1987

Un article publié dans "Quatrième Internationale" n° 24 - avril 1987.


Bureaucratie et Production Marchande

Ernest Mandel

Les bases théoriques de l'interprétation marxiste de l'URSS

Avril 1987


3
La combinaison hybride de l'économie marchande et du despotisme bureaucratique

Résulte-t-il de notre analyse que, par suite du développement insuffisant des forces productives en Union soviétique, la bureaucratie est devenue une classe dirigeante : ou bien une «classe capitaliste-d'État» ou bien une « nouvelle classe » ? Certainement pas. Réfuter cette thèse mécaniste implique d'examiner de plus près l'imbrication contradictoire entre la production marchande et l'opération de la loi de la valeur d'une part et la domination bureaucratique d'autre part. Cette relation contradictoire (qui mène à des rapports de production spécifiques et hybrides qui, historiquement, ne peuvent se reproduire automatiquement ) doit être insérée dans la problématique plus générale des sociétés de transition entre les modes de production historiques « progressives », pour reprendre la célèbre formule de Marx.

Nous l'avons déjà dit : la restriction du fonctionnement de la production marchande à la seule époque du capitalisme contredit les thèses du matérialisme historique développés par Marx et Engels. La valeur d'échange et la production marchande, et par là aussi le jeu de la loi de la valeur existaient des siècles avant l'émergence du mode de production capitaliste. Ce qui distingue les différentes formes de la petite production marchande du capitalisme, c'est le fait que ce n'est que sous le capitalisme que la production marchande et de la valeur deviennent généralisées. Ce n'est qu'au sein de ce mode de production que les moyens de production et la force de travail deviennent en général des marchandises. Bien que le capital, le capitalisme et leurs contradictions soient déjà présents embryonnairement dans la petite production marchande, ils ne le sont justement qu'au stade d'embryon. Afin de se développer pleinement, toute une série de conditions économiques et sociales supplémentaires doivent être créées pour permettre à cet embryon de grandir et de mûrir. En Occident et dans les grandes civilisations de l'Orient, ce processus a pris 2 500 ans. Dans les pays les moins développés, il n'est pas encore complété aujourd'hui.

Les obstacles sur le chemin de ce processus sont énormes. Pour n'en mentionner qu'un : la nécessité de séparer les producteurs, dans leur très grande majorité des paysans, de tout accès direct à la terre. Sans cette condition, le plein développement du mode de production capitaliste et la transformation des producteurs directs en salariés sont impossibles. Mais la séparation des paysans de leurs moyens de production et de subsistances élémentaires exige une énorme transformation des relations de propriété à la campagne [1]. La plantation d'esclaves et le domaine foncier d'État, aussi bien que les communautés villageoises originales avec pouvoir d'accès de fait à la terre pour les paysans (soit dans le cadre du « mode de production asiatique », soit dans celui du féodalisme « pur ») sont des obstacles énormes pour une telle transformation. Ils doivent être anéantis. Des transformations économiques, sociales et politiques supplémentaires dans la production et le commerce, à la ville et à la campagne, sont en outre nécessaires. La lenteur de leur mûrissement conduisait, même dans les régions avancées d'Europe occidentale, à la coexistence pendant de longues périodes de la petite production marchande, de rapports de production à prépondérance non capitaliste et de rapports de production capitalistes émergeant progressivement.

Cette phase de transition du féodalisme au capitalisme produisait une combinaison hybride de production marchande et de production de valeurs d'usage seules. La loi de la valeur fonctionnait dans la sphère de la production marchande, sous une forme propre à cette société de transition. Mais pendant une longue période, elle fonctionnait peu ou pas du tout au niveau des villages. Un paysan européen pendant le haut moyen âge, un paysan indien ou chinois au XVIII° siècle, un paysan mexicain ou africain au milieu du XIX° siècle, ne change pas le volume ou la nature de sa production selon les fluctuations du prix de marché, aussi longtemps que cette production est destinée avant tout à sa subsistance. Des impôts-rentes, la guerre ou des famines peuvent augmenter ou diminuer (parfois drastiquement) la part de la totalité des valeurs d'usage produites qui lui reste pour sa propre consommation. Mais ce fait ne le transforme pas en producteur de marchandises, dépendant du marché, c'est-à-dire de la loi de la valeur. Pour que cela se produise, il faut une transformation des rapports de propriété dans le village (des rapports de propriété compris non seulement dans un sens juridique mais économique). Une séparation de fait du paysan du libre accès à la terre est nécessaire. Nous définissions la logique d'une telle société hybride par la formule : la loi de la valeur fonctionne dans de telles sociétés de transition mais elle n'y domine pas. La distribution des ressources productives socialement disponibles entre les différentes branches n'est pas déterminée par la loi de la valeur mais plutôt par la coutume et les traditions, les besoins des paysans, leurs techniques de production, leurs habitudes, leur organisation communautaire, etc. L'analyse que Marx a faite de cet état des choses est bien connue.

