1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

III: Les conditions historiques de l'accumulation


25 : Les contradictions du schéma de la reproduction élargie

Nous avons constaté dans la première partie que le schéma marxien de l'accumu­la­tion ne répond pas à la question de savoir pour qui la reproduction élargie a lieu en réalité.

Si l'on prend le schéma à la lettre tel qu'il est exposé à la fin du livre deuxième du Capital, on a l'impression que la production capitaliste réalise à elle seule la totalité de sa plus-value et qu'elle utilise la plus-value capitalisée pour ses propres besoins. Cette impression est confirmée par l'analyse que Marx fait du schéma : il essaie à plusieurs reprises de faire fonctionner la circulation uniquement à l'aide de l'argent, la réduisant ainsi à la demande des capitalistes et des ouvriers, ce qui l'amène finale­ment à introduire le producteur d'or dans la reproduction comme deus ex machina. Citons à l'appui de cette interprétation un passage très important du livre premier du Capital qui doit être entendu dans le même sens :

« La production annuelle doit en premier lieu fournir tous les articles (valeur d'usage) propres à remplacer en nature les éléments matériels du capital usés pendant le cours de l'année. Cette déduction faite, reste le produit net ou surproduit où réside la plus-value. Et en quoi consiste ce surproduit ? Peut-être en objets desti­nés à la satisfaction des besoins et des désirs de la classe capitaliste, ou à passer à son fonds de consommation ? Si c'est tout, la plus-value sera dissipée en entier et il n'y aurait que reproduction simple. Pour accumuler, il faut convertir une partie du surproduit en capital. Mais à moins de miracles, on ne saurait convertir en capital que des choses propres à fonctionner dans le procès de travail, c'est-à-dire des moyens de production, et d'autres choses propres à l'entretien des ouvriers, c'est-à-dire des moyens de subsis­tance. Il faut donc qu'une partie du surtravail annuel ait été employée à produire des moyens de produc­tion et de subsistance additionnels en sus de ceux nécessaires au remplacement du capital avancé. En définitive, la plus-value n'est donc convertible en capital que parce que le surproduit, dont elle est la valeur, contient déjà les éléments matériels d'un nouveau capital » (Capital, trad. Éditions Sociales, I. I, tome 3, p. 22).  [1]

Marx énumère dans ce passage les conditions nécessaires à l'accumulation :

  1. La plus-value destinée à la capitalisation se présente dès son origine sous la forme matérielle de moyens de production supplémentaires et de moyens de subsis­tance additionnels pour les ouvriers.
  2. L'élargissement de la production capitaliste est effectué exclusivement avec des moyens de production et de subsistance propres, c'est-à-dire produits par des capita­listes.
  3. L'ampleur de l'élargissement de la production (de l'accumulation) est donnée d'avance par la quantité de plus-value destinée à être capitalisée. Elle ne peut la dépasser puisqu'elle est liée à la quantité de moyens de production et de subsistance qui constituent le surproduit ; elle ne peut non plus lui être inférieure, car une partie du surproduit resterait alors inutilisable dans sa forme matérielle. Les oscillations tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de cette norme peuvent provoquer des fluctuations et des crises périodiques, que nous laissons ici de côté. En moyenne, le surproduit destiné à la capitalisation doit correspondre à l'accumulation effective.
  4. Comme la production capitaliste achète elle-même exclusivement son surpro­duit, il n'y a pas de limite à l'accumulation du capital.

Le schéma de la reproduction élargie correspond à ces conditions. L'accumulation s'y effectue sans que l'on puisse s'apercevoir le moins du monde pour qui, pour quels consommateurs nouveaux, en fin de compte, la production s'élargit de plus en plus. Le schéma suppose à peu près la marche suivante des événements : l'industrie houil­lè­re s'élargit pour élargir la sidérurgie. Celles-ci s'élargit pour élargir la construction mécanique. Celle-ci s'élargit pour élargir la production des moyens de consommation. Celle-ci, à son tour, s'élargit pour entretenir l'armée croissante des mineurs, des métal­lurgistes, des ouvriers de la construction mécanique et de ses propres ouvriers. Et ainsi de suite à l'infini ; nous nous mouvons dans un cercle, comme dans la théorie de Tougan-Baranowsky.

Le schéma de Marx, considéré en soi, permet en effet une telle interprétation. La preu­ve en est que Marx prétend, comme il l'a expressément affirmé à plusieurs repri­ses, exposer le processus de l'accumulation du capital total dans une société compo­sée exclusivement de capitalistes et d'ouvriers. Chacun des livres du Capital contient des passages qui vont dans ce sens.

Dans le livre I, plus précisément dans le chapitre traitant de la « Transformation de la plus-value en capital », nous lisons : « Pour comprendre l'objet de notre étude dans sa pureté, pour le débarrasser d'incidents inutiles, il faut considérer le monde com­merçant comme une seule nation et supposer que la production capitaliste s'est établie partout et s'est emparée de toutes les branches d'industrie » (Capital, I. I, p. 544, trad. Éditions Sociales, tome 3, p. 22, note 1).

