov cite ici une phrase de Marx en en faussant tout à fait le sens, nous y reviendrons plus tard). Nous venons de montrer comment c'est possible (Boulgakov entend par là l'analyse du schéma de la reproduction élargie). La plus grande part de cette expansion de la production revient manifestement à la section I, c'est-à-dire à la production du capital constant et la part la plus petite (relativement) à la section II, qui produit des biens de consommation immédiate. Ce décalage dans les rapports entre les sections I et Il exprime de façon suffisamment claire le rôle joué par la consommation dans la société capitaliste et indique où l'on doit chercher le débouché principal des marchandises capitalistes » (ibid., p. 161). « ... Même dans ces limites étroites (du mobile du profit et des crises) même sur ce chemin hérissé d'épines, la production capitaliste peut s'élargir indéfiniment, même si l'on ne tient pas compte ou en dépit de la diminution de la consommation. Dans la littérature russe il est fait état à plusieurs reprises du fait que la diminution de la consommation empêche toute augmentation importante de la production capitaliste s'il n'y a pas de marchés extérieurs. On ne voit pas que la consommation n'est pas du tout le but-ultime de la production capitaliste, que cette dernière n'existe pas en vertu de l'accroissement de la consommation, mais grâce à l'élargissement du champ extérieur de la production qui constitue précisément le marché pour les produits fabriqués selon le mode capitaliste. Toute une série de savants disciples de Malthus, insatisfaits de la doctrine superficielle de l'harmonie prêchée par l'école de Ricardo-Say, s'efforcent de donner une solution à ce problème insoluble : trouver les moyens d'élargir la consommation que le mode de production capitaliste cherche à restrein­dre. Marx fui le seul à analyser les relations véritables : il a démontré que l'accrois­se­ment de la consommation est fatalement plus lent que celui de la production, quelles que soient les « tierces personnes » que l'on puisse inventer. C'est pourquoi la consommation et son volume ne peuvent en aucune manière être considérés comme constituant la limite directe de l'élargissement de la production. Lorsqu'elle s'éloigne du but véritable de la production, la production capitaliste l'expie par des crises, mais elle est indépendante de la consommation. L'élargissement de la production trouve ses limites seulement dans le volume du capital et ne dépend que de ce dernier » (ibid., p. 167).

La théorie de Boulgakov et de Tougan-Baranowsky est ici directement imputée à Marx, tant elle semblait, aux yeux des marxistes russes, découler de la doctrine marxien­ne et se fondre organiquement en elle. Boulgakov la définit dans un autre pas­sa­ge encore plus clairement comme étant l'interprétation fidèle du schéma marxien de la reproduction élargie. Lorsque le mode de production capitaliste s'est établi dans un pays, son dynamisme interne commence à se développer d'après le modè­le suivant : « La production du capital constant constitue la section I de la production sociale, qui déjà fait naître une demande autonome de moyens de consommation de l'ordre du volume du capital variable propre à la section I ainsi que du fonds de consommation de ses capitalistes. La section Il de son côté fait naître la demande de produits de I. De cette manière se constitue dès le début de la produc­tion capitaliste un circuit fermé où la production capitaliste ne dépend d'aucun marché étranger, mais se suffit à elle-même et peut s'accroître pour ainsi dire automatiquement grâce à l'accumulation » (ibid., p. 210)  [3]. Dans un autre passage il va jusqu'à donner à sa théorie la formulation audacieuse que voici : « Le seul débouché pour les produits de la production est cette production elle-même  » (ibid., p. 238).

Entre les mains des marxistes russes, cette théorie devint l'arme essentielle par laquelle ils ont vaincu leurs adversaires, les sceptiques « populistes » dans la question des débouchés. On ne peut en apprécier l'audace que si l'on se représente la contra­diction étonnante où se trouve cette théorie avec la pratique quotidienne, avec tous les faits connus de la réalité capitaliste. Mieux : il faut admirer encore davantage cette théorie, qui fut proclamée triomphalement comme la vérité marxiste la plus pure, si l'on songe qu'elle repose sur un quiproquo fondamental. Mais nous reviendrons sur les détails de cette question à propos de notre critique de Tougan-Baranowsky.