De tels rapports de production hybrides ne mènent pas nécessairement à la stagnation des forces productives et de la société. Une contradiction entre l'économie traditionnelle et la production marchande s'y développe lentement, y compris par l'expansion de l'usure et du capital commercial et manufacturier. Elle peut produire à long terme une dynamique économique et sociale qui mène finalement à la prédominance de la loi de la valeur et du mode de production capitaliste. Néanmoins, il s'agit d'un processus historique concret, qui doit être étudié concrètement et dont la réalité doit être démontrée empiriquement. Il ne peut être déduit de syllogismes abstraits du type : émergence de la production marchande - prédominance automatique de la loi de la valeur - capitalisme - domination de la classe capitaliste.

L'analogie avec la structure économique et sociale de l'Union soviétique et d'autres sociétés similaires est frappante. De même que dans les sociétés précapitalistes, la production marchande persiste dans la société de transition entre le capitalisme et le socialisme. Mais il s'agit dans ces deux cas d'une production marchande non généralisée et seulement partielle. Les biens de consommation et les moyens de production échangés entre les coopératives agricoles et les entreprises d'État sont des marchandises, de même que les produits insérés dans le commerce extérieur. Mais la masse des grands moyens de production ne sont pas des marchandises. La plus grande partie de la force de travail ne l'est pas non .plus [2]. Pour la masse des machines, les matières premières ou la force de travail, il n'y a pas de marché à proprement parler.

La distribution des ressources sociales entre les différentes branches de production ne s'effectue pas sur base de la loi de la valeur. Les machines et la force de travail ne se déplacent pas des branches ayant un « taux de profit » inférieur vers les branches ayant un taux de profit supérieur. Les prix, les « profits » (d'ailleurs purement comptables, et découlant de prix arbitraires) ne sont pas les signaux qui déterminent ou réorientent l'investissement. Ce n'est pas la loi de la valeur mais l'État, c'est-à-dire la bureaucratie, qui décide en dernière instance des proportions du produit social qui seront investies et de celles qui seront consommées, ainsi que de la dynamique de l'économie prise dans son ensemble. L'économie soviétique n'est pas une économie de marché généralisée. C'est une économie d'allocation centrale des ressources, une économie centralement planifiée.

Ce n'est pas pour autant une économie d'allocation « pure ». C'est une combinaison hybride d'économie d'allocation et de production marchande dans laquelle la loi de la valeur ne prédomine pas mais continue à fonctionner. Et celle influence de la loi de la valeur limite en dernière instance le despotisme bureaucratique et lui fixe des frontières infranchissables. C'est ce que n'admettent pas Sweezy et Magdoff qui rejètent  - correctement - l'existence de prétendues « lois économiques du socialisme », mais en déduisent à tort la possibilité d'un despotisme économique plus ou moins illimité de la bureaucratie.

D'une part, l'arbitraire de la bureaucratie est circonscrit par des contraintes objectives internes, c'est-à-dire par les limites des ressources matérielles que l'économie peut allouer. En effet, la bureaucratie peut déterminer de façon despotique que certaines branches industrielles reçoivent de manière prioritaire des ressources rares, par exemple techniquement avancées. Elle peut ainsi accorder successivement la priorité à l'industrie lourde, à l'industrie d'armements, à la navigation spatiale, aux gazoducs vers l'Europe, etc. Mais elle ne peut se libérer des lois de la reproduction élargie [3]. Chaque allocation disproportionnée de ressources au bénéfice d'une branche distincte de l'économie mène à des disproportions d'ensemble qui minent la productivité du travail, y compris dans l'industrie lourde et dans celle de l'armement, et qui détournent par exemple une partie des ressources économiques soviétiques vers l'importation de produits alimentaires au lieu d'importer des machines, de la technologie moderne, etc. Ceci n'est d'ailleurs qu'un aspect du problème. Mille liens unissent les secteurs non marchands aux relations marchandises-argent, en dépit de toute la terreur, de toute la pression et de tout le despotisme de la bureaucratie.