Cette hypothèse réapparaît dans le livre II, ainsi dans le chapitre 17 traitant de la « Circulation de la plus-value » :

« Mais nous n'avons, dès lors, que deux points de départ : le capitaliste et l'ou­vrier. Les tiers de toute sorte doivent ou bien recevoir de l'argent de ces deux classes en échange de services rendus, ou bien, s'ils en reçoivent sans contrepartie, être copropriétaires de la plus-value sous forme de rente, intérêt, etc. ... La classe capitaliste reste donc le seul point de départ de la circulation de l'argent » (Capital, II, p. 307. Trad. Éditions Sociales, tome 4, p. 310).

Plus loin, dans le même chapitre, à propos de la circulation monétaire dans les conditions de l'accumulation :

« ... Mais la difficulté se présente quand, au lieu d'une accumulation partielle, nous supposons une accumulation générale de capital-argent dans la classe capita­liste. D'après notre hypothèse - domination générale et absolue de la production capitaliste - il n'y a que deux classes : la classe capitaliste et la classe ouvrière » (ibid., II, p. 321. Trad. Éditions Sociales, tome 4, p. 323).

Nous retrouvons la même hypothèse dans le chapitre 20:

« ... Ici il n'y a que deux classes en présence : la classe ouvrière, qui ne dispose que de sa force de travail; la classe capitaliste, qui possède le monopole des moyens de production sociaux comme de l'argent » (Capital, I. II, p. 396. Trad. Éditions Sociales, tome 5, p. 73).

Dans le livre III, exposant le processus global de la production capitaliste, Marx écrit expressément :

« Imaginons que la société tout entière soit composée simplement de capitalistes industriels et d'ouvriers salariés. Laissons de côté, en outre, les fluctuations de prix qui empêchent que de grandes fractions de l'ensemble du capital ne se remplacent dans les conditions moyennes et qui, étant donné l'interdépendance générale de l'ensemble du procès de reproduction telle que la développe notamment le crédit, doivent nécessairement provoquer toujours des arrêts généraux momentanés. Fai­sons abstraction également des affaires fictives et des transactions spéculatives favorisées par le système de crédit. Alors une crise ne s'expliquerait que par le désé­qui­libre de la production dans diverses branches et par un déséquilibre entre la consommation des capitalistes eux-mêmes et leur accumulation. Mais dans l'état des choses existant, le remplacement des capitaux investis dans la production dépend pour la plus grande part de la capacité de consommation des classes improductives, tandis que la capacité de consommation des ouvriers est limitée en partie par les lois du salaire, en partie par le fait qu'on ne les emploie qu'aussi longtemps que leur utilisation profite à la classe capitaliste » (Capital, I. III, 2° partie, p. 21. Trad. Éditions Sociales, tome 7, p. 145).

Ce dernier passage se rapporte au problème des crises qui ne nous intéresse pas ici; mais il montre sans ambiguïté que Marx ne fait dépendre le mouvement du capital total « dans l'état des choses existant » que de trois catégories de consommateurs : les capitalistes, les ouvriers et « les classes improduc­tives » qui sont une catégorie annexe de la classe capitaliste (« roi, prêtre, professeur, prostituée, mercenaire ») ; dans le livre Il (trad. Ed. Sociales, tome 5, p. 27) il a défini justement cette catégorie comme bénéficiant d'un pouvoir d'achat dérivé et repré­sentant par conséquent les parasites de la plus-value et du salaire.

Enfin, dans l'Histoire des Doctrines économiques, tome V, p. 36, Marx formule ses hypothèses générales à l'égard de l'accumulation dans le chapitre intitulé « l'Accumulation du capital et les crises », comme suit  [2] :

« Nous n'avons à considérer ici que les formes que le capital revêt dans son évolution. Nous laissons de côté les conditions réelles où s'opère le véritable procès de production. Nous supposons toujours que la marchandise est vendue à sa valeur. Nous ne tiendrons compte ni de la concurrence des capitaux, ni du crédit, ni de la constitution réelle de la société qui ne se compose pas uniquement d'ouvriers et de capitalistes industriels, où, par conséquent, les producteurs et les consommateurs ne sont pas identiques, où la première catégorie (celle des consommateurs, dont les revenus sont en partie secondaires, en partie dérivés du profit et du salaire) est beaucoup plus développée que la deuxième (celle des producteurs) ; donc la manière dont elle dépense ses revenus et l'ampleur de ceux-ci provoquent de grandes modi­fications dans le budget économique et tout particulièrement dans le processus de circulation et de reproduction du capital. »

Ici encore Marx, lorsqu'il parle de la «constitution réelle de la société » a en vue uniquement les parasites de la plus-value et du salaire, donc les sous-catégories des rubriques fondamentales de la production. Il n'y a pas de doute que Marx a voulu exposer le processus de l'accumulation dans une société composée exclusivement de capitalistes et d'ouvriers, dans un système de domination générale et absolue de la production capitaliste ; mais son schéma ne laisse pas de place, à partir de ces prémisses, à une autre interprétation que celle de la production pour l'amour de la production.