Boulgakov bâtit une théorie tout à fait erronée du commerce extérieur sur une conception fausse des rapports entre la consommation et la production dans la société capitaliste. La thèse de la reproduction exposée ci-dessus ne laisse en effet aucune place au commerce extérieur. Si le capitalisme forme dans chaque pays, dès le début de son développement, ce fameux « circuit fermé », si, tournant en rond comme un chat autour de sa queue, il se « suffit à lui-même », se crée à lui-même un marché illimité et se donne lui-même l'impulsion de son propre élargissement, alors tout pays capitaliste est à son tour, économiquement parlant, un tout fermé « se suffisant à lui-même ». Dans un seul cas, le commerce extérieur serait concevable : comme moyen de compenser par l'importation le manque naturel, dû au sol et au climat, de certains produits, autrement dit l'importation de matières premières ou de vivres de première nécessité. Et en effet Boulgakov, renversant la thèse des populistes, construit une théorie du commerce international des États capitalistes où l'importation de produits agricoles représente l'élément actif fondamental, tandis que l'exportation de produits industriels ne fait que fournir les fonds nécessaires à cette importation. La circulation internationale des marchandises apparaît ici, non pas comme fondée dans le mode de production, mais dans les conditions naturelles des différents pays, théorie emprun­tée, cette fois encore, non pas à Marx, mais à des savants allemands d'économie politique bourgeoise. De même que Struve a emprunté à Wagner et à Schäffle son schéma des trois empires mondiaux, de même Boulgakov a emprunté à feu List la classification des pays en catégories selon l'« état de l'agriculture » et l'« état de l'agriculture-manufacture », qu'il a modifiée par la suite, tenant compte des progrès de l'époque en « état de manufacture » et « état de l'agriculture-manufacture ». La première catégorie est désavantagée par la nature par un manque de matières pre­mières et de vivres et de ce fait est obligée de recourir au commerce extérieur ; la deuxième catégorie est pourvue de tout par la nature et peut se dispenser du commer­ce extérieur. Le prototype de la première catégorie est l'Angleterre, celui de la seconde, les États-Unis. Pour l'Angleterre la suppression du commerce extérieur signifie­rait l'agonie et la mort économique, pour les États-Unis elle entraînerait seulement une crise passagère, après quoi une guérison complète serait assurée : « Ici la production peut s'élargir à l'infini sur la base du marché intérieur » (ibid., p. 199). Cette théorie, héritage de l'économie politique allemande, où elle est aujourd'hui encore vivace, n'a manifestement aucune idée des corrélations de l'économie capi­taliste mondiale. Elle ramène le commerce mondial actuel à peu près à la situation du temps des Phéniciens. Ainsi le professeur Bûcher nous dit : « La plus grande facilité, due à l'ère libérale, du commerce international ne doit pas nous faire conclure que la période de l'économie nationale s'approche de sa fin, cédant la place à une ère d'économie mondiale. Sans doute voyons-nous aujourd'hui en Europe un certain nombre d'États privés d'indépendance nationale quant à leur approvision­nement en biens obligés de faire venir de l'étranger de grandes quantités de vivres et de biens de consommation, tandis que leur production industrielle dépasse de loin les besoins nationaux et fournit constamment des excédents qui doivent être réalisés dans des territoires de consommation étrangers. Mais bien que les pays industriels et des pays producteurs de matières premières coexistent, et dépendent les uns des autres, cette « division internationale du travail » ne doit pas être considérée comme un signe que l'humanité est sur le point d'atteindre un nouveau stade de son évolution qui, sous le nom d'économie mondiale, serait opposé aux stades précédents. Car d'une part, aucun stade économique n'a jamais garanti à la longue une souveraineté parfaite de la satisfaction des besoins; chacun a laissé subsister... certaines lacunes qui devaient être comblées d'une manière ou d'une autre. D'autre part, cette préten­due économie mondiale n'a pas jusqu'à présent fait surgir des phénomènes qui s'écartent essentiellement de ceux de l'économie nationale et on peut fortement douter qu'il en surgisse dans un avenir prévisible  [4] ». Chez Boulgakov cette concep­tion aboutit à une conclusion inattendue : sa théorie de la capacité illimitée de déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme ne s'applique pas à certains pays jouissant d'une situation naturelle privilé­giée. En Angleterre le capitalisme doit périr dans un avenir plus ou moins proche par l'épuisement du marché mondial, aux États-Unis, en Inde et en Russie, il aura un développement illimité, parce que ces pays se « suffisent à eux-mêmes ».

Mais abstraction faite de ces bizarreries qui sautent aux yeux, l'argumentation de Boulgakov recèle encore un malentendu fondamental quant au commerce extérieur. L'argument principal de Boulgakov contre les sceptiques, qui de Sismondi à Nicolai-on, croyaient devoir recourir à un marché extérieur pour réaliser la plus-value capitaliste, est le suivant : ces théoriciens considéraient manifestement tout commerce extérieur comme un « abîme sans fond » où l'excédent de la production capitaliste, invendable à l'intérieur, disparaîtrait à jamais. A cela Boulgakov répond triomphale­ment que le commerce extérieur n'est absolument pas un « abîme », encore moins un abîme « sans fond », mais une arme à double tranchant et que l'exportation doit toujours être accompagnée d'importation, celles-ci s'équilibrant généralement à peu près mutuellement. Ce qui quitte le pays par une frontière y revient par une autre sous une ferme d'usage différente. « Il faut trouver une place pour les marchandises importées qui représentent l'équivalent des marchandises exportées, à l'intérieur des limites du marché, mais si c'est impossible, le fait de recourir à un marché extérieur ne fait qu'entraîner de nouvelles difficultés » (ibid., p. 132). A un autre passage, il dit que la méthode proposée par les populistes russes pour réaliser la plus-value, le marché extérieur, était « beaucoup moins heureuse que la solution trouvée par Malthus, von Kirchmann et Vorontsov lui-même dans son essai sur le militarisme et le capitalisme » (ibid., p. 236)  [5].