D'autre part, l'arbitraire de la bureaucratie est restreint par la pression du marché capitaliste mondial. Sur le marché mondial, c'est la loi de la valeur qui domine. Là, il n'y a en définitive qu'une seule structure des prix, déterminée par la loi de la valeur. Tout le commerce extérieur du bloc soviétique (y compris le commerce à l'intérieur du COMECON) se traduit en définitive sur la base des prix du marché mondial.

La nature hybride de la société de transition en URSS se reflète clairement dans la structure dualiste des prix. Une série de prix sont déterminés par la loi de la valeur. Une autre série de prix sont fixés arbitrairement par les autorités du plan. Le deuxième groupe de « prix » domine encore en Union soviétique. C'est pourquoi l'économie soviétique est encore une économie d'allocation centralisée - protégée par le monopole étatique du commerce extérieur -, c'est-à-dire une économie planifiée. Mais plus grand est le poids du commerce extérieur au sein du produit national brut dans un pays du bloc soviétique, plus augmentent les contraintes du marché mondial, et plus les prix « planifiés » sont influencés par la loi de la valeur. Cela influence la distribution des ressources même au sein du secteur étatique de l'économie. De ce fait, la possibilité socio-matérielle de l'économie planifiée, c'est-à-dire de l'allocation centralisée des ressources économiques décisives, se trouve restreinte. Le conflit entre l'aile « politique » et l'aile « technocratique » de la bureaucratie, entre les instances de planification «centrale » et les managers d'entreprise, sont en dernière analyse des reflets de ces contradictions objectives.

Bien que l'existence persistante de la production marchande et la domination despotique de la bureaucratie découlent de la même source (l'isolement de la révolution socialiste dans une partie du monde relativement attardée sur le plan industriel), ce despotisme reste lié à la propriété collective des moyens de production, à l'économie planifiée et au monopole étatique du commerce extérieur: La production marchande et le fonctionnement de la loi de la valeur ne peuvent à la longue se généraliser sans briser le despotisme de la bureaucratie.

Nous trouvons ici la raison décisive pour laquelle la bureaucratie n'est pas devenue une classe dominante. Elle ne peut le devenir en évoluant en « nouvelle » classe dominante mais seulement en se transformant en une classe capitaliste « classique ». Pour que puisse émerger un « nouveau » mode de production « bureaucratique » non capitaliste, la bureaucratie soviétique devrait se libérer définitivement de l'influence de la loi de la valeur. Cela exigerait non seulement la dissolution des rapports de distribution basés sur l'échange à l'intérieur même de l'Union soviétique mais cela exigerait aussi l'émancipation totale de l'URSS vis-à-vis du marché mondial, c'est-à-dire l'élimination du capitalisme à l'échelle mondiale, au moins dans les nations industrielles les plus importantes [4], ce qui dépend à son tour de l'issue finale de la lutte des classes entre le capital et la classe ouvrière à l'échelle mondiale.  Aussi longtemps que cette lutte n'est pas conclue de façon définitive, C'est-à-dire aussi longtemps que nous n'avons pas vécu soit la victoire de la révolution socialiste mondiale, soit l'autodissolution de la bourgeoisie et de la classe ouvrière dans une nouvelle barbarie ou dans la poussière radioactive, le sort de l'Union soviétique reste indécis.

Une nouvelle classe dominante présuppose un nouveau mode de production, avec sa propre logique interne, avec ses propres lois motrices. Jusqu'à maintenant, personne n'a été capable ne fût-ce que d'esquisser les lois motrices de ce « nouveau mode de production bureaucratique » - pour la simple raison qu'il n'existe pas. D'autre part, il nous a été possible de déterminer les lois motrices spécifiques de la société de transition entre le capitalisme et le socialisme, gelée à une phase intermédiaire par la bureaucratie. Les données empiriques des trente dernières années confirment amplement l'opération de ces lois motrices [5].