Reprenons le deuxième exemple du schéma de la reproduction élargie selon Marx :

I
(moyens de production)
II
(moyens de consommation)
Total
 Première année   5000 c + 1000 v + 1000 pl = 7000   1430 c + 285 v + 285 pl = 2000   9 000 
 Deuxième année   5417 c + 1083 v + 1083 pl = 7583   1583 c + 316 v + 316 pl = 2215   9 798 
 Troisième année   5869 c + 1173 v + 1173 pl = 8215   1715 c + 342 v + 342 pl = 2399   10 614 
 Quatrième année   6358 c + 1271 v + 1271 pl = 8900   1858 c + 371 v + 371 pl = 2600   11 500 

Dans cet exemple l'accumulation se poursuit d'année en année sans interruption, la plus-value étant chaque fois pour moitié consommée par les capitalistes et pour moitié capitalisée. Dans le processus de capitalisation, Marx maintient pour le capital additionnel la même base technique, c'est-à-dire la même composition organique ou répartition en capital constant et capital variable ainsi que le même taux d'exploitation (toujours égal à 100 %) que pour le capital originel.

Selon l'hypothèse de Marx dans le livre I du Capital, la partie capitalisée de la plus-value se présente dès son origine sous la forme de moyens de production et de moyens de subsistance pour les ouvriers excédentaires. Tous deux servent à l'aug­men­tation de la production dans la section I comme dans la section II. Il est impossible d'expliquer, d'après les prémisses du schéma, pour qui s'effectue cette augmentation continue de la production. Il est vrai que la consommation de la société s'accroît en même temps que la production : la consommation des capitalistes s'ac­croît (la pre­mière année elle représente en termes de valeur 500 + 142 - la deuxième année 542 + 158 - la troisième année 586 + 171 et la quatrième année 645 + 185) ; la consomma­tion des ouvriers s'accroît également : le capital variable qui augmente chaque année dans les deux sections indique très précisément cet accroissement en termes de valeur. Cependant, même sans tenir compte du reste, la consommation croissante de la classe capitaliste ne saurait en tout cas être considérée comme le but final de l'accu­mulation ; au contraire pour autant que cette consommation s'effectue et s'accroît, il ne peut y avoir d'accumulation ; la consommation personnelle des capitalistes entre dans la catégorie de la reproduction simple. Il s'agit au contraire de savoir pour qui les capitalistes produisent lorsqu'ils « pratiquent l'abstinence » au lieu de consommer eux-mêmes leur plus-value, c'est-à-dire lorsqu'ils accumulent. A plus forte raison le but de l'accumulation constante ne saurait-il être, du point de vue capi­ta­liste, l'entre­tien d'une armée d'ouvriers toujours plus nombreuse. La consommation des ouvriers est une conséquence de l'accumulation, elle n'en est jamais le but ni la condition, à moins que les bases de la production capitaliste ne soient bouleversées. D'ailleurs les ouvriers ne peuvent jamais consommer que la partie du produit correspondant au capital variable, et pas un sou de plus. Qui donc réalise la plus-value toujours croissante ? Le schéma répond : les capitalistes eux-mêmes et eux seuls. Et à quoi emploient-ils leur plus-value croissante ? Le schéma répond : ils l'em­ploient à élargir de plus en plus leur production. Ces capitalistes seraient donc des fanatiques de l'élargissement de la production pour l'amour de la production. Ils font toujours cons­truire de nouvelles machines pour les employer à construire toujours de nouvelles machines. Mais ce que nous obtenons ainsi, ce n'est pas une accumulation de capital, mais une production croissante de moyens de production sans aucun but, et il faut vraiment l'audace et l'esprit paradoxal de Tougan-Baranowsky pour suppo­ser que cet infatigable manège de foire puisse être la fidèle image théorique de la réalité capita­liste et la conséquence réelle de la doctrine de Marx  [3]. Marx a exposé nettement et en détails ses vues générales sur la marche de l'accumulation capitaliste, non seulement dans l'analyse fragmentaire de la reproduction élargie qui se trouve dans le livre II du Capital, mais dans tout son ouvrage en particulier dans le livre III. Il suffit de pénétrer ses vues pour se rendre compte des insuffisances du schéma du livre I.

En examinant le schéma de la reproduction élargie sous l'angle de la théorie de Marx, on arrive à cette conclusion qu'il se trouve en contradiction avec cette théorie sur plus d'un point.