Bien que Boulgakov ait reproduit avec enthousiasme les schémas marxiens de la reproduction, il montre ici qu'il n'a pas du tout compris le problème véritable qui est l'objet des recherches tâtonnantes des sceptiques depuis Sismondi jusqu'à Nicolai-on : il dénie au commerce extérieur le pouvoir de résoudre la difficulté, parce que celui-ci réintroduit dans le pays la plus-value écoulée «bien que sous une forme modifiée ». En accord avec la conception fruste de von Kirchmann et de Vorontsov, Boulgakov croit donc qu'il s'agit d'anéantir une certaine quantité de plus-value, de l'effacer du sol, il ne se doute pas qu'il s'agit de sa réalisation, de la métamorphose de la marchan­dise, donc précisément de la « forme modifiée » de la plus-value.

Ainsi Boulgakov en arrive à la même conclusion que Struve, bien que par une autre voie : il prêche une accumulation capitaliste se suffisant à elle-même, qui dévo­re ses propres produits comme Chronos ses enfants, et qui renaît d'elle-même, tou­jours plus puissante. De là il n'y avait plus qu'un pas pour abandonner le marxisme et revenir à l'économie bourgeoise. Ce pas a été allégrement franchi par Tougan-Baranowsky.


Notes

[1] Boulgakov, Ueber die Absatzmärkte der kapitalistischen Produktion, eine theoretische Studie, Moscou, 1897, p. 15.

[2] Souligné par Boulgakov.

[3] Souligné par nous (R. L.).

[4] K. Bücher, Entstehung der Volkswirtschaft, 5° éd., p. 147. La dernière performance en ce domaine est la théorie du professeur Sombart selon laquelle nous ne nous approchons pas peu à peu de l'économie mondiale, mais au contraire nous nous en éloignons toujours plus : « Les peuples civilisés, c'est ce que j'affirme plutôt, sont aujourd'hui, par rapport à l'ensemble de leur économie, non pas plus mais moins liés les uns aux autres par des relations commerciales. L'économie nationale particulière est aujourd'hui non pas plus mais plutôt moins dépendante du marché mondial qu'il y a cent ans ou cinquante ans. Du moins est-il faux de supposer que les relations commerciales internationales prennent une importance relativement croissante pour l'économie nationale moderne. C'est le contraire qui est vrai. » Sombart rejette, en la raillant, l'idée d'une division internationale du travail croissante, d'un besoin croissant de débouchés extérieurs tant que le marché intérieur n'est pas capable d'extension ; pour sa part, il est convaincu que « les différentes économies nationales deviennent chacune des microcosmes toujours plus parfaits et que le marché intérieur s'affirme dans toutes les branches comme plus important que le marché mondial. » (Die deutsche Volkswirtschaft lm 19. Jahrhundert, 2° éd., 1909, pp. 399-420.) Cette découverte bouleversante implique sans doute que l'on admette le schéma bizarre inventé par le professeur, selon lequel seul vient en ligne de compte comme pays d'exportation - on ne sait pas pourquoi - le pays qui paye son importation avec l'excédent de produits agricoles dépassant ses besoins propres, « avec le sol ». D'après ce schéma, la Russie, la Roumanie, les États-Unis, l'Argentine sont des « pays exportateurs », tandis que l'Allemagne, l'Angleterre et la Belgique ne le sont pas. Comme dans un avenir plus ou moins rapproché le développement capitaliste fera également utiliser pour les besoins intérieurs l'excédent de produits agraires aux États-Unis et en Russie, il est clair qu'il y a dans le monde de moins en moins de « pays exportateurs », donc que l'économie mondiale est en train de disparaître. Une autre découverte de Sombart consiste en ce que les grands pays capitalistes qui ne sont donc pas des « pays exportateurs » obtiennent de plus en plus leur importation « pour rien » - autrement dit comme intérêts des capitaux exportés. Mais pour le professeur Sombart l'exportation de capitaux ne compte absolument pas, pas plus que l'exportation de marchandises industrielles : « Avec le temps nous en viendrons à importer sans exporter. » (Ibid., p. 422.) Voilà qui est moderne, sensationnel et « fashionable ».

[5] V. Ilyine (Lénine) formule cette idée de manière plus frappante encore : « Le romantique (c'est ainsi qu'il nomme les sceptiques) dit : les capitalistes ne peuvent consommer la plus-value, et par conséquent ils doivent l'écouler à l'étranger. On se demande si les capitalistes ne donnent pas gratuitement leurs produits à l'étranger ou s'ils ne les jettent pas à la mer. Ils les vendent, c'est-à-dire qu'ils reçoivent un équivalent ; ils exportent des produits, c'est-à-dire qu'ils en importent d'autres. » (De la caractéristique du romantisme économique, trad. française en annexe du Capital, tome 5, p. 172.) Au reste Ilyine donne une explication beaucoup plus juste du rôle du commerce extérieur dans la production capitaliste que Struve et Boulgakov.


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