Les partisans de la notion de « classe bureaucratique » écument en maudissant la bureaucratie. Mais ils sont en même temps contraints d'admettre que ces « assassins, criminels, voleurs, tyrans » jouent un rôle partiellement progressif. Ce n'est pas accidentel : dans l'histoire, chaque classe dominante a en effet joué un rôle progressif à l'aube de sa domination. Pour les marxistes-révolutionnaires, les aspects partiellement progressifs incontestables du rôle intérieur et extérieur de l'État soviétique découlent précisément du fait qu'il s'agit encore d'un État ouvrier, même si c'est un État ouvrier bureaucratisé. La classe ouvrière est et reste aujourd'hui la seule force sociale progressive à l'échelle mondiale, la seule qui peut résoudre la crise de l'humanité, la crise du XX° siècle. Quant aux aspects non prolétariens de l'État ouvrier bureaucratisé, à tout ce qui se rapporte aux intérêts particuliers et à la nature spécifique de la bureaucratie en tant que couche sociale (son antagonisme envers la classe ouvrière, son appropriation d'une partie du surproduit social, son rôle conservateur dans l'arène internationale), ils sont profondément et totalement réactionnaires [6].

Dans, l'histoire, les classes dirigeantes ont été capables de maintenir leur domination à long terme sur la seule base de la propriété (au sens économique du terme : le pouvoir de disposer du surproduit social et des moyens de production). Le sort des fonctionnaires d'État dans le mode de production asiatique est très significatif à cet égard.

En Chine, pendant les phases initiales de chaque dynastie, la fonction objective de la bureaucratie fut de protéger l'État et la paysannerie des prétentions de la noblesse terrienne (gentry) afin de permettre la reproduction élargie (travaux d'irrigation,  centralisation du surproduit, garantie de la productivité du travail adéquate dans les villages, etc.), ce qui permettait le paiement - souvent très généreux - de la bureaucratie par l'État, au travers du surproduit social centralisé. Mais le bureaucrate restait dépendant de l'arbitraire de l'État (de la Cour, de l'empereur). Sa position n'était jamais sure [7]. Il ne pouvait garantir que son fils ou son neveu obtiennent la même bonne position de bureaucrate que lui. C'est pourquoi, pendant la seconde moitié de chaque cycle dynastique, s'opérait généralement une intégration progressive de la noblesse terrienne (gentry) et de la bureaucratie. Des bureaucrates devenaient propriétaires privés, initialement d'argent et de valeurs mobilières, de terres (ce fut souvent un processus formellement « illégal », comparable à l'appropriation de stocks de matières premières et de produits finis par le « marché noir » en Union soviétique). Dans la mesure où les bureaucrates d'État se fondirent dans la noblesse terrienne, la centralisation du surproduit social fut minée, le pouvoir d'État affaibli, la pression sur la paysannerie renforcée, le revenu de la paysannerie réduit. La productivité du travail agricole diminua. L'exode rural, les révoltes paysannes, le banditisme, les insurrections se généralisèrent. Finalement, la dynastie s'écroula. Une nouvelle dynastie - souvent originaire de la paysannerie - émergea et restaura l'indépendance relative de l'État et de sa bureaucratie vis-à-vis de la noblesse terrienne.

Un processus analogue s'est développé pendant les dernières décennies au sein de la société soviétique. Aussi longtemps que la pénurie absolue de biens de consommation y persista - c'est-à-dire en gros de 1929 à 1950 -, la nécessité de satisfaire leurs besoins immédiats pousse les bureaucrates à forcer les travailleurs à doubler ou tripler d'efforts. Quand ces besoins immédiats furent assurés, l'économie soviétique fut confrontée au problème qui a caractérisé toutes les sociétés précapitalistes. Des classes ou des couches (castes, etc. ) dominantes, dont les privilèges sont en gros réduits à des avantages de consommation privée, n'ont pas d'intérêt objectif à long terme à l'accroissement durable de la production [8]. C'est pourquoi l'accroissement de la production et de la consommation de luxe vont de pair avec le gaspillage, le luxe insensé, la décadence individuelle (alcoolisme, orgies, stupéfiants). A ce propos, la conduite de la noblesse de l'Empire romain, de la noblesse de cour française au XVIII° siècle, de la noblesse ottomane au XIX° siècle, de la noblesse tsariste à la veille de la Révolution russe est quasi identique.