Tout d'abord le schéma ne tient absolument pas compte de l'accroissement de la productivité du travail. Il présuppose en effet d'année en année, malgré l'accumu­la­tion, la même composition organique du capital. c'est-à-dire la même base technique du processus de production. Cette hypothèse est sans doute admise pour simplifier l'analyse. Cependant par la suite, en étudiant les conditions concrètes de la réalisation du produit social total et de la reproduction, il faut au moins faire entrer en ligne de compte le fait qu'on a négligé les modifications techniques parallèles au processus de l'accumulation capitaliste et inséparables d'elle. Mais si l'on prend en considération les progrès de la productivité du travail, on aboutit à ce résultat que le volume concret du produit social - moyens de production aussi bien que moyens de consommation - s’accroît plus rapidement encore que le volume de sa valeur indiquée par le schéma. Cet accroissement du volume des valeurs d'usage correspond par ailleurs à une transformation dans les rapports de valeur. Selon la démonstration convaincante de Marx, qui constitue un des fondements de sa théorie, l'accroissement continu de la productivité du travail signifie que, dans le cas d'une accumulation croissante du capital, ni la composition du capital ni le taux de plus-value ne restent constants com­me le suppose le schéma marxien. Au contraire : si l'accumulation continue, c (capital constant) s’accroît dans les deux sections non seulement absolument mais également par rapport à (v + pl) c'est-à-dire la valeur totale nouvellement créée (ceci étant l'expression sociale de la productivité du travail) ; en même temps le capital constant s'accroît par rapport au capital variable ainsi que la plus-value par rapport au capital variable, c'est-à-dire le taux de plus-value (ces deux rapports étant l'expression capita­liste de la productivité du travail). Ces modifications ne se produisent pas nécessaire­ment chaque année, de même que les termes de « 1°, 2°, 3° années »... employés dans le schéma marxien ne signifient pas nécessairement les années du calendrier mais peuvent évoquer des laps de temps quelconques. Enfin on peut supposer que ces modifications de la composition du capital et du taux de plus-value se produisent au cours de la 1°, 3°, 5°, 6° année, etc., ou bien au cours de la 2°, 6°, 9° année, etc. Il suffit qu'on en tienne compte en général, et qu'on les considère comme des phéno­mè­nes périodiques. En corrigeant le schéma en ce sens, on obtiendra le résultat suivant : même par cette méthode d'accumulation, il y aura chaque année un déficit croissant de moyens de production et un excédent croissant de moyens de consommation. Tougan-Baranowsky, qui surmonte toutes les difficultés sur le papier, imagine tout simplement de construire un schéma aux proportions différentes, obtenant ainsi une diminution annuelle du capital variable de 25 %. Comme le papier tolère patiemment cette opération, Tougan en profite pour « prouver » triomphalement que même s'il y a régression absolue de la consommation, l'accumulation se poursuit sans aucune difficulté. Mais en fin de compte Tougan lui-même doit reconnaître que son hypo­thèse d'une diminution absolue du capital variable est en contradiction flagrante avec la réalité. Le capital variable s'accroît au contraire dans tous les pays capitalistes, il ne décroît que par rapport à une croissance encore plus rapide du capital constant. Cepen­dant supposons, conformément à la réalité, une croissance annuelle du capital constant plus rapide que celle du capital variable, ainsi qu'un taux de plus-value croissant ; nous aurons alors une disproportionnalité entre la composition matérielle du produit social et la composition en valeur du capital. Substituons dans le schéma de Marx à la proportion invariable de 5 à 1 entre capital constant et capital variable, une composition progressivement croissante du capital, par exemple de 6 à 1 la 2° année, de 7 à 1 la 3° année, de 8 à 1 la 4° année. Conformément à la productivité crois­sante du travail, supposons un taux croissant de plus-value : par exemple au lieu du taux immuable de 100 %, conservons les chiffres choisis par Marx pour pl tout en diminuant graduellement le capital variable par rapport au capital constant. Admet­tons enfin la capitalisation annuelle de la moitié de la plus-value (sauf pour la première année dans la section II qui, d'après l'hypothèse de Marx, accumule plus de la moitié de sa plus-value, 184 sur 285 pl). Nous obtenons alors le résultat suivant :

I
(moyens de production)
II
(moyens de consommation)
 Première année   5000 c + 1000 v + 1000 pl = 7000   1430 c + 285 v + 285 pl = 2000 
 Deuxième année   5 428 4/7 c + 1071 3/7 v + 1083 pl = 7583   1587 5/7 c + 311 2/7 v + 316 pl = 2215 
 Troisième année   5903 c + 1139 v + 1173 pl = 8215   1726 c + 331 v + 342 pl = 2399 
 Quatrième année   6424 c + 1205 v + 1271 pl = 8900   1879 c + 350 v + 371 pl = 2600 

Si l'accumulation devait se poursuivre ainsi, il y aurait un déficit de moyens de production de 16 la 2° année, de 45 la 3° année, de 88 la 4° année.

Le déficit de moyens de production peut sans doute être simplement apparent dans une certaine mesure. La productivité croissante du travail fait que le volume de moyens de production s'accroît plus rapidement que leur valeur, en d'autres termes le prix des moyens de production diminue. Comme il s'agit dans les progrès de la technique non pas de la valeur mais de la valeur d'usage, c'est-à-dire des éléments matériels du capital, on peut supposer que malgré le déficit en valeur il y a jusqu'à un certain point une quantité suffisante de moyens de production pour poursuivre l'accumulation. C'est le même phénomène qui par exemple freine la baisse du taux de profit pour n'en faire qu'une baisse tendan­cielle. Dans notre exemple pourtant la baisse du taux de profit ne serait pas freinée mais totalement stoppée. En revanche le même phénomène a pour consé­quen­ce un excédent beaucoup plus considérable de moyens de consommation invendables que ne l'indique la somme en valeur de cet excédent. A moins que l'on n'oblige les capita­listes de la section II à consommer eux-mêmes cet excédent comme le veut Marx, ce qui reviendrait à faire dévier la loi de l'accumulation vers la reproduction simple, cet excédent doit être considéré comme invendable.

On peut sans doute répliquer qu'il est facile de remédier au déficit de moyens de production résultant de notre exemple : il suffit de supposer que les capitalistes de la section I capitalisent une plus grande partie de leur plus-value. En fait, rien n'oblige à admettre que les capitalistes ne capitalisent que la moitié de la plus-value comme le veut Marx dans son exemple. Il se peut qu'une part toujours croissante de la plus-value capitalisée corresponde au progrès dans la productivité du travail. Cette hypo­thèse est d'autant plus admissible que le progrès de la technique a pour conséquence l'abaissement du prix des moyens de consommation de la classe capitaliste, si bien que la diminution relative de la valeur de leurs revenus consommée (par rapport à la partie capitalisée) peut se traduire par un train de vie aussi élevé ou même plus élevé. Nous pouvons supposer ainsi que le déficit de moyens de production pour la section I que nous avons constaté est couvert : il suffit de transférer au capital constant de I une partie correspondante de la plus-value consommée de I (qui se présente dans cette section comme toutes les parties de la valeur du produit, sous la forme de moyens de production), transférant ainsi 11 4/7 la 2° année, 34 la 3° année, 66 la 4° année  [4].

La solution d'une difficulté cependant ne fait qu'ajouter à l'autre difficulté. Il est clair que dans la mesure où les capitalistes de la section I restreignent leur consom­ma­­tion pour rendre l'accumulation possible, le reste invendable de moyens de con­som­­­mation dans la section II augmente : il devient impossible d'agrandir le capital cons­tant de I même sur la base technique précédente. L'hypothèse de la restriction relative croissante de la consommation chez les capitalistes de la section I devrait être complétée par l'hypothèse de l'agrandissement relatif croissant de la consommation personnelle des capitalistes de la section II ; l'accélération de l'accumulation dans la section I implique le ralentissement de l'accumulation dans la section II, le progrès de la technique dans l'une suppose la stagnation dans l'autre.

Ces résultats ne sont pas dus au hasard. Ce que nous avons voulu illustrer par notre étude du schéma de Marx est ceci : le progrès technique doit se traduire, d'après Marx lui-même, par l'accroissement relatif du capital constant par rapport au capital variable ; par conséquent il y a nécessairement une modification constante dans la répartition de la plus-value capitaliste entre c et v. Les capitalistes du schéma ne sont pas en mesure d'effectuer à leur gré cette modification car la capitalisation dépend a priori de la forme matérielle de leur plus-value. Puisque d'après l'hypothèse de Marx, l'élargissement de la production ne peut se faire qu'avec les moyens de production et de consommation produits dans le monde capitaliste - d'autres formes et d'autres lieux de production n'existant pas plus que n'existent des consommateurs autres que les capi­talistes et les ouvriers des deux sections - et puisque d'autre part il faut que le produit total des deux sections soit entièrement absorbé dans la circulation pour que se poursuive l'accumulation, on en conclut que la base technique de la reproduction élar­gie est déterminée d'avance pour les capitalistes par la forme matérielle du surproduit. En d'autres termes : l'élargissement de la production ne peut s'effectuer, dans le schéma de Marx, que sur une base technique permettant l'utilisation complète de la plus-value produite par la section I et par la section II, mais à la condition, ne l'oublions pas, qu'il y ait échange des éléments de production respectifs des deux sections. De cette manière la répartition de la plus-value destinée à la capitalisation entre le capital, constant et le capital variable, ainsi que la répartition entre la section I et la section II des moyens de production additionnels et des moyens de consomma­tion additionnels (pour les ouvriers) est donnée et déterminée d'avance par la pro­por­tionnalité des éléments matériels et les rapports de valeur des deux sections du sché­ma. Cette proportionnalité des éléments matériels et ces rapports de valeur reflè­tent eux-mêmes une certaine base technique de la production. Ce qui implique qu'une technique de production détermine à l'avance la technique des périodes sui­van­tes de production élargie, si l'on veut que l'accumulation se poursuive conformé­ment aux prémisses posées par Marx. C'est-à-dire que dans l'hypothèse du schéma selon la­quelle d'une part l'élargissement de la production capitaliste ne s'effectue qu'avec la plus-value produite d'avance sous forme de capital et d'autre part - ou plutôt selon un autre aspect de la même hypothèse - l'accumulation d'une section de la production capitaliste progresse en connexion stricte avec l'accumulation de l'autre, on arrive à la conclusion qu'une modification de la base technique de la production est impossible en ce qui concerne le rapport de c : v.

On aboutit à la même conclusion par un autre raisonnement. Il est évident que la composition organique de plus en plus élevée du capital, c'est-à-dire la croissance plus rapide du capital constant par rapport au capital variable, trouve nécessairement son expression matérielle dans la croissance plus rapide de la production de moyens de production (section I) par rapport à la production dé moyens de consommation (section II). Une telle différence dans le rythme de l'accumulation des deux sections est cependant absolument impossible dans le schéma de Marx, qui se fonde sur la conformité absolue de leur croissance. En fait rien n'empêche de supposer que la so­cié­té, avec le progrès de l'accumulation et de sa base technique, place une portion tou­jours plus grande de la plus-value accumulable dans la section des moyens de production au lieu de la section des moyens de consommation. Comme les deux sect­ions de la production ne sont que deux branches de la même production sociale totale ou si l'on veut deux succursales appartenant au même « capitaliste total », on ne peut rien objecter à l'hypothèse d'un transfert constant d'une partie de la plus-value accu­mulée d'une section à l'autre, selon les besoins techniques ; cette hypothèse corres­pond en fait à la pratique courante du capital. Cependant cette supposition n'est valable que tant que nous envisageons la plus-value capitalisable en termes de valeur. Mais d'après le schéma et son contexte, cette partie de la plus-value est incarnée dans une forme matérielle déterminée destinée directement à être capitalisée ; ainsi la plus-value de la section II se présente sous la forme de moyens de consommation. Et comme ceux-ci ne peuvent être réalisés que par la section I, il est impossible de trans­férer, comme on voulait le faire, une partie de la plus-value capitalisée de la section Il à la section I, d'abord parce que la forme matérielle de cette plus-value ne peut être d'aucun usage à la section II ; en outre l'échange indispensable entre les deux sections exigerait qu'un transfert égal de produits de I corresponde au transfert d'une partie de la plus-value en produits de II à la section I. Ainsi, dans le cadre du schéma, il est impossible d'obtenir une croissance plus rapide de la section I par rapport à la section II.

De quelque manière que nous l'envisagions, la modification technique de la pro­duc­tion dans le processus de l'accumulation ne peut s'effectuer sans désarçonner complètement les proportions et les rapports qui sont à la base du schéma de Marx.

Par ailleurs, d'après le schéma de Marx, la plus-value capitalisée est chaque fois entièrement et immédiatement absorbée par la production de la période suivante, puisque excepté la portion destinée à la capitalisation, elle vient au monde sous une for­me matérielle qui ne permet que son emploi de cette façon. Le schéma exclut la formation et la constitution de la plus-value sous forme d'argent, comme capital atten­dant l'investissement. Cependant Marx envisage pour le capital individuel des formes d'argent disponibles : il parle des dépôts graduels d'argent correspondant à l'usure du capital fixe et destinés à le remplacer lorsqu'il sera complètement usé ; de sommes représentant la plus-value réalisée mais encore insuffisantes pour effec­tuer des investissements nouveaux. Ces deux sources de capital disponible sous for­me d'argent n'entrent cependant pas en ligne de compte pour le capital total. Car si nous supposons qu'une partie de la plus-value sociale réalisée reste disponible sous forme d'argent en attendant un placement, on se pose alors immédiatement la ques­tion : qui a acheté les éléments matériels de cette plus-value et qui a fourni l'argent pour cet achat?

Si l'on répond : ce sont d'autres capitalistes, bien sûr ; il faut alors songer que puisque la classe des capitalistes est représentée dans le schéma par les deux sections, cette portion de plus-value elle aussi est investie et employée dans la production. Nous en revenons donc à l'investissement immédiat et total de la plus-value.

Ou alors la thésaurisation sous forme d'argent d'une partie de la plus-value dans les mains de certains capitalistes signifierait la thésaurisation d'une partie équivalente du surproduit sous une forme matérielle dans les mains d'autres capitalistes, l'amon­cel­le­ment de la plus-value réalisée chez les uns entraînerait l'impossibilité de réaliser la plus-value chez les autres, puisque les capitalistes sont les uns pour les autres les seuls acheteurs de la plus-value. La poursuite de la production, donc l'accumulation telle que Marx l'a décrite dans le schéma serait interrompue. Nous aurions une crise due non pas à la surproduction mais à la seule volonté d'accumuler, telle que l'imaginait Sismondi.

Dans un passage de l'Histoire des Doctrines économiques, Marx explique qu'il « laisse de côté le cas où plus de capital est accumulé qu'on ne peut en mettre dans la production - lorsque, par exemple, le capital est déposé sous forme d'argent inem­ployé chez les banquiers, d'où les prêts à l'étranger, etc. » (Histoire des doctrines économiques, tome V, p. 24. complété par nous, N. d. T.). Pour ces phénomènes Marx renvoie à la partie traitant de la concurrence. Mais il est important de constater que son schéma exclut la formation d'un tel capital additionnel. La concurrence, même si nous l'entendons dans un sens très large, ne peut manifestement pas créer des valeurs, ni par conséquent de capital, qui ne résultent pas du processus de repro­duction.

Ainsi le schéma exclut l'élargissement soudain de la production. Il n'admet qu'un élargissement progressif qui suit pas à pas la formation de la plus-value et se fonde sur l'identité entre la réalisation et la capitalisation de la plus-value.

Pour la même raison, le schéma suppose une accumulation affectant de manière égale les deux sections, et par conséquent toutes les branches de la production capitaliste. Il ne permet pas l'expansion convulsive par sauts brusques de la vente, ni le développement unilatéral de certaines branches de production capitalistes qui seraient plus avancées que d'autres.

Le schéma suppose donc un mouvement du capital total différent du cours réel du développement capitaliste. L'histoire de la production capitaliste est caractérisée par deux faits : par une extension périodique convulsive du champ de la production d'une part, et par un développement très inégal des différentes branches de la production d'autre part. L'histoire de l'industrie cotonnière anglaise, l'épisode le plus caractéris­tique de l'histoire de la production capitaliste depuis le premier quart du XVIII° siècle jusqu'aux alentours de 1870, paraît tout à fait incompréhensible à partir du schéma de Marx.

Enfin le schéma est en contradiction avec la théorie du processus capitaliste glo­bal et de son développement telle qu'elle est esquissée dans le livre III du Capital. L'idée fondamentale de cette théorie est la contradiction immanente entre la capacité illimitée d'expansion des forces productives et la capacité limitée d'expansion de la consommation sociale basée sur les rapports de distribution capitaliste.

Voici comment Marx expose cette idée dans le chapitre 15 intitulé «Les contra­dictions internes de la loi » (de la baisse du taux de profit) :

« En supposant qu'existent les moyens de production nécessaires, c'est-à-dire une accumulation de capital suffisante, la création de plus-value ne rencontre d'autre limite que la population ouvrière si le taux de la plus-value, donc le degré d'exploita­tion du travail, est donné, et nulle autre limite que le degré d'exploitation du travail si c'est la population ouvrière qui est supposée donnée. Et le procès de production capitaliste consiste essentiellement à produire de la plus-value qui se manifeste par le surproduit ou fraction aliquote des marchandises produites qui matérialise le travail non payé. Il ne faut jamais oublier que la production de cette plus-value - et la reconversion d'une partie de celle-ci en capital, ou accumulation, constitue une par­tie intégrante de cette production de plus-value - est la fin immédiate et le motif déterminant de la production capitaliste. On ne doit donc jamais la présenter comme ce qu'elle n'est pas, je veux dire une production ayant pour fin immédiate la jouis­sance ou la création de moyens de jouissance pour le capitaliste (et naturellement encore bien moins pour l'ouvrier, R. L.). Ce serait faire tout à fait abstraction de son caractère spécifique qui -se manifeste dans toute sa structure interne.
L'acquisition de cette plus-value constitue le procès de production immédiat qui, nous l'avons dit, n'a pas d'autre limite que les limitations précitées. Dès que la quantité de surtravail qu'on peut tirer de l'ouvrier est matérialisée en marchandises, la plus-value est produite. Mais avec cette production de plus-value, c'est seulement le premier acte du procès de production capitaliste, du procès de production immé­diat qui s'est achevé. Le capital a absorbé une quantité déterminée de travail non payé. A mesure que se développe le procès qui se traduit par la baisse du taux de profit, la masse de plus-value ainsi produite s'enfle démesurément. Alors s'ouvre le deuxième acte du procès. La masse totale des marchandises, le produit total, aussi bien la portion qui remplace le capital constant et le capital variable que celle qui représente de la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, ou si elle a lieu seulement à des prix inférieurs aux prix de production, l'ouvrier certes est exploité, mais le capitaliste ne réalise pas son exploitation en tant que telle : cette exploitation peut s'allier pour le capitaliste à une réalisation seule­ment partielle de la plus-value extorquée ou à l'absence de toute réalisation et même aller de pair avec la perte d'une partie ou de la totalité de son capital. Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne diffèrent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées. Les unes n'ont pour limite que la force productive de la société, les autres les proportions respectives des diverses branches de production et la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de con­sommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites. Elles est en outre limitée par la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à pro­duire de la plus-value sur une échelle élargie. C'est là, pour la production capitaliste, une loi, imposée par les constants bouleversements des méthodes de production elles-mêmes, par la dépréciation du capital existant que ces boulever­sements entraînent toujours, la lutte générale de la concurrence et la nécessité de perfectionner la production et d'en étendre l'échelle, simplement pour se maintenir et sous peine de disparaître. Il faut donc que le marché s'agrandisse sans cesse, si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l'allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle. Cette contradiction interne cherche une solution dans l'exten­sion du champ extérieur de la production. Mais plus la force productive se dévelop­pe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation. Étant donné cette base pleine de contradictions, il n'est nullement contradictoire qu'un excès de capital s'y allie à une surpopulation croissante. Car s'il est vrai que le couplage de ces deux facteurs accroîtrait la masse de la plus-value produite, par là même s’accroît précisément la contradiction entre les conditions dans lesquelles cette plus-value est produite et celles où elle est réalisée. » (Capital, I. III, 1° partie, p. 224, suiv. Trad. Éditions Sociales, tome 6, p. 256-258).

En comparant cette description avec le schéma du livre II, on s'aperçoit immédia­te­ment de la différence. Loin de constater une contradiction immanente entre la pro­duction de la plus-value et sa réalisation, nous trouvons dans le schéma une identité immanente. Ici la plus-value naît sous une forme matérielle calculée unique­ment d'après les besoins de l'accumulation. Elle quitte le lieu de la production sous la for­me de capital additionnel. Ainsi le désir d'accumulation des capitalistes eux-mêmes impli­que d'avance la possibilité de sa réalisation. Les capitalistes comme classe pré­voient la production de la plus-value qu'ils s'approprient sous une forme matérielle permettant et assurant en même temps son emploi pour une accumulation ultérieure. La réalisation de la plus-value et son accumulation ne sont ici que deux aspects d'un même processus et sont conceptionnellement identiques. C'est pourquoi, dans le schéma, pour le processus de la reproduction, le pouvoir de consommation de la société ne constitue pas une limite à la production. Ici l'élargissement de la produc­tion se poursuit automatiquement d'année en année, bien que la capacité de consom­mation sociale n'aille pas au-delà des « rapports antagoniques de distribu­tion  ».Cet élargissement automatique de l'accumulation est, il est vrai, « la loi de la production capitaliste... sous peine de disparaître ». Mais, d'après l'analyse du livre III, « il faut donc que le marché s'agrandisse sans cesse » évidemment au-delà de la consomma­tion des capitalistes et des ouvriers. Lorsque Tougan-Baranowsky inter­prète la phrase de Marx suivante qui vient immédiatement après le passage précité : « cette contra­diction interne cherche une solution dans l'extension du champ extérieur de la production », comme si Marx entendait par « champ extérieur de la production » la production elle-même, il fait violence non seulement au sens même des mots, mais aussi à la pensée pourtant claire de Marx. Le « champ extérieur de la production » est indubitablement ici non pas la production elle-même, mais la consommation qui doit « s'agrandir sans cesse ». Cette interprétation du passage de Marx est confirmée suffisam­ment par le passage suivant de l'Histoire des doctrines économiques : « Ricardo nie donc la nécessité d'une extension du marché liée à l'aug­men­tation du capital et à l'accroissement de la production. Tout le capital existant dans un pays peut y être employé avantageusement. Et il s'en prend à Smith qui, après avoir établi la même théorie que lui [Ricardo], le combat avec sa raison habituelle » (Histoire des doctrines économiques, tome. V, p. 85).

Un autre passage encore de l'œuvre de Marx montre clairement que l'idée, chère à Tougan-Baranowsky, d'une production pour l'amour de la production était tout à fait étrangère à Marx :

« ... En outre, comme nous l'avons vu au livre II, section III (trad. Éditions Sociales, tome 5, pp. 73-76), une circulation continuelle se fait entre capital constant et capital variable (même si l'on ne tient pas compte de l'accumulation accélérée); cette circulation est d'abord indépendante de la consommation individuelle dans la mesure où elle n'y entre pas; néanmoins, elle est définitivement limitée par celte dernière parce que la production de capital constant ne se fait jamais pour elle-même, mais uniquement parce qu'il s'en utilise davantage dans les sphères de production qui produisent pour la consommation individuelle. » (Capital, I. I, I° partie, p. 289. Trad. Éditions Sociales, tome 6, p. 314.)

Certes, d'après le schéma du livre II, qui est la seule référence de Tougan-Baranowsky, le marché est identique avec la production. Élargir le marché y signifie élargir la production, car la production constitue à elle seule le marché (la consom­mation des ouvriers n'étant considérée que comme un élément de la production, à savoir la reproduction du capital variable). Aussi l'extension de la production et celle du marché se heurtent-elles à la même limite : la grandeur du capital social ou l'échelle de l'accumulation déjà réalisée. Plus il y aura de plus-value extorquée aux ouvriers - sous sa forme naturelle de capital - plus il sera possible d'accumuler ; plus on accumulera et plus on pourra réaliser de plus-value sous sa forme naturelle qui est la forme du capital. La contradiction indiquée dans le livre III n'existe donc pas, d'après le schéma. Dans le processus tel qu'il est exposé dans le schéma, il n'y a aucune nécessité d'élargir sans cesse le marché au-delà de la consommation des capi­ta­listes et des ouvriers, et la capacité limitée de consommation de la société n'oppose aucun obstacle à la marche ininterrompue et à la capacité illimitée d'expansion de la production. Le schéma admet bien des crises, mais uniquement faute de proportion­nalité dans la production, c'est-à-dire faute de contrôle de la production par la société sur le processus de production. En revanche, il exclut la contradiction profonde et fondamentale entre la capacité de production et la capacité de consommation de la société capitaliste, contradiction résultant précisément de l'accumulation du capital, se manifestant périodiquement par des crises, et poussant le capital à élargir sans cesse le marché.


Notes

[1] Certaines inexactitudes de la traduction par Joseph Roy du livre 1er du Capital ont été corrigées par nous. Ainsi Roy traduit : « Mehrprodukt » par « produit net ». Nous avons rectifié, il s’agit du « surproduit ». Cependant nous respectons sa pagination.

[2] La traduction Molitor est incomplète. Nous avons retraduit certains passages.

[3] « Les penseurs originaux ne déduisent jamais les conséquences absurdes de leur théorie. lis laissent ce soin aux Say et aux Mac Culloch. » (Capital, 1. Il, p. 365. Trad. Bd. Sociales, tome 5, p. 44.) Nous ajoutons : et aux Tougan-Baranowsky.

[4] Ces chiffres résultent de la différence entre la grandeur du capital constant de la section II telle que nous la supposons s'il y a un progrès constant et celle qui est indiquée dans le schéma de Marx (Capital, I. II, p. 496, trad. Éditions Sociales, tome 5, p. 150).


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