Le parallèle avec des fractions des couches supérieures de la bureaucratie soviétique, ainsi qu'avec des couches rentières parasitaires sous le capitalisme des monopoles, est évident. Seule la classe des entrepreneurs capitalistes est forcée par la pression de la concurrence (c'est.à-dire de la propriété privée et de la production marchande généralisées) de se comporter de manière fondamentalement différente. Si la concurrence s'affaiblit, le capitalisme tend à la stagnation, disait Marx. Mais la concurrence découle de la propriété privée (encore une fois au sens économique du terme). Sans l'une, l'autre perd toute signification.

Au cours des années cinquante, les critiques de notre thèse selon laquelle l'URSS reste une société de transition ont crié à tue-tète que dans ce pays prévaut « la production pour la production », qui conduit en permanence à un taux de croissance exceptionnellement élevé. Notre analyse nous a permis de prédire que le contraire allait arriver, étant donné la nature particulière de la bureaucratie. L'histoire a déjà tranché.

De là une dynamique empiriquement vérifiable de l'économie soviétique. Plus se ralentit la croissance économique soviétique, plus une partie de la bureaucratie pousse à une décentralisation du contrôle des moyens de production et du surproduit social, au nom de l'accroissement des « droits des directeurs », ainsi qu'à une appropriation illégale des ressources pour la production privée et le profit privé. Cela sape progressivement la planification centrale. Cela conduit à l'opération renforcée de la loi de la valeur et débouche en définitive sur une tendance à la restauration du capitalisme. Parallèlement à ce processus, on assiste à une division grandissante au sein de la bureaucratie, et surtout à l'opposition grandissante de la classe ouvrière [9]. Car les ouvriers constatent en pratique que l'appropriation privée et la propriété privée ne peuvent s'imposer qu'au détriment du plein emploi et au prix d'une inégalité toujours plus grande. Les exemples de la Pologne et de l'Union soviétique confirment que la classe ouvrière sa bat avec acharnement pour le plein emploi et contre l'inégalité sociale [10]. C'est pourquoi l'autogestion ouvrière, combinée avec une prétendue « économie de marché socialiste », ne fait que masquer la contradiction au lieu de la résoudre. Il n'y a pas de véritable pouvoir de décision des collectifs ouvriers (et donc pas de véritable autogestion) si la loi de la valeur peut leur imposer des fermetures d'entreprises. Il n'y a pas de véritable « économie de marché » si des collectifs ouvriers peuvent effectivement empêcher des fluctuations de l'emploi.

En bref, si l'on assiste en Union soviétique et dans les sociétés similaires à une transformation embryonnaire de parties de la bureaucratie en une « classe dirigeante », ce n'est pas d'une « nouvelle classe dirigeante bureaucratique » qu'il s'agit, mais bien de l'embryon de la bonne vieille classe de capitalistes et de propriétaires privés des moyens de production. Si elle devait se réaliser, cette transformation des bureaucrates en capitalistes reflèterait le processus par lequel la loi de la valeur parviendra finalement à dominer l'économie soviétique au lieu de l'influencer. Un tel processus exige une généralisation de la production marchande, c'est-à-dire une transformation des moyens de production et de la force de travail en marchandise. Pour aboutit, ce processus devra détruire la propriété collective des moyens de production, le plein emploi institutionnellement garanti, la planification centrale dominante et le monopole étatique du commerce extérieur. Cela ne peut se passer simplement sur le terrain économique et exigerait une nouvelle défaite historique de la classe ouvrière soviétique au niveau économique et social. Cette défaite n'a pas encore eu lieu [11].

Les forces qui favorisent une révolution politique antibureaucratique (et qui, à long terme, sont plus fortes que celles qui conduisent à la restauration de la propriété privée et du capitalisme) poussent la société soviétique dans la direction opposée : celle d'un rétrécissement de l'opération de la loi de la valeur, du renforcement de la propriété collective des moyens de production, de la limitation résolue du champ d'activité de la bureaucratie et de l'inégalité sociale. du dépérissement de l'État. Elles opèrent objectivement en faveur d'un nouveau progrès décisif vers le socialisme et la révolution mondiale.

La révolution d'Octobre et la domination bureaucratique qui résultait de son isolement ne peuvent s'expliquer que par une combinaison des limites spécifiques du «développement interne» russe (un capitalisme « barbare » dans un État semi-féodal, sous forte influence extérieure impérialiste ; une faible bourgeoisie « indigène » ; une classe ouvrière relativement plus forte, plus concentrée et plus consciente) et du développement prodigieux du capitalisme mondial et du prolétariat mondial à l'époque impérialiste. Pour cette même raison, la bureaucratie russe ne peut se transformer en « classe dirigeante » aussi longtemps que le sort du capitalisme n'est pas décidé internationalement d'une manière ou d'une autre. Pour cette même raison, la « même vieille m... » qui émergea de nouveau en URSS après la victoire de la révolution ne pouvait prendre la forme d'une nouvelle société de classe mais celle d'une bureaucratisation de la société de transition entre capitalisme et socialisme.


Notes

[1] Cf. Marx, « Formes qui précèdent la production capitaliste», im Grundrisse, p. 471-514, sur le rôle de la propriété commune comme obstacle aux relations de production capitalistes et même à la production de valeurs d'échange dans les villages. « Sa première tâche [celle de la grande industrie] est d'incorporer la campagne dans toute son ampleur dans la production non de valeurs d'usage mais de valeurs d'échange. » Les passages les plus significatifs de Marx à ce sujet se trouvent dans Le Capital, vol.I, in MEW, t. 23, p. 378-379.

[2] Nous ne pouvons pas analyser en détail ici le travail « salarié » soviétique. Le concept de « salaire » rend compte de deux phénomènes (processus) qui se combinent sous le capitalisme, mais pas dans les sociétés pré ou postcapitalistes (ou du moins pas avec la même dynamique). D'une part, il signifie l'accès indirect aux biens de consommation, uniquement en échange d'un revenu monétaire et limité par lui. Dans ce sens, le travailleur russe est certainement encore un travailleur salarié. Mais le travail salarié signifie aussi l'existence d'un marché du travail, la contrainte des producteurs de vendre leur force de travail sur ce marché, et la détermination du prix de la marchandise « force de travail » par l'offre et la demande sur ce marché, un prix qui oscille autour d'une valeur sociale objective de cette marchandise. Pour que cela se produise, le travailleur salarié doit être privé d'accès aux moyens de production autant qu'aux moyens de subsistance. Cela n'existe pas encore en Union soviétique, dans la mesure où le « droit au travail » est garanti non seulement par la Constitution mais aussi en pratique. La force de travail (avec des exceptions significatives) n'est donc pas une marchandise, et le travailleur salarié n'est pas un travailleur salarié dans le sens capitaliste.

[3] Cela constitue l'erreur théorique fondamentale de Castoriadis et d'autres qui prétendent que le secteur d'armements a atteint une autonomie complète en URSS. Cornélius Castoriadis, Devant la guerre I, Fayard, 1981.

[4] Nous ignorons le « cas spécial » irréalisable où l'URSS atteindrait une telle avance écrasante dans la productivité du travail moyenne vis-à-vis du capitalisme international qu'elle pourrait se libérer de façon « purement économique » de la loi de la valeur. Dans ce cas, elle serait devenue un royaume de l'abondance, c'est-à-dire une société communiste où il n'y aurait pas de place objective pour une « nouvelle classe dirigeante ».

[5] Cf. parmi d'autres notre essai « Dix Thèses sur la Société de Transition », dans Probleme des Sozialismus und der Uebergangsgesellshaft, Suhckamp, 1972, ainsi que « The Laws of Motion of the Soviet Economy », in Critique n° 12, 1970. Nous avons exprimé ce même point de vue fondamental dans le chapitre consacré à l'économie soviétique du Traité d'Économie Marxiste, écrit en 1960 et publié pour la première fois en 1962.

[6] Cf. notre polémique avec Paul M. Sweezy dans Monthly Review, et avec L'Alternative de Rudolf Bahro. La formule « État bureaucratique » n'a pas de sens. L'État est « bureaucratique » par définition ! Il représente des appareils séparés de la société. Tout dépend de la nature de classe de l'État et donc de la bureaucratie. il y a des bureaucraties despotiques (celles soumises au mode de production asiatique), des bureaucraties esclavagistes, des bureaucraties féodales et semi-féodales (ces dernières dans les monarchies absolues), des bureaucraties bourgeoises, des bureaucraties ouvrières, etc. Apparemment, la bureaucratie soviétique est encore une bureaucratie ouvrière, ce qui ne « justifie » ou n'adoucit nullement ses caractéristiques parasitaires, son énorme gaspillage des ressources sociales ou ses crimes. Mais une « bureaucratie bureaucratique », c'est une formule qui ne veut rien dire.

[7] Le parallèle entre d'une part le système d'offices d'État compliqué, hiérarchisé et extrêmement formalisé en Chine classique, et la Nomenklatura dans la bureaucratie soviétique d'autre part (qui sont tous les deux basés sur des examens, dans le cas de l'URSS des examens théoriques et pratiques en « marxisme-léninisme ») saute aux yeux et est sociologiquement très significatif.

[8] « (...) En partie parce que dans chaque mode de production antérieur, le propriétaire principal du surproduit social... l'esclavagiste, le seigneur féodal, l'État, par exemple le despote oriental, représentent les riches fainéants ». Marx, Le Capital, vol. lll, MEW, vol. XXV, p. 343.

[9] Toutes les couches de la bureaucratie - pas seulement la prétendue bureaucratie « politique » - qui n'ont pas de relations directes avec les moyens de production, et qui peuvent les « commander » seulement de façon indirecte à travers des ordres, sont beaucoup moins inclinées à abandonner l'économie d'allocation centrale, l'impératif du plan, et la propriété collective des moyens de production. Mais cela ne signifie pas du tout qu'ils soient moins corrompus ou moins intéressés à l'enrichissement privé, y compris l'accumulation privée d'or, de devises étrangères, de bijoux, d'œuvres d'art, de comptes bancaires en Suisse, etc. que les couches technocratiques et administratives (au niveau de l'usine) de la bureaucratie.

[10] Différents observateurs de la vie quotidienne soviétique, surtout le philosophe et satiriste Alexandre Zinoviev ( cf. Alexandre Zinoviev, Le Communisme comme Réalité, l'Age d'Homme, Paris, 1981) mais aussi, malheureusement, le socialiste-révolutionnaire oppositionnel Ticktin affirment que la stabilité de l'Union soviétique repose sur une connivence tacite entre la bureaucratie et les travailleurs (Ticktin, Critique n° 12, p. 132-135, et p. 129). La faiblesse de cette thèse a été démontrée par les événements polonais de l'été 1980, et la lutte acharnée des travailleurs polonais pour obtenir plus d'égalité sociale et économique. En fin de compte, il s'agit d'une thèse apologétique des conditions « réellement existantes », exactement comme la thèse parallèle sur le prétendu « consensus » entre les capitalistes et la « majorité silencieuse » en Occident. Le « noyau rationnel » de cette thèse découle du fait qu'en «privé» (les secteurs noirs et gris du marché), les salaires en URSS peuvent effectivement être six ou sept fois plus élevés que dans le secteur d'État. Mais, en Union soviétique, cela n'est possible que précisément parce que ces secteurs sont marginaux et n'ont pas de poids décisif au sein de l'économie (à ce sujet, des exagérations ridicules circulent en Occident). Il n'y a aucune base matérielle pour que le salaire réel moyen puisse être six fois plus élevé en URSS qu'il ne l'est aujourd'hui. Cf. les observations de Marx à propos du rôle de la production esclavagiste au sein du capitalisme. « il n'y a pas de contradiction à ce que, au sein du système de production bourgeois, l'esclavage est possible quelque part. Mais il n'est possible que parce qu'il n'existe pas ailleurs, et qu'il apparaît comme une anomalie vis-à-vis du système bourgeois lui-même. » Grundrisse, p. 368, édition allemande.

[11] Bettelheim, Les Luttes de Classe en Union Soviétique, analyse en détail les luttes des travailleurs qui eurent lieu en Union soviétique dans les années vingt et trente. Mais il ne prouve nulle part que cette lutte s'est terminée par la résurrection d'un marché du travail, c'est-à-dire par la transformation du prolétariat en « travailleurs salariés libres », c'est-à-dire par une défaite  économique des travailleurs. Ce qu'il prouve, c'est la grave défaite politique et sociale de la classe ouvrière soviétique. Mais cela, c'est une thèse que l'opposition de gauche soviétique - ignorée par Bettelheim - et plus tard le mouvement trotskyste ont défendue pendant plus de quarante-cinq ans. Cette défaite fut précisément le Thermidor soviétique. Comme le Thermidor de la Révolution française, il conservait la fondation économique de la société qui fut créée au cours de la révolution, au lieu de la détruire.


Archives Trotsky Archives IV° Internationale
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin