1870-71

Marx et Engels face au premier gouvernement ouvrier de l'histoire...


La Commune de 1871

K. Marx - F. Engels

Rapport de forces et conditions préalables

Effet de la guerre franco-prussienne


« Il ne fallut pas cinq semaines pour que s'écroulât tout l'édifice impérial, si longtemps admiré par les philistins d'Europe. La révolution du 4 septembre ne fit qu'en balayer les débris, et Bismarck, qui était entré en guerre pour fonder l'Empire de la Petite-Allemagne, se trouva un beau matin fondateur de la République française  [1]. » Fr. Engels, Rôle de la violence et de l'économie dans l'instauration de l'Empire allemand moderne (op. cit., pp. 571-572).

Marx à Engels

Londres, le 20 juillet 1870

Cher Fred,

Ci-inclus la lettre de Kugelmann qui t'éclairera sur les mystères politiques de la guerre actuelle  [2]. Il a raison de critiquer l'appel de l'Assemblée de Brunswick,  [3] dont je t'envoie plusieurs copies. Ci-joint aussi le Réveil. Tu y trouveras la première moitié de l'acte d'accusation dressé par la haute cour de Blois. Si on les compare aux Fenians, les conspirateurs français font piètre figure et se transforment sans aucune raison en mouchards  [4]. Mais, l'éditorial du vieux Delescluze y est également intéressant. Bien qu'il soit en opposition au gouvernement, il exprime le chauvinisme le plus effréné, car la France est le seul pays de l'idée (de l'idée qu'elle a d'elle-même !). Ces chauvins républicains enragent simplement parce que l'expression réelle de leur idole - Louis-Napoléon, le boursicoteur aux longues oreilles - ne correspond pas à l'idée qu'ils s'en font. Les Français ont besoin de recevoir une volée. Si les Prussiens gagnent, la centralisation du pouvoir d'État sera utile à la classe ouvrière allemande. Si l'Allemagne l'emporte, le centre de gravité du mouvement ouvrier européen se déplacera de France en Allemagne, et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays de 1866 à nos jours pour voir que, du point de vue de la théorie et de l'organisation, la classe ouvrière allemande est supérieure à la française. Son poids accru sur la scène mondiale signifiera aussi que notre théorie l'aura emporté sur celle de Proudhon, etc.

Engels à Marx

Manchester, le 22 juillet 1870

Cher Maure,

Bravo à Kugelmann ! On voit que ses études lui ont profité. L'hypothèse qu'il envisage est tout à fait dans l'esprit des acteurs, et elle explique tout. Mais si elle est effectivement juste, le moins qu'on puisse dire, c'est que les événements prennent déjà un cours qui échappe à Bismarck. Ces messieurs ont manifestement réussi à susciter en Allemagne une guerre tout à fait nationale. Les nombreux tâtonnements dans la cession de territoires allemands - du Luxembourg par exemple - par quoi L. Bonaparte, selon sa coutume, voulait commencer par habituer le public à l'imminent fait accompli, ont eu un effet tout opposé sur le Michel allemand  [5]. Manifestement, cette fois il s'est mis d'accord avec lui-même sur la nécessité d'en finir une fois pour toutes avec ce genre d'escroquerie. En conséquence, pour les deux armées et le vieux borné de Guillaume, il n'est pas possible de feindre une guerre, on ira au fond (Fr.).

Les hésitations et la subite modification des opérations françaises, initialement prévues, semble-t-il, pour le milieu de cette semaine, démontrent que Louis Bonaparte comprend qu'il s'est trompé dans ses calculs. L'intervention rapide des Allemands du Sud, puis la certitude qu'il aura affaire avec le peuple allemand lui-même ont déjà fait échouer l'attaque surprise de Mayence par un bombardement et une pointe lancée en direction de Wurzbourg avec des forces à moitié concentrées seulement. S'il persiste à vouloir attaquer, il devra le faire avec toutes ses forces. Or, cela exige encore du temps.

L'ordre n'a été donné que le 15 ou.16 de former les quatrièmes bataillons de régiments, dont les cadres consistent en 4 compagnies de 3 bataillons de campagne par régiment. Or, il faut d'abord les élever à 6 ou 8 compagnies et les compléter par des réservistes. Le rappel des permissionnaires a eu lieu à Paris le 19 et 20 juillet, celui des premiers réservistes le 21 et 22 juillet, celui des autres demain. Les deux premières catégories doivent d'abord arriver à leurs régiments pour que ceux-ci soient complets. En conséquence, l'ouverture de la campagne - abstraction faite d'escarmouches - est reportée au moins jusqu'au milieu de la semaine prochaine. Mais, alors, les Allemands peuvent être assez forts pour que Bonaparte juge nécessaire d'attendre la formation des quatrièmes bataillons, ce qui fait encore un délai de 8 à 15 jours. Et alors il est foutu.

Hier, un philistin allemand m'a raconté qu'il a voyagé samedi en Westphalie dans le train en compagnie d'un général prussien qui l'a pris pour un Anglais et avec lequel il a conversé en anglais. Le général dit: « Certes, il est vrai que nous avons dix jours de retard, mais si, d'ici dix jours, vous n'apprenez pas que nous avons subi une grande défaite, alors nous aurons bientôt vos sympathies. » À la question de savoir ce qu'il entendait par sympathies, il dit: « Comme vous le savez, les sympathies des Anglais vont au vainqueur. »

La mobilisation a commencé en Allemagne du Nord le 16, en Bavière le 17. La réserve et l'infanterie de landwehr peuvent être prêtes d'ici huit jours, le reste sera prêt huit jours plus tard. Toute l'infanterie sera donc sur pied de guerre le 25, et tout sera prêt le 30. Or, comme les réservistes se présentent en masse sans même avoir été convoqués, l'armée de campagne sera prête avant cette date.

Sur le Rhin, il y a déjà, c'est sûr, les 7e, 8e, 11e et 12e corps d'armée. La Garde a, elle aussi, quitté Berlin - comme me le dit Borchardt, qui est venu me rendre visite - pour la Bavière afin de passer sous le commandement du kronprinz Frédéric Guillaume. Les armées de l'Est ont commencé hier à traverser Berlin. S'il attend dimanche ou lundi, Bonaparte pourra tout au plus occuper le Palatinat, mais ne pourra plus passer le Rhin, à moins d'une grosse erreur de l'adversaire. À partir de la fin de la semaine prochaine, les Allemands pourront attaquer et faire entrer en France une armée qui écrasera tout ce que Bonaparte lui opposera, même si le combat sera rude et plusieurs batailles nécessaires. Dans l'état de choses actuel, j'estime qu'un succès est impossible pour Bonaparte.

J'ai bien envie de faire chaque semaine deux articles sur la guerre pour la Pall Mall Gazette  [6] contre un bon paiement comptant. J'en préparerai un premier sur l'organisation militaire à titre d'essai, il faudrait en tirer de 3 à 4 guinées, le Guardian m'en donnait deux autrefois. Si tu peux régler cette affaire demain, fais-le-moi savoir aussitôt. Aller au Quartier général prussien comme correspondant de guerre n'irait pas sans anicroche, dont le moindre n'est pas le policier Stieber. Quoi qu'il en soit, j'y aurais une vue moins critique.

Les coupures de journaux ci-incluses te renseigneront sur ce que nous avons fait ici. Le compte rendu du Guardian a été fait par nous-mêmes, et tu peux voir ce qu'en a fait un plumitif dans le Courrier: de quoi mourir de rire. C'est certainement la première fois que des ouvriers français ont été applaudis à tout rompre par des philistins et commerçants allemands.

Je viens d'écrire à Dupont, que je pense rencontrer ce soir.

Où veux-tu aller à la mer ? Il n'y a rien sur la côte orientale, au Sud de Humber. Au Nord, il y a Scarborough qui est cher et très couru, ainsi que Bridlington Quay. Si tu te décides pour cette dernière ville, nous pourrions nous y retrouver. Je t'envoie les 40 livres sterling dès que tu voudras.

J'aimerais que cette damnée panique cesse, car je dois vendre des actions.

J'ai encore été obligé de supporter Roesler.

L'ultime numéro du Volksstaat de Liebknecht ne m'est pas encore parvenu. C'est embêtant, juste en ce moment.

Meilleures salutations à Lizzie et à vous tous.

Ton F. E.

Ci-inclus je te retourne la lettre de Kugelmann.

J'ai lu que Bonaparte flirte maintenant avec la Marseillaise, et la noble Thérèse [Emma Valadon] la chante tous les soirs avec sa grosse voix de sapeur (Fr.). La Marseillaise, dans la bouche de Thérèse, c'est l'image directe du bonapartisme. Cela vous soulève le cœur !

Marx à Engels

Londres, le 28 juillet 1870

Cher Fred,

J'ai tout de suite envoyé ton article au directeur de la Pall Mall Gazette (F. Greenwood), en lui demandant de me le retourner aussitôt s'il ne veut pas le publier. Dans ce cas, je ne doute pas un instant que je trouverai à le caser au Times ou Daily News.

Par le truchement d'Eccarius, le Times nous avait donné l'assurance qu'il publierait notre (Première) Adresse internationale. Mais, il n'en a rien été, sans doute à la suite d'une intervention russe. Après cela (lundi dernier), j'envoyai aussitôt l'Adresse à la Pall Mall en même temps que j'écrivai à son directeur pour la correspondance militaire, après avoir obtenu l'accord de son correspondant de guerre (Thieblin, actuellement au Luxembourg). Pas de réponse. L'Adresse, elle aussi, n'a pas été publiée. À la suite de tout cela, j'ai envoyé une lettre très sèche au directeur de la Pall Mall, en ne parlant que de la correspondance de guerre et en y joignant ton article. Autrement dit, je lui ai demandé carrément si oui ou non ?

Le Conseil général a décidé, mardi dernier, de tirer l'Adresse à 1000 exemplaires. J'en attends aujourd'hui les épreuves.

Le chant de la Marseillaise en France n'est qu'une parodie, comme tout le Second Empire. Mais, du moins, l'animal  [7] sent-il à présent qu'il ne réussira pas son coup avec sa rengaine « Partons pour la Syrie ! »  [8]. En revanche, de tels trucs ne sont pas nécessaires en Prusse: la Marseillaise allemande, c'est « Jésus, ma foi et mon salut », chanté par Guillaume 1er, ayant Bismarck à sa droite, et Stieber le policier à sa gauche. Tout comme en 1812, etc., le philistin allemand semble littéralement séduit et ravi: ne peut-il pas donner libre cours, sans retenue aucune, à sa servilité innée. Qui aurait pu penser que, 22 ans après 1848, une guerre nationale aurait une telle expression théorique en Allemagne !

Heureusement, toutes ces manifestations partent de la classe moyenne. La classe ouvrière - à l'exception des partisans les plus immédiats de Schweitzer - n'y participe aucunement. Heureusement, la guerre des classes dans les deux pays - France et Allemagne - est assez développée pour qu'aucune guerre extérieure ne puisse faire tourner sérieusement en arrière la roue de l'histoire.

En faisant publier (par le Times) l'affaire de la convention (sur la Belgique), Bismarck s'est surpassé  [9]. La gent respectable de Londres elle-même n'ose plus parler maintenant de l'honnêteté de la Prusse: Macaire et Ciel. Au reste, je me souviens d'avoir lu, peu avant 1866, que le journal du digne Brass [Norddeutsche Allgemeine Zeitung] dénonçait la Belgique comme un « nid de jacobins» et recommandait son annexion à la France. Enfin, l'indignation morale de John Bull n'est pas moins comique. Le droit des traités ! Au diable ! depuis que Palmerston a élevé à la hauteur d'une maxime de l'État anglais le fait que signer une convention n'était pas du tout s'engager à respecter sa signature, et que l'Angleterre a toujours agi de la sorte depuis 1830 ! De tous côtés, il n'y a que guerres et ignominies !

La Kreuz-Zeitung en a de bonnes: demander à l'Angleterre de ne plus fournir de charbon à la France, autrement dit: dénoncer l'accord commercial franco-anglais de 1860, voire déclarer la guerre aux Français. De fait, à l'époque, l'opposition anglaise fit valoir avec force à Palmerston que le charbon pouvait être une marchandise de guerre, mais il se débarrassa d'elle au moyen de quelques mauvaises plaisanteries. Ce point n'a donc pas été négligé, lors de la conclusion de l'accord. Urquhart l'attaqua avec violence pendant les négociations. Bref, si l'Angleterre ne déclare pas de prime abord (Fr.) la guerre à la France, elle est obligée de lui fournir le charbon. Toutefois, s'il y avait une telle déclaration de guerre, les choses pourraient s'envenimer gravement entre les pouvoirs établis et le prolétariat de Londres. L'état d'esprit des ouvriers est décidément hostile ici à une semblable action d'éclat de l'État.  [10]

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J'ai eu finalement une lettre, ci-incluse, des Russes de Genève. Renvoie-la-moi rapidement, mettons lundi prochain, car je dois y répondre.

En parcourant la lettre ci-jointe de E. Oswald - Urquhartite, mais relativement rationalisé à la manière continentale - tu verras que l'on veut également agir du côté démocratique.  [11] Je lui ai répondu que j'avais déjà signé l'Adresse de l'Internationale, qui - pour autant qu'elle est purement politique - développe en substance le même point de vue. Il insiste dans ses lettres d'hier et d'aujourd'hui pour que je me rende au meeting tenu à son domicile (il habite tout près de chez moi). Il m'envoie aussi un passage d'une lettre de L. Blanc. Mais, pour l'heure, cela m'est impossible. Qui peut me garantir que là où se trouve Louis Blanc il n'y ait pas aussi Karl Blind ?

Je vais tout de suite chez Smith pour trouver à te loger.

Salut.

Ton K. M.

Engels à Marx

Manchester, le 31 juillet 1870

Cher Maure,

Tu trouveras ci-inclus le plan de campagne prussien  [12] . Je te prie de prendre tout de suite un fiacre pour l'apporter à la Pall Mall, afin qu'il puisse paraître lundi soir. Il procurera une très grande réputation à la Pall Mall et à moi. Mardi, les opérations seront peut-être si avancées que n'importe quel âne y verra clair. J'ignore si mon second article a été publié samedi, étant donné que la Pall Mall n'est pas arrivée aujourd'hui dans les clubs. Le présent état de choses montre qu'il n'est vraiment pas facile de deviner quel est le plan de la campagne. Ce qui fut décisif pour moi, ce fut la nouvelle qu'un cousin de Gumpert - commandant une compagnie du 77e régiment qui forme l'avant-garde du VIle corps d'armée - a quitté Aix-la-Chapelle le 27 juillet pour Trèves. Dès lors tout est devenu clair pour moi.

Par ailleurs, il est nécessaire que tu conviennes avec Greenwood que je lui envoie directement les articles, afin qu'ils puissent paraître le jour même. Toute perte de temps est désormais fatale à ce genre d'article. Je pense t'envoyer en moyenne deux articles par semaine, dans des cas urgents davantage, dans des périodes d'accalmie moins, voire un seul. Dans l'intervalle, peut-être de brèves informations, utilisables à l'occasion.

Certes, nous sommes de plus en plus blâmables de faire la guerre sous les ordres de Guillaume. Cependant, il est utile qu'il se rende aussi complètement ridicule avec sa mission divine et son policier Stieber, sans lequel l'unité allemande ne verrait pas la lumière, Le journal conservateur Courrier a publié samedi l'Adresse de l'Internationale; à un moment différent, d'autres journaux l'eussent imité, mais c'était le jour des annonces du samedi. L'Adresse apprendra à toutes les classes du peuple que les ouvriers ont dorénavant, eux aussi, leur propre politique étrangère. Elle est excellente, et le Times l'a sans doute refusée uniquement sous la pression des Russes. Les gouvernements tout comme la bourgeoisie, seront bien étonnés, lorsque, après la guerre, les ouvriers reprendront tranquillement leur action interrompue, comme si rien ne s'était passé.

Je mise chaque jour davantage sur les chances militaires des Allemands. Nous avons vraiment remporté le premier engagement sérieux. Les Français ne semblent pas du tout savoir quelle arme représentent les fusils se chargeant par la culasse.

Le Jeu prévu par Moltke est osé. D'après mes calculs, il n'aura pas achevé de concentrer ses troupes avant mardi ou mercredi. D'Aix-la-Chapelle à la frontière, il y a environ vingt milles allemands, soit 4 à 5 grandes marches, pénibles par ces chaleurs. Il sera donc difficile au VIIe corps de se trouver au complet sur la Sarre avant demain. Or, c'est aujourd'hui peut-être déjà la bataille décisive. Quoi qu'il en soit, tout est si strictement combiné que 24 heures de plus ou de moins ont une importance extraordinaire. La véritable bataille se déroulera sans doute sur la Sarre, entre Merzig et Sarrebruck.  [13].

C'est une bonne chose que les Français aient fait la première attaque en territoire allemand. Si les Allemands attaquent l'adversaire après avoir repoussé l'invasion, cela ne fera pas le même effet en France que s'ils pénètrent en France sans avoir été eux-mêmes envahis au préalable. Cela donnera, du côté français, un aspect plus bonapartiste à la guerre.

Le succès final des Allemands ne fait absolument aucun doute pour moi: le plan de Moltke trahit qu'il a la certitude absolue d'entrer en scène avec une supériorité écrasante dès la première bataille. Nous saurons sans doute mardi soir déjà si ses calculs sont justes. Moltke fait trop ses plans, sans tenir compte des interventions de Guillaume.

Plus le philistin allemand se prosternera devant son Guillaume, qui, lui, se confie à Dieu et rampe devant le Très-Haut, plus il sera effronté vis-à-vis de la France. Le vieux vacarme fait autour de l'Alsace et de la Lorraine a déjà repris avec vigueur, et nous trouvons en tête la Gazette d'Augsbourg. Mais les paysans lorrains sauront faire sentir aux Prussiens que les choses ne vont pas aussi simplement.

Pour ce qui est du traité, tu as tout à fait raison. Les gens ne sont pas aussi bêtes que Bismarck se le figure. L'affaire a du bon en ce sens qu'elle fera apparaître au grand jour toute cette salade, et qu'alors c'en est fini des combinaisons entre Bismarck et Bonaparte.

Dans toute l'affaire de la neutralité, y compris le charbon, les Allemands ont un comportement puéril, comme tout au long de leur histoire. De tels problèmes ne se sont jamais encore posés à ce peuple. Qui les aurait jamais soulevés ?

Je te renvoie la lettre des Russes. Un Russe reste un Russe. Quelle affaire: six Russes se chamaillent entre eux, comme si le sort du monde en dépendait. Et l'on n'y trouve toujours pas d'accusations contre Bakounine, mais seulement des pleurnicheries sur les dissensions en Suisse. De toute façon, nos partisans semblent être honnêtes, pour autant qu'un Russe peut l'être; pour ma part, je serais prudent avec eux. Pour l'heure, c'est une bonne chose d'être au courant de tous les ragots: cela ne fait-il pas partie de la diplomatie du prolétariat ?

C'est à cause de la poste que le Volksstaat me parvient très irrégulièrement. Le numéro du 23 portait la date du 19 sur le tampon de la poste: voilà comment ces gaillards trafiquent le courrier. De nombreux numéros n'arrivent pas du tout. Dans ses deux derniers numéros, Wilhelm Liebknecht ne s'est pas montré trop actif dans la bêtise: il s'est retiré derrière le mot d'ordre de la fraternisation des ouvriers allemands et français.

Schorlemmer a deux frères dans la division de Hesse, des sous-officiers en service d'un an.

Je n'ai aucune nouvelle de Smith. Je te remercie bien pour ce que tu as fait. Si je n'ai pas de nouvelles cette semaine, j'écrirai à Smith sur un ton plus rude. Quelle mouche a piqué ce propriétaire d'aller faire une enquête sur moi jusqu'à Manchester ! S'il en avait chargé son banquier, il aurait eu toutes les informations en trois jours. Il doit se prendre pour un homme d'affaires, l'animal !

Meilleures salutations à vous tous. Le genou de Lizzie va un peu mieux.

Ton F. E.

Engels à Marx

Manchester, le 3 août 1870

Cher Maure,

Ci-inclus: W/286.721, Manchester, 20 juin 1869: 20 £; W/277.454, Manchester, 23 janvier 1869: 20 £ et S/11 13.062, Liverpool, 17 mai 1869: 5 £ à titre de souscription de Moore à l'Internationale. Tu recevras la mienne au début de septembre, car je manque plutôt d'argent liquide en ce moment, et j'attends des rentrées d'argent. Je devrai vendre des actions, car j'ai des dépenses à faire. Qu'en penses-tu ? Dois-je attendre encore un peu, ou faut-il m'exécuter ? Je peux encore vendre sans perte.

Je me réjouis de ce que les Français aient attaqué et occupé Sarrebruck (qui n'était tenue que par un bataillon, quatre escadrons et sans doute un peu d'artillerie). D'abord pour des raisons morales. Ensuite, parce que, dans la première bataille, les Allemands se battront en position défensive, et la défensive est fortement renforcée par les fusils se chargeant par la culasse. Comme, selon mes calculs, les Allemands se trouvent en formation stratégique dès hier soir, je pense que la bataille -dont les premiers engagements locaux commencent probablement aujourd'hui - se déclenchera sans doute demain sur la ligne Ottweiler-Neunkirchen-Hombourg: l'armée de Frédéric-Charles et celle du kronprinz tiendront la ligne frontale, et Steinmetz attaquera le flanc (gauche) des Français. Ou l'inverse.

C'est idiot que Greenwood n'ait publié l'article qu'hier soir, alors qu'une série de confirmations était déjà arrivée. En outre, il a bêtement modifié la terminologie employée, révélant qu'il n'avait pas la moindre idée du jargon militaire. Cependant, l'article a déjà produit son effet. Le Times a publié aujourd'hui un éditorial démarquant tout à fait mes deux articles 2 et 3. J'envoie une déclaration à Greewood à ce propos.  [14].

Tu aurais dû recevoir l'argent dès hier, mais ta lettre ne m'est arrivée que par le second courrier, et je ne l'ai eue que vers 4 heures.

Ton affaire avec Blind est assez amusante. Ton Oswald est-il l'un de ceux que j'ai connu en Bade en 1849 ? Il y en avait trois de ce nom.

Il subsiste toujours un certain risque que les Français ne tombent sur les Allemands alors qu'ils sont encore engagés dans les mouvements d'alignement. Si le noble Bonaparte avait livré bataille vendredi, peut-être serait-il encore arrivé jusqu'au Rhin. Mais mardi l'alignement devrait être achevé. La meilleure chance d'offensive lui a échappé par sa propre faute, autrement dit par celle du bas empire, de la gabegie dans l'intendance militaire, qui lui a fait perdre cinq jours et l'a probablement obligé à se présenter aujourd'hui avec une armée qui n'est pas encore tout à fait prête.

Si, contre toute attente, les Allemands devaient perdre cette première bataille, d'ici 4 semaines ils pourraient de nouveau être plus forts qu'aujourd'hui: la ligne du Rhin protège les Allemands d'une défaite complète, mais aucun obstacle ne protège les Français.

Accuse réception dès que tu auras touché l'argent; il arrive que des lettres recommandées se perdent. Meilleures salutations à vous tous.

Ton F. E.

Marx à Engels

Londres, le 3 août 1870

Cher Fred,

À l'instant - 7 heures du soir - le pauvre Oswald m'a quitté; bien que l'heure de la poste soit passée, je te raconte la chose maintenant, car je risque fort d'être empêché de le faire demain.

Celui qui a accompagné Blind est le prof. Goldstucker, un libéral national de toujours. Les choses s'envenimèrent bientôt. L'ex-étudiant Blind alla jusqu'à mentir: le Dr Jacoby serait de son côté (cela dit pour les Français de l'assistance). Lorsque ceux-ci s'en allèrent, il laissa entendre, non pas ouvertement, mais par insinuations, qu'Oswald était « vendu» à Bonaparte.

Cela fit sortir de ses gongs le pauvre Oswald, qui vint me voir. Je devais signer, pour le soutenir. Autrement sa position à Londres se trouverait gravement compromise. Il portait sur lui l'Adresse imprimée (sur épreuves). D'abord, je lui ai répété tout ce que je lui avais déjà dit. Ensuite, je lus le papier -faible et verbeux - qui, par courtoisie vis-à-vis de ses amis français, ne parlait même pas du caractère défensif de la guerre du côté de l'Allemagne (je ne dis même pas: de la Prusse).

Je lui proposai de laisser tomber toute cette affaire, puisque de toute façon son effet ne sera pas « si considérable », puisque la classe ouvrière seule constitue une véritable force active de résistance contre les duperies nationales, ainsi que je le lui avais déjà expliqué en réponse à sa lettre.

Il rétorqua d'abord qu'un certain nombre de Français avaient déjà signé et Louis Blanc a déclaré qu'il voulait y adhérer (par quoi il entendait qu'il n'avait pas participé à la rédaction de l'Adresse). Ensuite, que s'il ne la publiait pas, Blind écrirait à tous les journaux allemands qu'il avait réussi à empêcher la publication de cette adresse de caractère hautement antinational et défaitiste. Bref, il valait mieux la publier.

Le second argument est juste. Je dois avouer que le pauvre garçon me faisait de la peine. Je lui posais donc l'ultimatum suivant:

Je voulais bien adhérer (à la manière de Louis Blanc) à deux conditions:

1. que l'on accompagne ma signature de la remarque suivante: « J'adhère à la présente adresse pour autant que ses grandes lignes coïncident avec celles du manifeste lancé par le Conseil général de l'Association Internationale des travailleurs ».

2. que l'on y insère - même sous une forme modeste et diplomatique - l'affirmation selon laquelle la guerre a un caractère défensif du côté allemand.

Il accepta ces conditions. Demain vers 5 h., il y a une nouvelle réunion chez lui, et j'y assisterai.

Il demanda encore: Est-ce qu'Engels ne signerait pas, avec les mêmes réserves ?

Je lui répondis qu'il s'agissait d'une Adresse londonienne. Je signe sous condition, par pure courtoisie à son égard et tout à fait contre mon esprit critique. Je ne vois absolument pas pourquoi tu te compromettrais de surcroît, parce que Oswald a eu le tort de vouloir mêler à cette affaire l'ex-étudiant Blind. Les choses en sont restées là.

Au reste, dans une lettre toute récente, j'avais signalé à Oswald une autre manœuvre de Blind. En effet, j'avais lu dans Rappel, une correspondance (par exception, intelligente) de Francfort, dans laquelle l'auteur se révèle trop anti-chauviniste pour être un Français. Toutefois, il observe contre les Allemands: la Gazette de Francfort a publié une correspondance de Londres, selon laquelle « les républicains français ont invité tous les républicains allemands connus afin d'élever une protestation commune contre cette guerre napoléonienne, mais que les républicains allemands ont refusé parce que la guerre est défensive du côté allemand. » Il s'agit d'une manœuvre de l'ex-étudiant, qui écrit toujours sur et pour K. Blind et ses exploits.  [15]

L'administration de la Pall Mall m'a envoyé hier un chèque de 2 guinées et demi pour le premier article (de juillet) sur la guerre, en faisant observer que ses correspondants sont toujours payés à la fin du mois. La branche la plus jeune de la famille Marx, consistant en la féroce fille et l'illustre Williams,  [16] a aussitôt déclaré qu' « elle se saisirait de ce premier butin de guerre qui lui revient tout naturellement ». Si tu veux protester, il faut le faire de manière énergique auprès de ces « puissances neutres ». Ci-joint une coupure de la Pall Mall, qui proteste contre les plagiats du Times. Si la guerre dure un certain temps, tu seras reconnu comme la première autorité militaire de Londres.

En dépit de tous ses côtés négatifs, la Pall Mall a deux avantages:

1. C'est le seul journal respectable qui fasse une certaine opposition contre la Russie.

2. Comme journal des gentlemen par excellence, il donne le ton dans tous les clubs, et surtout dans les clubs militaires.

3. C'est la seule feuille non vénale de Londres.

À propos: achète le dernier London Illustrated News, simplement pour le portrait du filou Brunnow: sa face incarne la diplomatie russe.

Soit dit en passant : Disraëli en vient à invoquer la ridicule garantie de la Saxe prussienne au bénéfice de la Prusse en vertu de l'alliance anglo-russe (il oublie seulement que l'autonomie de la Pologne était la condition de cette garantie de la part de l'Angleterre). Ce n'est toutefois qu'un ballon d'essai. Mais, effectivement, c'est aussi le plan de Gladstone: l'alliance anglo-russe. Les membres anglais de l'Internationale doivent intervenir énergiquement sur ce point. J'enverrai à ce sujet une lettre au Conseil pour la réunion de mardi prochain.

Salut.

Ton K. M.

Engels à Marx

Manchester, le 5 août 1870

Cher Maure,

En toute hâte. La provision est honnêtement méritée.

Que dis-tu de nos soldats, qui s'emparent à la baïonnette d'une position fortifiée contre mitrailleuses et fusils à chargement par la culasse. Des braves ! Je te parie que demain Bonaparte fabriquera une victoire pour faire oublier l'événement.

Si cela peut t'arranger et si le temps le permet encore, tu peux mettre mon nom sous l'Adresse d'Oswald, avec les mêmes réserves.

Greenwood m'écrit aujourd'hui très courtoisement. Je peux lui envoyer autant d'articles que je veux. C'est ce qui lui arrivera.

Meilleures salutations.

Ton F. E.

Demain ou dimanche, c'est la bataille principale; maintenant tout près de la frontière de Lorraine, probablement.  [17]

Marx à Engels

Londres, le 8 août 1870

Cher Fred,

Ayant été retenu par les affaires de l'Internationale, je ne partirai que demain, mais non pour Brighton mais Ramsgate, car, selon des informations que je viens de recevoir, il fait trop chaud dans la première de ces deux villes, sans parler de ce qu'Arnold Winkelried Ruge hante les lieux.

L'Empire, c'est-à-dire l'Empire allemand, est réalisé. D'une façon ou d'une autre, ni par la voie que nous avions voulue, ni de la manière que nous avions imaginée. Il semble que les manigances du second Empire aient abouti finalement à réaliser les buts « nationaux » de 1848, en Hongrie, Italie et Allemagne ! [18]. J'imagine que ce mouvement ne trouvera son terme qu'au moment où un conflit éclatera entre les Prussiens et les Russes[19]. Les journaux du parti moscovite (j'en ai vu divers exemplaires chez Borkheim) s'en sont pris au gouvernement russe pour son attitude amicale à l'égard de la Prusse avec la même violence qu'en 1866 la presse française a attaqué Bonaparte, dans le sens de Thiers, à cause de son flirt avec la Prusse. Seuls le tsar Alexandre II, le parti germano-russe et l'officiel journal de Saint-Pétersbourg sonnèrent la charge contre la France, mais ils ne s'attendaient pas à un succès germano-prussien aussi décisif. Comme Bonaparte en 1866, ils croyaient que les puissances belligérantes s'affaibliraient mutuellement au cours d'une longue lutte, de sorte que la sainte Russie pourrait intervenir souverainement, comme arbitre suprême.

Mais voilà ! Si Alexandre ne souhaite pas être empoisonné, il doit faire quelque chose pour calmer le parti national. Le prestige de la Russie est manifestement plus « atteint » par un Empire germano-prussien, que le prestige du second Empire ne le fut par la Confédération de l'Allemagne du Nord.  [20]

La Russie manigancera donc avec la Prusse pour obtenir des concessions du côté turc, exactement comme Bonaparte l'a fait, de 1866 à 1870, et tous ces marchandages finiront par une guerre entre les trafiqueurs, malgré la religion russe des Hohenzollern. L'Allemand moyen - si bête soit-il et si gonflé soit-il par le sentiment national tout récent - ne pourra pas facilement se laisser pressurer au service de la Russie, dès lors qu'il ne subsiste plus la moindre raison, voire le moindre prétexte pour le faire, et ce d'autant qu'on ne peut plus désormais lui faire accroire qu'il doit tolérer n'importe quoi pour obtenir l'unité allemande. Qui vivra verra ! Si notre beau Guillaume vit encore quelque temps, nous pouvons nous attendre à ce qu'il fasse sa proclamation aux Polonais.  [21]. Comme le dit le vieux Carlyle, lorsque Dieu veut faire quelque chose de particulièrement grand, il choisit toujours les hommes les plus bêtes.

Mais, c'est la situation de la France elle-même qui me donne les plus vives inquiétudes en ce moment. La prochaine grande bataille ne pourra pas ne pas s'achever autrement que par une défaite française. Et alors ? Si l'armée battue se retire sur Paris sous la direction de Bonaparte, ce sera la paix la plus humiliante pour la France, et peut-être la restauration des Orléans. Si une révolution éclatait à Paris, on peut se demander si elle aurait les moyens et les chefs pour opposer une résistance sérieuse aux Prussiens ? On ne peut se dissimuler que les vingt années de farce bonapartiste ont créé une démoralisation profonde. On peut difficilement compter sur le seul héroïsme révolutionnaire. Qu'en penses-tu ?

Je ne comprends rien à l'aspect militaire, mais il me semble que rarement une campagne ait été menée avec autant de laisser-aller, de gabegie et de médiocrité que celle de Badinguet. En outre, quel beau spectacle que l'inauguration mélodramatique de la Porte Saint-Martin du bas Empire, le père se tenant avec son fils derrière un canon; quelle infamie, si l'on relie cette « oeuvre sublime » au bombardement de Sarrebruck ! C'est tout à fait caractéristique.

Au conseil de guerre improvisé à Metz, Mac-Mahon insista pour que l'on mène des opérations rapides, mais Lebœuf fut d'un avis contraire.

À propos: une lettre de Vienne (du cousin d'Eccarius, âgé de 72 ans), nous apprend que Bismarck s'est rendu en cachette dans cette ville.

Tout à fait dans le même esprit de bas Empire, cette guerre, son intendance et sa diplomatie s'effectuent suivant la formule: s'escroquer et se mentir mutuellement, si bien qu'en France tout le monde - du ministre au citoyen, du maréchal au simple soldat, de l'Empereur à son cireur de bottes - est profondément consterné sitôt que le feu du canon lui apprend le véritable état de choses.

Mr John Stuart Mill a fait de grands éloges de notre Adresse. En général, elle a eu un grand effet à Londres. Entre autres, dans une lettre, la philistine Société de la Paix de Cobden a offert de la diffuser.

À propos de l'Adresse d'Oswald, je me suis prévalu de ton autorisation; en fait, il me déplaisait d'y figurer sans « toi ». Naturellement, tirée ainsi en longueur, l'Adresse devient encore plus bête. Mais, cela nous est égal, puisque nous n'y souscrivons que pour les idées générales, etc. et que dans la mesure où, etc. Malgré le ridicule, il n'est pas possible de nous retirer maintenant, car Louis Blanc et Cie croirait que nous le faisons à cause des victoires prussiennes.

À propos: il y a huit jours, le vieux Ruge a écrit à Oswald qu'il ne pouvait pas signer. Pourquoi ? Parce qu' « il est persuadé que les Prussiens proclameront la République française à Paris ».  [22]. On reconnaît, dans toute sa splendeur, ce vieil animal toujours aussi constructif que confus.

Ci-inclus quelque chose du prophète Urquhart.

Salut.

Ton K. M.

Engels à Marx

Manchester, le 10 août 1870

Cher Maure,

C'est aujourd'hui le 10 août. Les Parisiens l'auraient-il oublié ?  [23]. D'après la Pall Mall de ce soir, il semblerait que non. Le bas Empire semble partir comme en un pet. Badinguet abdique la direction de l'armée et doit la confier à Bazaine ( ! ! ), qui, n'ayant pas encore été battu, est son meilleur homme. Mais, cela signifie pratiquement qu'il abdique tout. La révolution en sera rendue très facile à ceux qui la feront: tout se désagrège tout seul, comme on pouvait s'y attendre. Les quelques jours qui viennent en décideront sûrement.

Je crois que les Orléanistes - sans l'armée - ne sont pas assez forts pour tenter tout de suite une restauration. Étant maintenant l'unique dynastie possible, ils préféreront sans doute un interrègne républicain. Dans ce cas, n'est-ce pas l'ex-Marseillaise qui viendrait au pouvoir ?

Je crois que, face à une République, les Prussiens acquiesceraient à une paix relativement honorable. Ils n'ont pas intérêt à susciter un nouveau 1793-1794. Tout le discours du trône de Guillaume laissait entendre qu'on spécule sur une révolution et qu'on ne veut pas pousser les choses à l'extrême. En revanche, une rage nationale s'est emparée de l'Allemagne, et tout le monde réclame à cor et à cri l'Alsace et la Lorraine. Toutefois, on ne peut compter sur Guillaume. Mais, pour le moment, je crois encore qu'ils se contenteront de moins. La France y perdra sans doute un peu de son territoire. Pour que se reproduise l'élan de 1793, et de manière efficace, il faudrait les ennemis de 1793 et aussi, comme tu le dis justement, des Français un peu différents de ceux qui sortent du bas Empire.

Je pense, du reste, que les Prussiens ont déjà commencé des tractations avec les Orléans.

Il me semble que la visite de Bismarck à Vienne n'est qu'une rumeur de la Bourse. Vienne est très forte en la matière.

Ce que tu dis des Russes est tout à fait mon avis. Et il ne faudra pas beaucoup de temps pour y arriver. Je suis convaincu que, pour cette raison, Bismarck voudra se ménager d'emblée les Français.  [24]

Sur la stratégie de Badinguet, j'ai fait hier un éditorial, et ce soir un article dans la Pall Mall. Depuis j'ai découvert qu'il a fait de nouvelles bêtises. Le 7e corps de Félix Douay n'a été déplacé que très lentement de Belfort à Altkirch, le 1er août. Or, comme la ligne de Strasbourg-Nancy a été occupée par les Allemands près de Saverne, il devra passer par Vesoul et Chaumont pour rejoindre Metz ou Châlons. On n'a jamais vu de gâchis pareil. Excellent que ce soient justement les Allemands qui démasquent d'un coup toute cette imposture !

Les lettres du capitaine Jeannerod que le Temps publie depuis dimanche, montrent quelle est l'idée que l'armée française s'est faite de son adversaire. Ce brave capitaine a été fait prisonnier à Sarrebruck et a vu le 8e corps (rhénan). Son étonnement prête à rire. La seule vue du camp prussien lui a fait une impression énorme: «Une belle et bonne armée, une nation fortement organisée pour la guerre », c'est ce qui ressort de tout ce que l'on voit, et jusqu'au sous-officier prussien, dont « la valeur morale est malheureusement digne d'être enviée par nous » (Fr.). Et c'est l'un des plus intelligents, qui sait bien parler l'allemand. En outre, il reconnaît que les Prussiens tirent bien mieux au fusil que les Français.

Les Allemands ont maintenant 1/4 de million de soldats sous les armes, si bien que même 100 000 - 200 000 Italiens (= à la moitié des Français) ne représentent qu'une faible différence.. L'Autriche, si elle bouge, risque une révolution à Vienne. La Russie se tiendra probablement tranquille jusqu'à la conclusion de la paix ou l'instauration d'un gouvernement révolutionnaire à Paris, puisque ce sont là des faits qui ne se prêtent pas à ses intrigues. Tout le monde se garde bien d'exciter la rage dans laquelle se trouve actuellement le Michel allemand. Mais, tu vois combien j'avais raison de voir dans cette organisation militaire prussienne une force tout à fait gigantesque qui, en cas d'une guerre nationale comme l'actuelle, est absolument invincible.

Officiellement, on parle désormais de la 1re, 2e, 3e armée allemande.

Je vais retourner à l'institut Schiller pour prendre connaissance des derniers télégrammes. Meilleures salutations à vous tous.

Ton F. E.

Marx à Engels

Ramsgate, le 15 août 1870

Cher Fred,

Tu liras dans le Daily News - et reproduit dans la Pall Mall d'aujourd'hui - qu'un éminent écrivain vient de lancer un pamphlet anglais en faveur de l'annexion de l'Alsace à l'Allemagne.

L'éminent homme de lettres qui a réussi à insérer lui-même cette nouvelle dans le Daily News, n'est naturellement personne d'autre que l'ex-étudiant Karl Blind. Cette misérable fripouille peut faire beaucoup de mal en ce moment avec ses intrigues dans la presse anglaise.

Comme tu as maintenant des rapports avec la Pall Mall, il faut que tu prennes note de cet animal afin de l'étriller sérieusement, sitôt qu'il lancera son pamphlet.

Soit dit entre nous, les Prussiens pourraient faire un grand coup diplomatique, sans réclamer pour eux le moindre pouce de territoire français, s'ils demandaient que la Savoie et Nice soient restituées à l'Italie et que la bande de territoire neutralisée par les accords de 1815 soit rendue à la Suisse.  [25]. Personne n'aurait rien à y objecter. Mais ce n'est pas à nous de donner des conseils pour des échanges de territoires.

Toute la famille s'amuse royalement ici. Tussy et la petite Jenny ne veulent pas quitter la mer et se font de belles réserves de force et de santé. En revanche, je reste plus ou moins immobilisé à cause de rhumatismes et d'insomnies.

Salut.

Ton K. M.

Engels à Marx

Manchester, le 15 août 1870

Cher Maure,

Après avoir souffert durant trois jours de violents maux de ventre, avec des poussées de fièvre, je vois que même une lente amélioration ne me procure pas beaucoup de plaisir à m'étendre sur la politique de Liebknecht. Comme il te faut tout de même cette salade, la voici.  [26]

J'ignore dans quelle mesure le très faible Bracke s'est laissé entraîner par l'enthousiasme national et comme en 15 jours j'ai reçu tout au plus un numéro du Volksstaat, je ne suis pas en mesure de juger le Comité sur ce point, sauf à partir de la lettre de Bonhorst à Wilhelm [Liebknecht], qui est plutôt réservée, mais révèle des incertitudes théoriques. Par contraste, l'assurance bornée et l'invocation pédante des principes de la part de Liebknecht font, bien sûr, meilleur effet, comme nous le savons tous.

Il me semble que les choses se présentent comme suit: l'Allemagne a été entraînée par Badinguet dans une guerre pour son existence nationale. Si elle succombait, le bonapartisme serait consolidé pour longtemps, et l'Allemagne serait fichue pour des années, voire des générations. Il ne pourrait plus être question d'un mouvement ouvrier indépendant en Allemagne, la revendication de l'existence nationale absorbant toutes les énergies. Les ouvriers allemands seraient pris en remorque, dans le meilleur des cas, par les ouvriers français.

Si l'Allemagne triomphait, le bonapartisme français serait fichu en toute occurrence; les sempiternelles chamailleries autour de la réalisation de l'unité allemande étant enfin écartées, les ouvriers allemands pourraient s'organiser à l'échelle nationale, ce qu'ils ne pouvaient faire jusqu'ici, et les ouvriers français - quel que soit le gouvernement issu de ce bouleversement - auraient certainement les coudées plus franches que sous le bonapartisme. Toute la masse du peuple allemand et toutes les classes ont reconnu qu'il y allait avant tout de l'existence nationale, et elles ont aussitôt réagi. Il me semble que, dans ces conditions, il ne soit pas possible qu'un parti politique allemand prêche l'obstruction totale, en plaçant toutes sortes de considérations secondaires au-dessus de l'essentiel, comme le fait Wilhelm [Liebknecht].

Il y a, en outre, le fait que Badinguet n'eût pu mener cette guerre sans le chauvinisme des masses de la population française, des bourgeois et petits-bourgeois, aussi bien que des paysans et du prolétariat impérial du bâtiment, issu de paysans chargés dans les villes de réaliser les plans à la Haussmann. Tant que ce chauvinisme n'en prend pas un bon coup, il n'est pas de paix possible entre l'Allemagne et la France. On aurait pu s'attendre à ce qu'une révolution prolétarienne se charge de cette oeuvre, mais depuis qu'il y a la guerre, il ne reste plus aux Allemands qu'à s'en charger eux-mêmes dès à présent.

Venons-en maintenant aux considérations secondaires: si cette guerre est dirigée par Lehmann, Bismarck et Cie, et sert, pour le moment du moins, leur gloire; s'ils parviennent à la gagner, nous le devons à cette lamentable bourgeoisie allemande. Certes, c'est écœurant, mais il n'y a rien à y changer. Dans ces conditions, il serait absurde, pour cette seule raison, de faire de l'anti-bismarckisme le principe directeur unique de notre politique.

Tout d'abord, jusqu'ici - et notamment en 1866 - Bismarck n'a-t-il pas accompli une partie de notre travail, à sa façon et sans le vouloir certes, mais en l'accomplissant tout de même. Il nous procure une place plus nette qu'auparavant. Et puis, nous ne sommes plus en l'an 1815. Les Allemands du Sud ne manqueront pas, à présent, d'entrer au Reichstag, ce qui créera un contrepoids au prussianisme. En outre, il y a des devoirs nationaux qui lui incombent et - comme tu l'as déjà écrit - empêchent d'emblée une alliance avec la Russie. Bref, il est absurde de vouloir, comme Liebknecht, que l'histoire tout entière fasse marche arrière jusque 1866, parce qu'elle lui déplaît. Ne connaissons-nous pas les citoyens modèles que sont les Allemands du Sud. Tout cela est absurde.

J'estime que nos gens peuvent:

  1. se joindre au mouvement national dans la mesure où il se limite à la défense de l'Allemagne et tant qu'il s'y tient (ce qui n'exclut pas, au demeurant, l'offensive jusqu'à la paix).  [27]. Dans sa lettre, Kugelmann a montré combien ce mouvement national est puissant.
  2. souligner la différence entre les intérêts nationaux de l'Allemagne et les intérêts dynastiques et prussiens.
  3. s'opposer à toute annexion de l'Alsace-Lorraine (Bismarck laisse percer maintenant son intention de la rattacher au pays de Bade et à la Bavière).
  4. agir en faveur d'une paix honorable, dès l'instauration à Paris d'un gouvernement républicain, non chauvin.
  5. mettre sans cesse en évidence l'unité d'intérêts des ouvriers allemands et français, qui n'ont pas approuvé la guerre, et ne se font pas la guerre.
  6. la Russie, comme il en est question dans l'Adresse internationale  [28]. Wilhelm [Liebknecht] est amusant lorsqu'il déclare que la véritable position, c'est de rester neutre, parce que Bismarck a été dans le temps le compère de Badinguet. Si telle était l'opinion générale en Allemagne, nous en serions de nouveau à la Confédération rhénane,  [29] et notre noble Wilhelm serait étonné de voir quel rôle il pourrait y jouer, et ce qui resterait du mouvement ouvrier. L'idéal pour faire la révolution sociale, ce serait alors un peuple qui ne reçoit que des coups de pied et des coups de bâton et se trouve coincé dans la série de ces petits États chers à Wilhelm !

As-tu remarqué comment le misérable cherche à me dénoncer pour quelque chose qui est paru dans la Gazette d'Elberfeld !  [30]. Pauvre bête !

La débâcle en France semble terrible. Tout se décompose, s'achète et se vend. De mauvaise fabrication, les chassepots lâchent dans la bataille; comme il n'y en a plus, il faut aller chercher les vieux fusils à silex. Malgré tout, un gouvernement révolutionnaire - s'il vient rapidement - n'a pas à désespérer. Mais, il devra abandonner Paris à son sort et continuer la guerre dans le Sud. Il sera toujours possible alors de tenir assez longtemps pour acheter des armes et organiser des armées nouvelles, grâce à quoi l'ennemi sera progressivement repoussé jusqu'aux frontières. Ce serait en réalité la meilleure issue de la guerre, les deux pays se prouvant mutuellement leur invincibilité. Mais, si cela ne se produit pas bientôt, la comédie sera finie. Les opérations de Moltke sont tout à fait exemplaires; il semble que le vieux Guillaume lui laisse les mains libres pour tout, et les quatrièmes bataillons viennent déjà grossir l'armée, alors que les français n'existent pas encore.

Si Badinguet n'a pas déjà évacué Metz, cela pourrait mal tourner pour lui.

Les bains de mer sont excellents pour les rhumatismes. Mais Gumpert - qui est en Galles pour un mois - soutient que l'air marin est un remède particulièrement efficace. J'espère que tu seras bientôt libéré de cette maladie vraiment infâme. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas le feu et le plus important pour toi c'est de rétablir ta santé.

Meilleures salutations.

Ton F. E.

P.-S. - Au reste, tu as sans doute remarqué que ce misérable Wilhelm Liebknecht intrigue continuellement avec les particularistes réactionnaires (Wulster, Obermuller, etc.) et compromet le parti.

Liebknecht a manifestement compté sur une victoire de Bonaparte, simplement pour que Bismarck casse la pipe. Tu te souviens qu'il le menaçait toujours avec les Français. Tu es, toi aussi, évidemment du côté de Wilhelm !

Marx à Engels

Ramsgate, le 17 août 1870

Cher Fred,

Mes meilleurs remerciements (idem de Mme Marx, pour ta lettre) pour le mal que tu t'es donné, dans des conditions aussi graves. Ta lettre concorde pleinement avec le projet de réponse que j'ai préparé. Mais je ne voulais pas agir sans t'avoir préalablement consulté, dans une affaire aussi importante, car il ne s'agit pas de Liebknecht, mais d'instructions à donner sur l'attitude des ouvriers allemands.

Wilhelm déduit qu'il est d'accord avec moi:

  1. en raison de l'Adresse de l'Internationale, qu'il a naturellement traduite au préalable en langage wilhelmien;
  2. 2. du fait que j'ai approuvé la déclaration de Bebel et la sienne au Reichstag  [31]. C'était le « moment » d'enfourcher les principes et de faire véritablement preuve de courage; mais, il ne s'ensuit pas que ce moment continue de durer et, moins encore, que la position du prolétariat allemand, dans une guerre qui est devenue nationale, se résume en les antipathies que Wilhelm éprouve à l'égard de la Prusse. C'est tout à fait comme si nous eussions voulu annuler la relative indépendance obtenue par l'Italie à la suite de la guerre [de 1859], parce qu'au moment voulu nous avons élevé notre voix pour protester contre la libération « bonapartiste » de l'Italie.

Les visées sur l'Alsace-Lorraine semblent prédominer dans deux milieux: dans la camarilla prussienne et chez les patriotiques buveurs de bière d'Allemagne méridionale. Ce serait le plus grand malheur qui puisse frapper l'Europe, et tout particulièrement l'Allemagne. Tu as sans doute vu que la plupart des journaux russes parlent déjà de la nécessité d'une intervention diplomatique européenne, afin de préserver l'équilibre en Europe.

Kugelmann confond une guerre défensive avec des opérations militaires défensives. Ainsi donc, si un individu m'attaque dans la rue, j'ai juste le droit de parer ses coups, et non de le terrasser, parce que je me transformerais alors en agresseur ! Le manque de dialectique se lit dans chaque mot que prononcent ces gens.  [32].

C'est la quatrième nuit consécutive que je ne dors pas à cause de mes rhumatismes, et je passe tout ce temps à m'exalter et à broder sur Paris, etc. Je me ferai préparer ce soir le soporifique prescrit par Gumpert.

Le second Empire est donc mort comme il est né, dans la parodie. C'est bien ce que j'avais prévu avec mon Bonaparte.  [33]. Peut-on s'imaginer de parodie plus belle de la campagne napoléonienne de 1814 ? Je crois que nous avons été les seuls à ne pas nous laisser impressionner et fourvoyer par les succès momentanés et à considérer, dès le début, Boustrapa dans toute sa médiocrité, comme un simple illusionniste.

À propos: la Société bourgeoise de la Paix a envoyé 20 £ au Conseil général de l'A.I.T. pour la publication du Manifeste en français et en allemand.  [34]

Salut.

Ton K. M.

Engels à Marx

Manchester, le 20 août 1870

Cher Maure,

J'espère que tes rhumatismes sont en voie de guérison. Le chloral te fera sans doute du bien; dans le cas contraire, consulte un médecin, qui te prescrira quelque chose pour dormir. Gumpert est au pays de Galles, tu ne peux donc le consulter.

J'ai écrit aujourd'hui sur un ton énergique à Smith pour la maison. Je ne veux pas être lanterné plus longtemps par cet aristocrate chasseur de perdrix: je devrais être installé depuis un mois. Il y a eu cinq semaines hier que j'ai convenu de l'affaire avec Smith, et j'attends toujours sa réponse !

Je crois que l'annexion des Franco-Germaniques est maintenant décidée. On aurait encore pu faire quelque chose, si un gouvernement révolutionnaire s'était formé la semaine dernière. Il arrive trop tard maintenant, et ne peut que se rendre ridicule, en parodiant la Convention.  [35]. Je suis convaincu que Bismarck aurait conclu une paix sans cession de territoire avec un gouvernement révolutionnaire, s'il s'était formé en temps voulu. Mais, la France s'étant comportée comme elle l'a fait, il n'a aucune raison pour résister aux pressions de l'extérieur et à sa propre vanité vis-à-vis de l'intérieur. C'est un grand malheur, mais je ne crois pas qu'on puisse l'éviter. Si l'Allemagne formait un État comme la France, elle serait plus facilement excusable. Mais, comme les conquêtes devront être partagées entre les trois pays-frontières, la chose devient ridicule. Et le ridicule atteint son comble dès lors que les Allemands veulent s'annexer à l'Ouest une Vénétie de langue allemande. Je vais essayer de me procurer le gros pamphlet de ce lourdaud de Blind; mais je crains d'arriver trop tard.

Que dis-tu de Mack-Bazaine ? Mack-Mahon était déjà un médiocre, mais voici venir Mack (d'Ulm) tout court. Ce serait vraiment trop idiot que 120 000 Français soient obligés de rendre les armes; or, c'est ce qui se produira sans doute.  [36]. Cette vieille bourrique de Guillaume qui, sur ses vieux jours, voudrait déflorer Metz la pucelle ! Mais, il n'y a jamais eu une dégringolade comme celle du second Empire. Je suis curieux de savoir si les Parisiens ne vont pas enfin réagir une bonne fois, lorsqu'ils auront appris la vérité sur ce qui s'est passé durant cette dernière semaine.  [37]. Certes, cela ne servira plus à grand-chose. Les démolitions gigantesques, entreprises tout autour de Paris, afin de permettre sa défense, je ne peux pas croire qu'elles aient été bien exécutées. La population y a presque triplé depuis 1840, et avec cela les problèmes d'approvisionnement. Enfin tout le trafic marchand dépend maintenant si étroitement des chemins de fer qu'après la destruction de quelques ponts sur chacune des lignes ferroviaires, il sera pratiquement impossible d'amener des wagons de vivres à la ville, même si le blocus n'est pas total.

Les pertes de ces dernières semaines ont dû être gigantesques. Durant toute la guerre, les Allemands ont attaqué à la baïonnette avec une grande énergie, et maintenant ils lancent la cavalerie contre une infanterie ébranlée: avec de telles méthodes, les hommes doivent tomber comme des mouches. Le beau Guillaume ne souffle mot de tout cela. Mais, ce qui est sûr, c'est que homme contre homme, bataillon contre bataillon, les Allemands se sont montrés supérieurs aux Français. D'abord, ce fut près de Spickeren où 27 bataillons se sont opposés à 42 bataillons français (au moins), qui tenaient une position quasi imprenable. Après la bataille de jeudi  [38] la démoralisation ne sera plus à contenir dans le camp français.  [39]

Kugelmann sera-t-il à Karlsbad ? Je ne sais où lui envoyer le portrait.

Meilleures salutations de Lizzie et de moi-même à vous tous. J'espère que tu m'enverras bientôt des nouvelles de tes rhumatismes.

Ton F. E.

Freiligrath se met à crier « Hourrah Germania ! »  [40]. Même « Dieu » et les « Gaulois » ne manquent pas dans le chant qu'il a pété à grand-peine. Je préférerais être un petit chat, et miauler, plutôt que d'être un semblable rimailleur vénal.

Marx à Engels

Londres, le 2 septembre 1870

Cher Fred,

Nous sommes revenus ici avant-hier soir. J'irai aujourd'hui même chez le Dr Madison.

Hier soir, j'ai reçu le billet et le chèque ci-inclus de la Pall Mall Gazette. Dois-je endosser ce dernier et l'expédier à Manchester, ou l'encaisser et t'envoyer l'argent ?

Après la brillante confirmation de ton premier article sur Mac-Mahon, il est temps maintenant que tu commences ton prochain article, en résumant tes Notes sur la guerre. Tu sais que les Anglais ont besoin qu'on leur mette le nez sur les faits essentiels et qu'une modestie et sobriété excessives ne sont pas de mise avec le fort en gueule John Bull. Les dames de la famille enragent de voir ton article pillé par tous les journaux londoniens sans qu'ils ne le citent jamais.

À mon avis, toute la défensive de Paris n'est qu'une farce policière pour obtenir que les Parisiens se tiennent tranquilles jusqu'à ce que les Prussiens soient aux portes et pour préserver l'Ordre, c'est-à-dire la dynastie et ses mamelucks.

Le spectacle piteux qu'offre Paris en ce moment - ou plus exactement: durant toute la guerre -montre combien il fallait une leçon tragique pour sauver la France.

C'est bien une déclaration typiquement prussienne que d'interdire à quiconque de défendre sa propre « patrie », s'il n'est pas en uniforme ! Les Prussiens devraient savoir de leur propre histoire qu'on ne peut obtenir de garantie « éternelle » vis-à-vis de l'adversaire vaincu, en démembrant son territoire, etc. Or, même après la perte de la Lorraine et de l'Alsace, la France sera encore loin d'être aussi abattue que ne l'était la Prusse après le traitement de cheval de Tilsit. Et quel en a été le résultat pour Napoléon 1er ? Cela n'a fait que remettre la Prusse sur pied.

Je ne pense pas que la Russie intervienne activement dans cette guerre même. Elle n'y est pas préparée. Mais c'est un coup de maître diplomatique que de s'annoncer dès maintenant comme le sauveur de la France.  [41]

Dans mon ample réponse au Comité de Brunswick,  [42], j'ai éliminé une fois pour toutes l'odieuse identification entre nous et Wilhelm [Liebknecht] dont ce dernier abuse dès que cela sert ses intérêts. C'est très bien que son initiative m'ait fourni l'occasion de m'expliquer une bonne fois officiellement sur ce malentendu qu'il entretient intentionnellement et de mauvaise foi.

Mais, que dis-tu du poète des familles Freiligrath ? De véritables catastrophes historiques comme l'actuelle lui servent simplement à chanter sa propre marmaille.  [43]. À cette occasion, l'infirmier volontaire est transformé pour les Anglais en chirurgien.

La correspondance de l'ex-séminariste souabe Strauss et l'ex-élève des jésuites Renan est un épisode comique.  [44] Un curé reste un curé. Le cours historique de M. Strauss semble avoir ses racines chez Kohlrausch ou un semblable manuel scolaire.

Addio !

Ton K. M.

En ce qui concerne le bombardement de Sarrebruck, il semble que les Prussiens aient grossièrement menti.

À Paris, une farce dépasse l'autre. Mais la plus belle, c'est celle des soldats sortant par une porte et entrant par une autre.

Ci-inclus une lettre de Laura. Ces imbéciles hésitent, de manière impardonnable, à se retirer à Bordeaux.

Engels à Marx

Manchester, le 4 septembre 1870

Que m'importe ma femme, que m'importe mon fils,
Moi, mon idéal va bien plus haut.
Qu'ils aillent mendier, s'ils ont faim !
Mon Empereur, mon Empereur est prisonnier !  [45]

L'histoire universelle est bien la plus grande poétesse, puisqu'elle a réussi à parodier Heine lui-même: Mon Empereur, mon Empereur est fait prisonnier ! Et c'est un comble: par ces « porcs de Prussiens » ! Le pauvre Guillaume 1er assiste à tout cela et assure pour la centième fois qu'il n'est vraiment pour rien dans tout ce qui arrive et que c'est simplement la volonté divine. Guillaume a l'air d'un gamin d'école, à qui on demanderait: qui a créé le monde ? « - C'est moi, monsieur l'instituteur, qui l'ai fait, mais en vérité je ne le referai plus ! »

Et voici venir ce misérable Jules Favre qui propose que Palikao, Trochu et autres Arcadiens  [46] forment le gouvernement. On n'a jamais encore vu une bande de minables pareils. Il faut tout de même s'attendre à ce qu'il se passe quelque chose, lorsque les nouvelles arriveront à Paris. Je ne peux pas m'imaginer que la douche glacée de nouvelles, qui doivent être connues aujourd'hui ou demain, ne provoquera pas une quelconque réaction. Peut-être un gouvernement de gauche qui, après quelques opérations de résistance, fera la paix.

La guerre est finie. Il n'y a plus d'armée en France. Sitôt que Bazaine aura capitulé, ce qui arrivera probablement cette semaine,  [47] une moitié de l'armée allemande avancera jusqu'aux portes de Paris, et l'autre passera la Loire et nettoiera le pays de tous les centres armés.

En ce qui concerne mes articles, tu auras vu que j'ai fait le nécessaire dans celui d'avant-hier. Cependant, mon pire ennemi dans la presse anglaise, c'est Mr Greenwood lui-même. Cet imbécile me rature régulièrement tous les petits coups que je porte à ses concurrents qui me plagient; qui plus est, dans sa revue de la presse, il rassemble des articles copiés du mien de la veille avec une parfaite bonhomie et sans ironiser le moins du monde sur le plagiat. Ce gaillard ne veut pas renoncer au plaisir personnel d'avoir sa propre opinion militaire, ce qui est pure imbécillité.

De même que c'est un point d'honneur pour tout philistin de savoir monter à cheval, de même c'en est un d'entendre quelque chose à la stratégie. Mais ce n'est pas tout. Il y a quelques jours -simplement pour remplir toute la colonne - il a glissé dans mon article quelques passages absolument idiots sur le siège de Strasbourg. À la première occasion, j'écrirai un article sur ce sujet, et je dirai exactement le contraire.  [48]. Mais que veux-tu ? En temps de paix, le journalisme n'est rien d'autre qu'une continuelle exposition de choses que l'on n'a pas apprises, et c'est pourquoi je n'ai pas le droit, en fait, de me lamenter.

Encaisse le chèque, et garde l'argent. Une moitié te revient de droit, et l'autre est une avance sur la prochaine échéance pour laquelle je t'enverrai donc encore 70 £.  [49].

Abstraction faite du facteur typiquement teuton, la filouterie alsacienne est principalement de nature stratégique: s'assurer comme champ avancé la ligne des Vosges et la Lorraine germanique. (Frontière linguistique: si, du Donon ou de Schirmeck dans les Vosges, tu tires une ligne droite d'une heure à l'Est de Longwy, où se rencontrent les frontières de la France, du Luxembourg et de la Belgique, cela colle pour ainsi dire exactement; du Donon à la frontière suisse, le long des Vosges.) En fait, les Vosges du Donon, au Nord, ne sont pas aussi hautes et escarpées que les Vosges au Sud. Mais, il n'y a que les ânes du Staatsanzeiger et les Brass et Cie qui soient assez stupides pour croire que la France sera matée, si on lui enlève cette mince bande de territoire peuplée d'environ 1 million 1/4 d'habitants. Les criailleries des philistins qui réclament des « garanties » sont toujours absurdes, mais il se trouve qu'elles arrangent les petites affaires de la camarilla et de la cour.

Je n'ai pas encore lu le poème de l'infirmier. Ça doit être beau. À de rares exceptions près, les infirmiers sont les plus grands lambins et traînards qui soient; ils ne sont jamais à leur poste, lorsqu'on a besoin d'eux, mais ils mangent et boivent comme quatre et la ramènent au point qu'ils sont repérés dans toute l'armée.

À Sarrebruck, les Français ont causé autant de dommages qu'ils ont pu. Naturellement, le bombardement n'a duré que quelques heures, et non jour et nuit durant des semaines comme à Strasbourg.

Je te renvoie ci-inclus la très intéressante lettre de Cacadou. À moins d'un événement extraordinaire, la défense de Paris sera un épisode comique. On comprend mieux le régime de la terreur grâce à ces éternelles petites paniques, qui sont toutes dues à la peur du moment où l'on doit enfin apprendre la vérité. Nous, nous entendons par ce terme le règne de gens qui inspirent la terreur; pour les autres, en revanche, c'est le règne de gens qui sont eux-mêmes terrorisés. Il s'agit alors de cruautés en grande partie inutiles, commises par des gens qui ont peur et ont besoin de se rassurer. Je suis convaincu que les fautes du régime de terreur de l'année 1793 retombent presque exclusivement sur le bourgeois follement apeuré et jouant au patriote, sur le petit-bourgeois philistin qui fait dans ses culottes de peur, et sur la racaille du sous-prolétariat, qui faisait ses petites combines grâce à la terreur. Dans la petite terreur actuelle, il s'agit précisément de nouveau de ces classes  [50].

Meilleures salutations de nous tous - y compris Jollymeyer et Moore - à vous tous.

Ton F. E.

Marx à Engels

Londres, le 6 septembre 1870

Cher Fred,

À peine m'étais-je « installé » pour t'écrire que Serraillier arrive et m'annonce qu'il quittera Londres demain pour se rendre à Paris, mais qu'il n'y restera que quelques jours. Objectif principal: arranger les affaires avec l'Internationale de là-bas (Conseil fédéral de Paris). C'est d'autant plus nécessaire que toutes la branche française s'en va à Paris pour y commettre des bêtises au nom de l'Internationale. « Ils » veulent renverser le gouvernement provisoire, établir la commune de Paris, nommer Pyat ambassadeur français à Londres, etc.

J'ai reçu aujourd'hui du Conseil fédéral de Paris une proclamation au peuple allemand (que je t'enverrai demain) en même temps qu'une demande insistante au Conseil général de lancer un nouveau Manifeste tout exprès pour les Allemands. Aie l'obligeance de m'envoyer aussi vite que possible, en anglais, des notes militaires, susceptibles d'être utilisées pour le manifeste.

J'ai longuement répondu aujourd'hui même au Conseil fédéral, en assumant du même coup la tâche très désagréable de leur ouvrir les yeux sur le véritable état de choses.  [51]

J'ai reçu une réponse de Brunswick aujourd'hui: ils organiseront l'agitation en suivant exactement mes instructions.

À propos : Longuet m'a télégraphié dimanche la proclamation de la République. Le télégramme est arrivé à 4 heures du matin.

Jules Favre, voyou notoire et homme de Juin,  [52] est pour le moment bien à sa place comme ministre, des Affaires extérieures. Il a toujours combattu la vieille politique de Thiers et s'est toujours prononcé en faveur de l'unité italienne et allemande.

Le seul qui me chagrine, c'est Rochefort qui est entré dans un gouvernement au côté de l'infâme Garnier-Pagès. Cependant, étant membre du comité de défense, il ne pouvait guère refuser d'agir.  [53]

Vifs remerciements pour l'argent. Les dieux eux-mêmes ignorent en quoi je pourrais prétendre à la moitié de tes honoraires.

Salut.

Ton K. M.

Paul, Laura et Schnappy sont bien arrivés à Bordeaux, le 2 septembre. Tant mieux, car Paul n'aurait jamais quitté Paris, dans les circonstances actuelles.

Il y a ici une véritable invasion de réfugiés qui ont sauvé leur bourse (Fr.). Comme je te l'ai écrit, les habitations pour gentlemen sont en train d'augmenter de prix.

Si le temps qui en France est, paraît-il, horrible en ce moment, continue de durer comme il est probable après la longue période de sécheresse exceptionnelle, ne crois-tu pas que les Prussiens auront des motifs pour entendre raison, d'autant qu'il y a la menace d'une alliance anglo-russo-autrichienne ?

Dupont qui entretient depuis fort longtemps une, correspondance avec Pigott, devrait écrire à cet animal une lettre bien sentie, au nom des Républicains français. Encourage-le dans cette voie.

Engels à Marx

Manchester, le 7 septembre 1870

Cher Maure,

(Suite). Le chauvinisme est monté horriblement à la tête du philistin allemand, à la suite de victoires inespérées et auxquelles il n'a aucun mérite. Il est grand temps de faire quelque chose pour y remédier. Ah ! si le Volksstaat n'était pas aussi misérable ! Avant que mon Introduction à la Guerre des Paysans ne paraisse comme brochure, les événements seront depuis longtemps passés. Le nouveau manifeste de l'Internationale (dont tu devras écrire aussi le texte allemand cette fois) est donc d'autant plus nécessaire.

Si l'Appel international des Parisiens a été télégraphié fidèlement ici, cela démontre qu'ils se trouvent encore complètement sous la domination de la phraséologie. Après avoir toléré Badinguet pendant 20 ans, après avoir été incapables, il y a six mois encore, d'empêcher qu'il obtienne 6 millions de voix contre 11/2 et les lance contre l'Allemagne sans aucune raison et sans aucun prétexte, ces gens prétendent aujourd'hui, parce que les victoires allemandes leur ont fait cadeau d'une république - mais laquelle ! -, que les Allemands doivent quitter immédiatement le sol sacré de la France, sinon: guerre à outrance ! (Fr.) C'est en tout et pour tout la vieille idée de la supériorité de la France, du sol sanctifié par 1793 qu'aucune autre cochonnerie française ne peut profaner ultérieurement, bref: la sainteté du mot république. En fait, cela évoque la façon de faire des Danois qui, en 1864, laissaient approcher les Prussiens jusqu'à 30 pas de distance pour lâcher leur salve sur eux, puis déposaient les armes en espérant que cette formalité leur éviterait qu'on leur rende la monnaie de leur pièce.

Je veux espérer que, sitôt passée la première ivresse, ces gens reprendront leur esprit, autrement il deviendrait bigrement difficile d'avoir des rapports internationaux avec eux.

Toute cette république dont l'origine est exempte de luttes, est jusqu'à présent une farce pure et simple. Comme je l'attends depuis 15 jours et davantage, les Orléanistes veulent une république intérimaire pour conclure une paix déshonorante, de sorte que la responsabilité n'en retombe pas sur les Orléans qui seront restaurés dans un second temps. Les orléanistes détiennent pratiquement le pouvoir: Trochu le commandement militaire et Kératry la police, les messieurs de la Gauche ont les postes de bavards. Comme les Orléans sont maintenant la seule dynastie possible, ils peuvent attendre tranquillement jusqu'au moment opportun leur réel avènement au pouvoir.

Dupont vient de s'en aller. Il a passé la soirée ici, et il est furieux à cause de ce bel Appel parisien. Il s'est quelque peu calmé lorsque je lui ai appris que Sermillier rejoignait Paris et avait parlé avec toi auparavant. Son opinion sur le cas est très claire et parfaitement juste: il faut utiliser les libertés consenties inévitablement par la République pour organiser le parti en France, agir, une fois l'organisation mise sur pied, si l'occasion s'en présente; réserver l'Internationale en France jusqu'à ce que la paix soit conclue.

À en juger par la correspondance du Daily News, ces messieurs du gouvernement provisoire et les bourgeois de Paris savent fort bien que la poursuite de la guerre n'est qu'une belle parole. La pluie ne gênera guère les Allemands, les soldats qui sont actuellement au front y sont maintenant habitués et se portent mieux qu'avec la forte chaleur. Certes, des épidémies peuvent se déclarer, notamment lors de la capitulation de Metz, où des foyers d'épidémie existent déjà sûrement, mais tout cela ne jouera guère. Une guerre de guérilla, qui obligerait les Prussiens à fusiller massivement, est plutôt improbable, encore que des actions de guérilla pourraient surgir çà et là, sous la première impression de la révolution. Nous pourrons juger de l'évolution ultérieure du conflit, lorsque nous aurons appris quel est le contrecoup de la capitulation de Metz, qui aura lieu au plus tard la semaine prochaine.  [54] jusqu'ici les mes-ores - ou plus exactement les phrases - des nouveaux gouvernants me semblent promettre peu de chose, sinon la reddition prochaine.

Rochefort ne restera probablement pas longtemps avec cette bande de vauriens: lorsque la Marseillaise reparaîtra. il y aura bientôt un heurt avec eux.  [55]

Schorlemmer est parti aujourd'hui avec Wehner, afin de porter à Sedan, directement par la Belgique, une grande quantité d'alcool, de vin, de couvertures, de chemises de flanelle, etc. aux blessés de la part du Comité d'Assistance de Manchester. S'il trouve un peu de temps, il passera te voir; mais il a encore quantité de choses à régler, car les achats et l'emballage des affaires ont commencé hier matin seulement. De Sedan ils veulent aller, si possible, à Metz où chacun d'eux a un frère dans l'armée.

Ce qui caractérise le piteux gouvernement de Paris c'est qu'il n'a pas non plus le courage de dire au public de manière franche où en sont les choses. Je crains - s'il ne se produit pas un miracle -qu'un moment de domination bourgeoise directe sous les Orléans ne soit inévitable, afin que la lutte puisse se dérouler sous sa forme pure. Sacrifier maintenant les ouvriers serait une stratégie à la Bonaparte et Mac-Mahon; en aucun cas, ils ne peuvent faire quoi que ce soit avant la paix; ensuite, ils auront besoin, en tout premier, de temps pour s'organiser.

La menace d'une alliance exercera probablement une légère pression sur les Prussiens. Mais, ils savent que les fusils à chargement par la culasse des Russes ne valent rien, que l'Angleterre n'a pas d'armée et que les Autrichiens sont extrêmement faibles. En Italie, Bismarck semble avoir rendu impossible à cause du Pape toute résistance de la part des gouvernants (puisque le gouvernement de Florence annonce officiellement qu'il ira à Rome avant même la fin de septembre), et aussi à cause de la promesse de la Savoie et de Nice: le coup est bien monté. Du reste, il semble que Bismarck n'attende qu'une pression pour se contenter d'argent et de la ville de Strasbourg et alentours. Il a encore besoin des Français, et il s'imagine peut-être qu'ils considéreront cela comme de la générosité.

Adieu, mes meilleures salutations.

Ton F. E.

Marx à Engels

Londres, le 10 septembre 1870

Cher Fred,

Toi-même et Dupont, vous devez m'excuser si je vous réponds avec un tel retard. Je suis surchargé de tâches politiques.

Les âneries ci-incluses, en provenance de deux points opposés - Brunswick et Paris - te montreront comment on s'ingénie à me rendre les choses agréables.

Tu sais que j'avais envoyé des instructions à Brunswick. Je supposai - à tort - que je n'aurai pas affaire à des polissons, mais à des gens intelligents qui doivent savoir que le langage brutal des lettres n'est pas destiné « à la publication », et en outre que, dans des instructions, on convient de signaux discrets dont on tient compte, mais qu'il ne faut pas trahir en les criant sur les toits. Fort bien ! Ces ânes, non seulement publient « littéralement » des passages de ma lettre, mais insistent, comme des lourdauds, sur le fait que je suis l'auteur de la lettre. En outre, ils publient des phrases, comme celle sur « le déplacement, de France en Allemagne, du centre de gravité du mouvement ouvrier continental », etc., qui devaient leur servir d'aiguillon, mais ne devaient en aucun cas être rendues publiques en ce moment. Probablement faut-il encore que je leur sois reconnaissant de ne pas avoir publié au moins ma critique des ouvriers français. Et par-dessus le marché, ils envoient, en toute hâte, leur compromettante élucubration... à Paris ! (Sans parler de Bruxelles et de Genève !).  [56]

Je leur passerai un savon, mais la bêtise est faite. Il y a, d'autre part, ces imbéciles de Paris ! Ils m'envoient, en grande quantité, leur manifeste ridiculement chauviniste, qui a suscité ici, parmi les ouvriers anglais, la risée et l'indignation, que j'ai eu toutes les peines du monde à ne pas laisser se manifester publiquement. Il faudrait que j'en envoie des quantités en Allemagne, probablement pour faire comprendre aux Allemands qu'ils doivent d'abord « se retirer au-delà du Rhin » pour être chez eux à la maison ! Au lieu de répondre rationnellement à ma lettre, ces gaillards se permettent, en outre, de m'envoyer des instructions par télégraphe (des instructions de l'ex-étudiant Longuet !) sur la manière dont je dois faire l'agitation en Allemagne ! Quel malheur ! (Fr.).

J'ai mis tout en oeuvre ici pour que les ouvriers forcent leur gouvernement à reconnaître la République française (une série de manifestations a commencé lundi).  [57] Gladstone était assez bien disposé tout au début, mais il en est autrement de la reine, influencée par des instructions prussiennes, ainsi que de la fraction oligarchique du cabinet.

Je déplore que ce bavard, importun, vaniteux et ambitieux Cluseret se soit acoquiné avec Grousset de la Marseillaise, qui est un homme très capable, ferme de caractère et courageux.

La nouvelle Adresse (merci pour la contribution que tu as fournie) sortira mardi. Je n'ai pu éviter qu'elle ne soit longue.

Tes articles sur les fortifications de Paris et le bombardement de Strasbourg sont magistraux.  [58].

Dis à Dupont que je partage tout à fait son opinion, et que j'ai chargé expressément Serraillier de lui écrire qu'il ne doit pas quitter Manchester pour le moment.

Schorlemmer est venu nous rendre visite avant-hier soir.

Salut.

Ton K. M.

À propos: le prof. Schaeffle de Tubingen a publié un livre volumineux et idiot (il coûte 12 1/2 sh !) contre moi.

Engels à Marx

Manchester, le 12 septembre 1870

Cher Maure,

Nos amis d'Outre-Manche - en Allemagne comme en France - se surpassent tous pour ce qui est de l'habileté politique. Ces ânes de Brunswick ! Ils tremblaient à l'idée de te fâcher s'ils avaient donné une autre forme à ce que tu as exprimé, de sorte qu'ils ont publié le texte à la lettre. La seule chose vraiment déplaisante, c'est le passage sur le déplacement du centre de gravité. C'est un manque de tact invraisemblable de leur part. Cependant, il faut espérer qu'en ce moment les Parisiens ont d'autres choses à faire que de se consacrer à l'étude de ce Manifeste, d'autant qu'ils ne savent pas l'allemand. Leur allemand dans l'appel est beau. Et, dans sa feuille, Wilhelm. [Liebknecht] chante les louanges de cette salade chauvine. Longuet est bon lui aussi. Parce que Guillaume 1er leur a fait cadeau d'une République, il faut faire aussitôt maintenant la révolution en Allemagne. Pourquoi n'en ont-ils pas fait une après l'espagnole ?  [59]

La Zukunft d'aujourd'hui a reproduit le passage du Manifeste sur l'Alsace et la Lorraine, mais comme s'il émanait des Brunswickois. Envoie-moi deux - ou même plus - exemplaires de la nouvelle Adresse, dès sa parution.

S'il nous était possible de faire quoi que ce soit à Paris, il faudrait empêcher que les ouvriers déclenchent un mouvement avant la paix. Bismarck sera bientôt en condition pour conclure la paix, soit parce qu'il aura pris Paris, soit parce que la situation européenne l'obligera à mettre fin à la guerre. De quelque manière que se fasse la paix, elle doit être conclue avant que les ouvriers puissent faire quelque chose. S'ils vainquent à présent - au service de la Défense nationale -, ils doivent assumer l'héritage de Bonaparte et de l'actuelle misérable république, puis ils seront inutilement battus par les armées allemandes et rejetés vingt ans en arrière. Eux-mêmes n'ont rien à perdre s'ils attendent. Les éventuelles modifications de frontière ne seront jamais que provisoires et seront de nouveau annulées. Ce serait folie que de se battre pour les bourgeois contre les Prussiens. Du simple fait de conclure la paix, un gouvernement - quel qu'il soit - perd toute chance de durer longtemps et l'armée qui revient de captivité ne sera pas très redoutable dans les conflits internes.

Après la paix, toutes les chances pour les ouvriers seront plus favorables qu'elles ne l'ont été avant. Mais, ne se laisseront-ils pas entraîner, sous la pression de l'attaque extérieure, à proclamer la République sociale à la veille de l'assaut contre Paris ? Il serait horrible que les armées allemandes, comme dernier acte de guerre, aient à livrer une bataille de barricades contre les ouvriers parisiens. Cela nous rejetterait 50 ans en arrière et fausserait toutes les données, chacun et chaque chose se trouvant dans une position double, sans parler de la haine nationale et du règne de la phraséologie qui, dans ce cas, surgiraient parmi les ouvriers français !

C'est un grand malheur qu'il y ait si peu de gens à Paris qui aient le courage et la volonté de considérer, dans la situation actuelle, les choses telles qu'elles sont réellement. Quel est celui qui, à Paris, a simplement le courage de penser que la force d'une résistance active de la France dans cette guerre est brisée de sorte que s'écroule pour ainsi dire la perspective de chasser l'envahisseur grâce à une révolution. Mais, justement parce que les gens ne veulent pas entendre la vérité telle qu'elle est, il faut craindre qu'on en vienne tout de même là. En effet, on peut penser que l'apathie des ouvriers d'avant la chute de l'Empire va cesser maintenant.

Pourrais-tu m'indiquer le titre du livre de Schaeffle ? Voilà un véritable adversaire. Il a été membre du parlement douanier,  [60] c'est un économiste vulgaire tout à fait ordinaire, plutôt du type Faucher, mais c'est un Souabe. Ce livre te divertira sûrement.

Comme, selon toute vraisemblance, quelque chose sera annexé, le moment est venu de penser aux points sur lesquels les ouvriers allemands et français pourraient s'entendre afin de déclarer l'annexion comme nulle et non avenue et de l'annuler le moment voulu. Il me semble qu'il eût été utile de le faire dès le moment où la guerre a éclaté; mais c'est indispensable maintenant que la question de cessions territoriales touche les Français, autrement ils crieront à mort.

Dis à Tussy que ma femme lui est très reconnaissante pour sa lettre, et qu'elle lui répondra ces jours-ci. Avec mes meilleures salutations à vous tous.

Ton F. E.

Marx à César De Paepe

Londres, le 14 septembre 1870

Cher citoyen,

Ci-inclus deux exemplaires de notre Adresse, l'un pour l'Internationale, l'autre pour la Liberté. Je n'ai pas le temps de la traduire, et Dupont est à Manchester, Serraillier à Paris, comme délégué du Conseil général. Mon temps est absorbé par la correspondance avec l'Allemagne et l'agitation parmi les ouvriers anglais.

Notre Comité central de Brunswick a publié le 5 septembre un appel aux « Ouvriers allemands » contre l'annexion de territoire français et pour la paix avec la République. Sur l'ordre du général Vogel von Fackenstein, l'infâme Prussien qui s'est distingué en 1866 par son vandalisme à Francfort, les manifestes n'ont pas seulement été confisqués, mais tous les membres du Comité -et même le malheureux imprimeur du manifeste - ont été arrêtés, chargés de fers comme des criminels et transportés à Lötzen, ville de Prusse orientale. Vous savez que, sous prétexte d'un débarquement français, toute la côte de l'Allemagne du Nord a été mise en état de guerre, de manière à ce que messieurs les militaires puissent arrêter, juger, fusiller, comme bon leur semble. Cependant, même dans les parties de l'Allemagne où l'état de guerre n'a pas été proclamé, les Prussiens ont établi un régime de terreur, soutenu par la classe moyenne, contre toute opinion indépendante. Les ouvriers allemands se comportent admirablement, malgré cette terreur et les hurlements patriotiques des bourgeois.

Je regrette de ne pas pouvoir dire la même chose des camarades français. Leur manifeste  [61] est une absurdité: «Repassez le Rhin ! », mais ils oublient que, pour arriver chez eux, les Allemands n'ont pas besoin de repasser le Rhin, il leur suffit de se retirer dans le Palatinat et la Province rhénane (prussienne). Vous comprendrez comment cette phrase chauvine a été exploitée par les journaux officiels de Bismarck ! Tout le ton de ce manifeste est absurde et pas du tout dans l'esprit de l'Internationale.

Je n'ai pas le temps de vous copier toute la lettre de Serraillier, mais le passage suivant suffira à vous éclairer sur l'état des choses à Paris. C'est notre devoir de ne pas nous tromper nous-mêmes par des illusions:

« C'est incroyable de penser que des gens peuvent pendant six ans être internationaux, abolir les frontières, ne plus connaître d'étrangers, et en arriver au point où ils en sont venus pour conserver une popularité factice et dont, tôt ou tard, ils seront les victimes. Quand je m'indigne de leur conduite, ils répondent que s'ils parlaient autrement, ils seraient boulés ! Ainsi, il leur paraît plus convenant de tromper ces malheureux sur la véritable situation de la France, que de chercher, au risque d'y perdre leur popularité, à les ramener à la raison, ce qui je crois serait bien plus utile à notre France. Il y a plus: par leurs discours ultra-chauvins, quelle situation font-ils à l'Internationale ? Combien faudra-t-il de générations pour effacer l'antagonisme profond de nationalité qu'ils cherchent à faire renaître par tous les efforts que leur pauvre imagination leur suggère ! Ce n'est pas qu'ils soient sots, loin de là. Mais comme moi, ils savent qu'ils trompent le peuple en le flattant; ils sentent qu'ils creusent un abîme sous eux; je dis plus, ils ont peur de s'avouer franchement International, et comme cela est bête, il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien trouver d'autre que de parodier la révolution de 1793 ! ».

Tout cet état de choses disparaîtra, je l'espère, devant la capitulation prochaine et inévitable de Paris. Le malheur des Français, même des ouvriers, ce sont les grands souvenirs ! Il faudra, une fois pour toutes, que les événements brisent ce culte réactionnaire du passé !

Le manifeste imprimé dans le supplément de la Solidarité  [62] ne m'a pas étonné. Je sais fort bien que ceux qui prêchent l'abstention absolue de la politique - comme si les ouvriers étaient des moines qui établissaient leur monde à eux au dehors du grand monde - retombent toujours, au premier tocsin historique, dans la politique bourgeoise.

La presse anglaise - à l'exception de bien peu de journaux - est vendue, la majorité à Bismarck, la minorité à L. Bonaparte, qui a sauvé assez d'argent pour acheter tout une armée. Néanmoins, j'ai trouvé les moyens pour faire une guerre à mort à messieurs les Prussiens.  [63].

Nos amis de Paris m'ont bombardé de télégrammes qui m'informent sur ce que j'ai à faire en Allemagne. Je crois connaître un peu mieux que les Parisiens la manière dont il faut traiter mes compatriotes.

Vous m'obligeriez en m'écrivant quelques lignes sur l'état des choses en Belgique.

Salut et fraternité

Karl Marx.

Engels à Marx

Manchester, le 13 septembre 1870

Cher Maure,

Quels ânes incorrigibles que ces Prussiens ! Voilà que, sur ordre de Vogel von Falckenstein, ils ont arrêté et conduit en wagon clos à Loetzen (Prusse orientale) tout le malheureux Comité social-démocrate de Brunswick et jusqu'à l'imprimeur de cet appel bien intentionné et vraiment encore très mesuré.  [64]. Tu sais sans doute que, sous prétexte d'un débarquement français, presque toute l'Allemagne du Nord est déclarée en état de guerre de sorte que les autorités militaires peuvent procéder à des arrestations comme elles l'entendent. Par bonheur, la déportation immédiate en Prusse orientale démontre qu'elles veulent les tenir en prison jusqu'au moment de la paix seulement, mais non les déférer devant un tribunal de guerre, auquel cas l'officier chargé de les foudroyer pour le compte du pouvoir leur aurait certainement flanqué dix années de forteresse ou de bagne. Mais on voit comment le simple mot de république effraie ces esprits pusillanimes, et comment le monde officiel se sent mal à l'aise sans prisonniers d'État.

En général, la guerre prend une forme déplaisante, avec le temps qui passe. Les Français n'ont pas encore reçu assez de coups, et les ânes d'Allemands ont déjà remporté une trop grande victoire. Victor Hugo écrit des bêtises en français,  [65] et le beau Guillaume maltraite la langue allemande: « Et alors, adieu avec le cœur ému à la fin d'une telle lettre » ! ! Et cela se prétend roi, qui plus est, de la nation la plus « cultivée »  [66] du monde ! Et sa femme admet la publication d'une chose pareille !  [67]. Si cela continue encore ainsi pendant huit jours, on en arrivera à la conclusion que tous les deux partis nous... [68]

Or donc, adieu, le cœur ému ou pas, à la fin d'une telle lettre.

Ton F. E.


Notes

[1] C'est ce que dit Engels dès le 7 septembre 1870 dans sa lettre à Marx; « les Prussiens ont fait cadeau à la France d'une république, mais laquelle ! » Cf. l'article de Lénine sur la difficile question de la dualité du pouvoir, in V. Lénine, la Commune de Paris, p. 22-26, article écrit entre la révolution de Février et d'Octobre 1917, soit à un moment où se réalisait la prévision de Marx selon laquelle la Commune et ses problèmes resurgiront sans cesse de nouveau jusqu'à ce que ses principes se réalisent.

[2] Dans sa lettre du 18 juillet 1870, à la veille de la déclaration de la guerre par la France à la Prusse, Kugelmann estimait que la guerre avait été arrangée, comme en 1866, entre Bismarck et Napoléon III: « Le prix en serait, d'un côté, la Belgique, de l'autre, l'entrée des États méridionaux de l'Allemagne dans la Confédération du Nord, autrement dit la réalisation d'une Allemagne unie, dirigée par Guillaume Ier devenu Empereur de l'Allemagne, dont l'Autriche serait exclue. Dans cette hypothèse, l'Allemagne méridionale, et plus particulièrement le Wurtemberg et la Bavière, auraient représenté le champ de bataille, de sorte que ces pays eussent été ouverts à l'instauration de structures administratives et étatiques prussiennes. L'opposition susceptible de se former aurait été balayée, et on aurait préparé des Chambres dociles pour les élections ultérieures. En même temps, les énergies révolutionnaires des deux côtés du Rhin eussent trouvé un exutoire propice aux classes dominantes. »
Cette hypothèse n'est ni fausse ni absurde. D'une part, elle repose sur l'expérience historique, notamment pour ce qui est de Napoléon III, expression de l'armée, qui mena tant de guerres de parodie, avec l'autorisation de l'Europe officielle, c'est-à-dire dans les limites de l'ordre établi: guerre de Crimée, guerre d'Italie, expédition du Mexique, etc. D'autre part, le plan d'une telle guerre comblait les intérêts dynastiques aussi bien du chef d'État prussien, le hobereau Bismarck, que de Napoléon III, l'aventurier et l'affairiste. Cependant Marx et Engels noteront bientôt que les apprentis sorciers sont dépassés par des forces qui débordent largement le cadre des puissances établies: pour ce qui est de Bismarck, par les forces populaires allemandes qui s'efforcent de réaliser l'unité nationale; pour ce qui est de Napoléon III, par les forces prussiennes qui balaieront son régime d'autant plus facilement qu'il manque de tout soutien d'énergies saines et progressistes en France.

[3]Cette assemblée populaire avait été convoquée à l'initiative du Comité du parti ouvrier social-démocrate, le 16 juillet 1870. Kugelmann critiqua une résolution de l'assemblée formulant le vœu que le prolétariat français élimine l'Empire afin de préserver l'Europe d'une guerre, et promettant, imprudemment, que les ouvriers allemands tueraient dans l'œuf toute provocation de la part de l'Allemagne.
Dans la Première Adresse du Conseil général sur la guerre franco-allemande, Marx cite le passage de l'appel de l'assemblée de Brunswick s'opposant aux guerres dynastiques, mais affirmant que les Allemands sont forcés de subir une guerre défensive comme un mal inévitable » (op. cit., p. 280). À la même page, Marx trace les limites de cette guerre défensive du côté allemand: « Si la classe ouvrière allemande permet à la guerre actuelle de perdre son caractère strictement défensif et de dégénérer en une guerre contre le peuple français, victoire ou défaite, ce sera tout autant un désastre. » Historiquement, l'unité allemande, tâche encore progressive, fut acquise le 4 septembre après Sedan, lors de la proclamation de la République française. Bismarck avoua qu'il transformait la guerre nationale progressive en guerre impérialiste, lorsqu'il déclara au Reichstag de l'Allemagne du Nord, le 16 octobre, qu'il poursuivrait la guerre contre la France jusqu'à ce que celle-ci lui cède l'Alsace-Lorraine.
Marx n'attendit pas cet aveu de Bismarck pour dénoncer le caractère nouveau pris par la guerre: fin août-début septembre, il envoya aux camarades de Brunswick les directives pour le Manifeste en faveur de la paix et contre l'annexion, du Comité exécutif du parti ouvrier démocrate-socialiste, lancé à tous les travailleurs allemands. Cf. en traduction française: Marx-Engels, Écrits militaires, op, cit., pp. 517-523.

[4]De juillet à août 1870, 72 personnes furent jugées à Blois pour avoir préparé un attentat et un coup d'État contre Napoléon III. La Cour condamna la plupart d'entre elles à de fortes peines de prison et de bannissement. Parmi elles se trouvaient les blanquistes C. Jaclard, E. Tridon, G. Flourens, T. Ferré, etc., ainsi que F. Pyat. Cependant, 32 accusés furent relaxés, parmi eux se trouvaient de nombreux mouchards.
Les Fenians formaient une organisation secrète ayant pour but l'instauration de la république indépendante d'Irlande. En septembre 1865, de nombreux chefs furent arrêtés (T. Luby, O'Leary, J.O.'Donovan Rossa) et furent atrocement maltraités. Cependant, le gouvernement anglais ne put briser de cette façon la lutte contre sa politique coloniale en Irlande.

[5] Michel allemand: terme péjoratif pour l'Allemand moyen, moutonnier, un peu épais et simple.

[6] De fin juillet 1870 à février 1871, Engels écrivit une soixantaine d'articles militaires sur la guerre franco-prussienne. Cf. en traduction française: Notes d'Engels sur la guerre de 1870-1871, avec une préface de Bracke, Éditions Costes, 1947, XXVIII-307 p.

[7] Napoléon III.

[8] Chant militaire français. Pendant la Restauration, les bonapartistes l'utilisaient comme signe de ralliement. Au cours du second Empire, ce fut le chant officiel lors de toutes les fêtes de Napoléon III.

[9] Le 25 juillet 1870, le Times publia le projet d'une convention secrète, présentée par la France à la Prusse en 1866. Il prévoyait que la Prusse reconnaîtrait l'annexion de la Belgique et du Luxembourg par la France et soutiendrait la France dans cette affaire en cas de conflit avec d'autres puissances européennes. En contrepartie, la France s'engageait à rester neutre dans la guerre austro-prussienne de 1866. Manifestement, Bismarck avait préparé la publication de cette convention dans le Times, pour monter l'opinion publique belge et anglaise contre la France, afin d'entraîner l'Angleterre dans la guerre contre la France, ou du moins s'assurer sa neutralité bienveillante.

[10] À ce sujet, Marx écrit à Engels, le 1er août 1870: « L'oligarchie anglaise souhaite que l'Angleterre entre en guerre aux côtés de la Prusse. Après avoir rampé pendant 18 ans aux pieds de Bonaparte en l'utilisant au maximum pour la sauvegarde de ses rentes et profits, elle pense maintenant trouver dans la Prusse monarchique, solide et tremblant devant Dieu, un gendarme plus respectable et plus fidèle sur le continent. Mais qu'elle prenne garde ! Dans le peuple circule déjà le mot d'ordre: cette sacrée dynastie allemande qui règne ici veut nous entraîner dans une guerre sur le continent.
Ci-inclus le Figaro, dont Dupont m'a donné un numéro caractéristique. C'est un journal anglais, fondé par l'ambassade française.
Pour sa part, Bismarck a acheté toute une partie de la presse anglaise, entre autres Lloyds et Reynolds's. Ce dernier journal, dans son numéro d'hier, réclame le démembrement de la France: ce cochon ne ménage pas les transitions; après avoir injurié sans cesse les Allemands et chanté les louanges des Français, voilà qu'il se transforme subitement en une espèce de Blind. En ce qui concerne ce dernier, il espère se faire élire au prochain Reichstag, en se joignant au chœur des patriotes et en sacrifiant « provisoirement » son esprit républicain sur l'autel de la patrie. »

[11] E. Oswald, à la tête d'un groupe d'émigrés allemands et français, prépara un Appel contre la guerre franco-prussienne, et le soumit à Marx, le 18 juillet. Marx était soucieux d'éviter que Bismarck ne tire profit de cet Appel rédigé par des démocrates fumeux et bien intentionnés. De fait, Blind se prêta à cette manœuvre.
Marx reproche à cette fraction de la presse anglaise, libérale et démocratique, de défendre subitement les intérêts de Bismarck, comme le fit Blind, ancien insurgé de 1848-1849, chef de l'émigration libérale allemande en Angleterre, puis national-libéral en 1869.

[12] Cf. Notes sur la Guerre, d'Engels, article III, cf. Éd. Costes, pp. 14-20.

[13] L'une des premières batailles eut effectivement lieu près de Forbach: le IIe corps d'armée sous Frossard y fut vaincu, près de Spickeren, le 6 août.

[14] Cette déclaration n'a pu être retrouvée.

[15] Dans sa lettre du 2 août à Oswald, Marx cite un passage du Rappel, journal de tendance républicaine de gauche, fondé par Victor Hugo et Rochefort en 1869: « Extrait d'une correspondance de Francfort-sur-le-Main, 27 juillet: la ville est pleine de gens stipendiés pour maintenir l'esprit belliqueux et gallophobe [sic]. Une lettre de Londres adressée à la « Gazette de Francfort » contient entre autres choses un aveu très intéressant. Des Français de Londres ayant eu l'intention de lancer une proclamation contraire à cette guerre napoléonienne, avaient convoqué à cet effet les principaux républicains allemands résidant à Londres également. Les Allemands auraient refusé de se joindre à leur protestation, en déclarant que la guerre était une lutte défensive du côté de l'Allemagne. » Et Marx d'ajouter que Blind était l'auteur de ce faux, qui servait manifestement les intérêts de Bismarck. Par ailleurs, celui-ci s'était assuré le concours de J. B. von Schweitzer, directeur du Social-Demokrat et membre influent de l'Association ouvrière générale d'Allemagne, pour lancer un Manifeste déclarant que la Prusse ne faisait pas la guerre au peuple français, mais uniquement au régime bonapartiste.

[16] Jenny, la fille de Marx, écrivit, sous le pseudonyme de Williams, huit articles sur la question irlandaise dans la Marseillaise, de février à avril 1870.

[17] L'une des premières batailles eut effectivement lieu près de Forbach: le IIe corps d'armée sous Frossard y fut vaincu, près de Spickeren, le 6 août.

[18] Dans la préface polonaise de 1892 au Manifeste communiste, Engels écrivait: « La révolution de 1848 qui, en fin de compte, fit exécuter la tâche de la bourgeoisie par des combattants prolétariens sous l'enseigne du prolétariat, instaura aussi par ses exécuteurs testamentaires - Louis Bonaparte et Bismarck - l'indépendance de l'Italie, de l'Allemagne et de la Hongrie. Cependant, la Pologne qui, depuis 1792, avait plus fait pour la révolution que toutes ces trois nations réunies, fut abandonnée à elle-même, lorsqu'elle succomba en 1863 sous l'assaut des Russes dix fois plus nombreux que les insurgés Polonais. »

[19] Au moment où l'Empire s'écroula, Marx estima un instant que les Russes, ne pouvant tolérer l'unification de l'Allemagne, entreraient en conflit avec Bismarck, instrument de cette unification: « Ce que ces ânes de Prussiens ne voient pas, c'est que l'actuelle guerre mène aussi nécessairement à une guerre entre l'Allemagne et la Russie que la guerre de 1866 a mené à la guerre entre la Prusse et la France. C'est le meilleur résultat que j'en escompte pour l'Allemagne. Le « prussianisme » spécifique n'a jamais existé et ne pourra jamais exister autrement que par l'alliance et l'assujettissement russes. De même, cette guerre nº 2 sera l'accoucheuse de l'inévitable révolution sociale en Russie. » (Marx à Sorge, l.IX.1870). Cf. aussi la lettre de Marx à Engels, du 2.IX.1870 dans laquelle Marx rectifie son jugement, la Russie n'étant pas prête à cette guerre.

[20] L'analyse de la situation intérieure de la Russie confirme Marx dans son hypothèse que la Russie allait changer de politique en Allemagne, sitôt que ce pays serait unifié.

[21] Marx estimait que le terrain où l'Allemagne se heurterait concrètement à la Russie serait la Pologne que se partageaient la Russie, l'Autriche et la Prusse, l'Allemagne véritablement unifiée n'ayant plus de raison de s'annexer la Pologne, contrairement à la Prusse.
Toutefois, Marx avait en vue une solution plus optimiste: « Si les Allemands concluent une paix honorable avec la France, cette guerre aura délivré l'Europe de la dictature moscovite, permettra à l'Allemagne d'absorber la Prusse, et à l'Europe occidentale de se développer librement, elle hâtera enfin l'avènement de la révolution sociale en Russie - qui n'attend qu'une impulsion du dehors - et, de la sorte, cette guerre servirait même au peuple russe », Cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 521, lettre au Comité de Brunswick, fin août-début septembre.
La pratique des bourgeois est toujours en dessous de ce que, en théorie, le marxisme leur concède, et c'est normal. La phase de systématisation nationale bourgeoise resta non seulement limitée en 1871 à l'Europe occidentale, mais elle y laissa subsister quantité de problèmes irrésolus, sources de graves conflits ultérieurs, qui ralentiront le cours de l'histoire et prolongeront donc le règne de la bourgeoisie.

[22] La position de Ruge est diamétralement opposée à celle de Marx et d'Engels qui affirment certes aussi que «Bismarck se trouva un beau matin fondateur de la République française ». La révolution du 4 Septembre balaya les débris bonapartistes et proclama la République (qui ouvrit la phase de la lutte entre les ouvriers et les bourgeois et de l'alliance de ceux-ci avec Bismarck). En fait, Ruge donnait sa caution, puis son appui à Bismarck, tandis que Marx et Engels espéraient que le prussien Bismarck serait débordé par les forces allemandes et, pour ce qui concerne la France, que celle-ci retrouverait, après la ruine du bonapartisme, son énergie traditionnelle et son autonomie d'action, ce qui est tout différent de l'octroi d'un régime républicain par les Prussiens.

[23] Le 10 août 1792, le peuple de Paris prit d'assaut les Tuileries. La conséquence en fut l'instauration de la Convention nationale qui renversa la monarchie et proclama la 1re République, le 22 septembre 1792. Anxieusement, Marx et Engels attendront dans les premiers jours de septembre 1870 un sursaut révolutionnaire en France. Mais l'occasion favorable ne sera pas exploité à fond.

[24] Marx et Engels pouvaient raisonnablement admettre que, si les Français eussent réagi, Bismarck eût dû leur ménager une paix honorable, afin de ne pas se mettre à dos, et les Français et les Russes, autrement dit d'être obligé de combattre sur deux fronts à la fois dans la prochaine guerre. Ce qui empêcha la paix honorable, ce fut certes le prussianisme borné de Bismarck, l'égoïsme anglais et la bourgeoisie française, lâche et servile, qui avait déjà abdiqué son pouvoir politique à Bonaparte, et céda à Bismarck au point que celui-ci ne sentit plus d'obstacles à ses prétentions.

[25] Dans ses brochures Pô et Rhin ainsi que Savoie, Nice et Rhin de 1859 et 1860, Engels dénonçait l'impérialisme de Napoléon III qui annexa des territoires italiens au moment où se faisait l'unité de l'Italie, afin de se ménager une position de force sur le Rhin: cf. Écrits militaires, p. 332-429. La thèse de Marx n'était pas anti-française. En effet, dit Engels, « si l'on veut assurer la paix internationale, il faut d'abord que soient éliminées toutes les frictions nationales qui sont évitables; il faut que chaque peuple soit indépendant et maître chez lui » (et non sur des parties de territoire d'autrui) (op. cit., p. 533).

[26] Dans cette lettre, Engels répond à Marx qui lui avait demandé de définir la guerre franco -prussienne et l'attitude à observer par les ouvriers. En Allemagne, Liebknecht avait défendu une thèse fondamentale juste (mais à partir de motivations erronées), celle-là même défendue par Marx dans sa Première Adresse: « les ouvriers allemands et français ne se font pas la guerre, mais échangent des messages de paix et d'amitié » (op. cit., pp. 280-281). Cependant, Liebknecht négligeait le fait que, du côté allemand, la guerre était défensive, ou mieux: qu'elle était encore progressive puisqu'elle permettait à l'Allemagne de se constituer en nation moderne. Mais Engels entrevoit déjà le tournant que va prendre la guerre du côté allemand: de défensive elle devient impérialiste. Il faut obtenir dès lors une paix honorable pour la France, une fois la République instaurée. Telle était, en gros, la position du Comité exécutif du parti social-démocrate allemand de Brunswick: cf. Marx-Engels, Écrits militaires, pp. 517-523.

[27]       Cf. lettre de Marx à Engels, 17 août 1870.

[28] Cf. la Première Adresse, op. cit., p. 281.

[29] En juillet 1806, Napoléon 1er avait créé la Confédération rhénane, en regroupant les États du Sud et de l'Ouest de l'Allemagne pour y assurer l'hégémonie française et former un bloc militaire contre la Prusse et l'Autriche.
Marx et Engels ne cessent de juger des événements en fonction, non pas de la bourgeoisie allemande, mais du prolétariat allemand et français.

[30] Dans sa lettre du 13 août 1870 à Marx, Liebknecht demandait: « Est-il vrai qu'Engels soit gagné par la fièvre patriotique ? La Elberfelder Zeitung en aurait fait état. »

[31] Marx déclara au Conseil général le 26-7-1870: « Au parlement de l'Allemagne du Nord, deux membres de notre Association, Liebknecht et Bebel, se sont abstenus de voter les 120 000 000 de crédits de guerre en donnant pour raison, dans une déclaration écrite, qu'ils ne pouvaient les voter, parce qu'il s'agissait d'une guerre dynastique et qu'un vote favorable eut impliqué qu'ils fassent confiance au premier ministre, tandis qu'un vote hostile eut été interprété comme favorable aux plans criminels de Napoléon III » cf. Documents of the First International. 1870-1871, vol. IV, Lawrence & Wishart, Londres p. 32. C'était l'attitude à adopter au cours de la phase « défensive » : l'abstention du vote des crédits de guerre.
Après que la guerre eut pris un tour impérialiste du côté allemand, Bebel et Liebknecht, lors du débat du 26 novembre 1870 au Reichstag sur le vote de nouveaux crédits pour la guerre contre la France, refusèrent cette fois de s'abstenir et votèrent contre, en réclamant la conclusion immédiate de la paix avec la République française et en s'opposant à toute annexion. Bebel fut arrêté le 17 décembre, et Liebknecht peu après. Le gouvernement ne put empêcher Bebel d'être élu au Reichstag, en mars 1871.

[32] Cf. Engels à Marx, le 15 août 1870. Le 4 février 1871 encore, Marx écrivait à Kugelmann : « Malgré toutes les apparences, la situation de la Prusse est rien moins que facile. Si la France résiste, utilise l'armistice pour réorganiser ses armées et donner enfin à la guerre un caractère véritablement révolutionnaire, l'Empire néo-germanique et prussien pourrait encore recevoir à son baptême une raclée à laquelle il ne s'attend absolument pas. » Mais, « Trochu a jugé plus important de tenir en échec les Rouges que de battre les Prussiens. Tel est le véritable secret des défaites, non seulement à Paris, mais dans toute la France, où la bourgeoisie a agi selon le même principe, en accord avec la plupart des autorités locales. »
Selon Marx, la bourgeoisie française choisit délibérément la collaboration avec les Prussiens. Dans ce cas, les ouvriers devaient-ils « relever le drapeau national, jeté dans la fange par la bourgeoisie », en appliquant la formule de Staline proposée aux ouvriers pendant la guerre 1940-1945 afin de remettre la bourgeoisie au pouvoir ? Engels répond catégoriquement: « Ce serait folie que de se battre pour les bourgeois contre les Prussiens » (lettre à Marx du 12 septembre 1870).
Jamais Marx et Engels n'ont renversé leur initiale formule de la guerre défensive du côté prussien en guerre défensive du côté français, car à la première grande victoire française, cette dialectique absurde se fût transformée de nouveau en son contraire. Marx et Engels souhaitèrent une paix honorable et firent tous leurs efforts pour l'obtenir. Et même si les Prussiens annexent un morceau de territoire français, cela vaut mieux qu'une renaissance du chauvinisme français (cf. Seconde Adresse, Éd. Soc., p. 288 et le commentaire de Lénine en note, p. 289), de toute façon, « les frontières ne sont pas éternelles » cf. Engels à Marx le 12 septembre 1870 et Engels à Bernstein, le 22 février 1882 (Écrits militaires, p. 530).
Engels voulait cependant éviter une défaite trop grande, en raison de ses conséquences sur le moral, la force et l'organisation du prolétariat français.
Ce que Marx et Engels entendent par guerre défensive, ce n'est pas le contraire d'une guerre d'agression, (cf. p. 63), mais une guerre historiquement progressive parce qu'elle permet à une société de passer à une forme supérieure d'organisation.
C'est exactement ainsi que l'entendait Lénine: « On sait que K. Marx et Fr. Engels considéraient comme un devoir absolu pour la démocratie d'Europe occidentale, et à plus forte raison pour la social-démocratie, de soutenir activement la revendication de l'indépendance de la Pologne. Pour les années 1840-1850 et 1860-1870, époque de la révolution bourgeoise en Autriche et en Allemagne, époque de la «réforme paysanne » en Russie, ce point de vue était parfaitement juste et représentait le seul point de vue démocratique et prolétarien. [...] Dans l'Europe occidentale, continentale, l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises embrasse un intervalle de temps assez précis, qui va à peu près de 1789 à 1871. Cette époque a été celle des mouvements nationaux et de la création d'États nationaux. Au terme de cette époque, l'Europe occidentale s'est trouvée transformée en un système d'États bourgeois, généralement homogènes au point de vue national. Aussi bien, chercher à l'heure actuelle le droit de libre détermination dans les programme des socialistes d'Europe occidentale, c'est ne rien comprendre à l'a b c du marxisme. En Europe orientale et en -Asie, l'époque des révolutions démocratiques bourgeoises n'a fait que commencer en 1905. » Cf. Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, in Oeuvres choisies en 3 volumes, Moscou, tome I, pp. 733 et 706.

[33] Cf. K. Marx, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éd. Soc., Paris, 1949. Marx fait allusion à la dernière phrase de cet ouvrage.

[34] Avec cet argent, J.-Ph. Becker fit tirer l'Adresse à Genève, en allemand et en français à 30 000 exemplaires.

[35] Le 10 août 1792, le peuple de Paris prit d'assaut les Tuileries. La conséquence en fut l'instauration de la Convention nationale qui renversa la monarchie et proclama la 1re République, le 22 septembre 1792. Anxieusement, Marx et Engels attendront dans les premiers jours de septembre 1870 un sursaut révolutionnaire en France. Mais l'occasion favorable ne sera pas exploité à fond.

[36] Engels fait allusion à l'encerclement de l'armée française de Bazaine à Metz, où les assiégés capituleront le 27 octobre 1870. Il compare cette défaite à celle de Mac Mahon à Woerth le 6 août.
1870 et à la capitulation du général autrichien Mack von Leiberich en 1805 à Ulm devant Napoléon 1er.

[37] Cette dure vérité, c'étaient les défaites de l'année française, le 14 août 1870 près de Colombey-Nouilly (bataille de Borny), le 16 près de Mars-la-Tour (bataille de Vionville), et le 18 près de Gravelotte (bataille de Saint-Privat).

[38] Il s'agit de la bataille de Saint-Privat où les troupes allemandes battirent l'armée française du Rhin.

[39] Réponse de Marx à Engels, le 22 août 1870, sur la situation à Paris. « À Paris, on semble n'avoir qu'une seule préoccupation: tenir la population en haleine jusqu'à ce qu'on ait pris les dispositions nécessaires pour assurer l'intérim des hommes de confiance des Orléans...
As-tu la lettre éhontée de Louis Blanc ? Le grand patriotisme consiste à rester sans rien faire, afin de laisser toute la responsabilité aux bonapartistes.
L'âne écossais d'Elcho semble se prendre pour le Moltke britannique. »

[40] Ferdinand Freiligrath, poète de la révolution bourgeoise démocratique allemande de 1848-1849, fut très longtemps l'ami de Marx et d'Engels après avoir collaboré à la Gazette rhénane. Émigré à Londres de 1851 à 1868, il se retira peu à peu du combat révolutionnaire. Freiligrath écrivit son poème « Hourrah Germania ! », le 25 juillet 1870. La Pall Mall Gazette le publia le 20 août.

[41] Marx voit ici le tournant politique que la Russie amorce, en abandonnant la Prusse pour s'allier à la France. Dans une audience accordée le 30 août à l'ambassadeur français, le général Fleury, Alexandre II promit d'envoyer à son oncle Guillaume 1er une lettre personnelle lui demandant de ne pas blesser l'honneur national de la France.

[42] Dans cette lettre, Marx dénonce, en outre, l'annexion de l'Alsace-Lorraine, et prévoit: « Quiconque n'est pas complètement étourdi par les clameurs du moment et n'a pas intérêt à égarer le peuple allemand comprendra qu'une guerre entre l'Allemagne et la Russie doit naître de la guerre de 1870 aussi fatalement que la guerre de 1870 elle-même est née de la guerre de 1866. Je dis fatalement, sauf le cas peu probable où une révolution éclaterait auparavant en Russie. En dehors de ce cas peu probable, la guerre entre l'Allemagne et la Russie peut, d'ores et déjà, être considérée comme un fait accompli. La guerre actuelle sera un bien ou un mal, selon l'attitude qu'adopteront les vainqueurs allemands. S'ils prennent l'Alsace et la Lorraine, la France s'alliera à la Russie, pour combattre l'Allemagne. Inutile d'insister sur les funestes conséquences d'une telle éventualité » Cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 521.
La Commune, n'ayant pu vaincre, n'a pu changer le cours de l'histoire. Cf. lettre d'Engels à Danielson, 17 octobre 1893.

[43] Marx fait allusion au poème, écrit le 30 août par Freiligrath, « An Wolfgang im Felde » (à Wolfgang sur le champ de bataille), en l'honneur de son fils aîné.

[44] La Gazette générale d'Augsbourg avait publié, le 18 août 1870, une lettre de David Friedrich Strauss adressée « À Ernest Renan » le 12 août 1850.

[45] Engels a repris ici, en les modifiant légèrement, quelques vers tirés du poème de Heinrich Heine, Die Grenadiere, in Buch der Lieder.

[46] Arcadiens, allusion ironique à la majorité bonapartiste du Corps législatif. Ce nom correspond à celui d'un club bonapartiste de la rue des Arcades, mais sans doute aussi à celui des habitants de l'Arcadie, célèbres dans la mythologie grecque pour leur naïveté et leur candeur.

[47] Engels fait allusion à l'encerclement de l'armée française de Bazaine à Metz, où les assiégés capituleront le 27 octobre 1870. Il compare cette défaite à celle de Mac Mahon à Woerth le 6 août 1870 et à la capitulation du général autrichien Mack von Leiberich en 1805 à Ulm devant Napoléon 1er.

[48] Dans son article Sur la guerre (cf. Notes d'Engels, etc., op. cit., p. 93-98), Engels exposa, dans leur vérité, les motifs et le déroulement du siège de Strasbourg par les troupes allemandes.

[49] Pour permettre à Marx d'œuvrer à la théorie et de faire vivre sa nombreuse famille, Engels lui apportait un soutien financier.

[50] Dans son ouvrage Terrorisme et communisme. Contribution à l'histoire naturelle (sic !) de la révolution, Karl Kautsky mentionne ce passage (p. 40 de l'édition allemande), pour « démontrer), que Marx et Engels avaient modifié leur attitude, « naguère favorable» au terrorisme. En fait, même dans ce passage, Engels distingue entre le terrorisme qu'il revendique lui-même et qui inspire la terreur (aux autres), et le terrorisme vil de ceux qui tremblent eux-mêmes de peur et terrorisent les autres d'autant plus. Dans le premier cas, c'est le terrorisme du prolétariat, conscient du cadre, de l'effet, de la raison et du but de la terreur et, dans l'autre cas, c'est la terreur bourgeoise, instinctive, désordonnée et aveuglée. L'ouvrage de Kautsky a une pure valeur polémique contre la révolution russe, le prétexte en étant l'analyse de la Commune de Paris en opposition à la révolution de 1789. Trotsky lui répondit dans son brillant Communisme et terrorisme (Paris, Union Générale d'Éditions, 10/18,1963). Le seul reproche que l'on puisse adresser à Trotsky, c'est ne pas avoir systématiquement cité Marx et Engels eux-mêmes, abondamment utilisés par Kautsky, pour démontrer que, non seulement celui-ci choisissait des citations isolées de leur contexte littéraire et historique et écartait tout ce qui ne lui convenait pas, mais encore qu'il falsifiait la pensée de Marx dans les passages qu'il citait, comme on l'a vu ci-dessus. Mais il faut dire à la décharge de Trotsky que, lorsqu'il répondit à Kautsky, ce ne fut pas dans la paix d'un cabinet de travail pourvu de tous les moyens matériels et de la documentation voulue.
Terrorisant ses propres troupes, Engels estimait que « les gaillards qui ont abandonné le fort d'Issy, sans même avoir été attaqués, méritent d'être fusillés. La situation militaire [de la Commune] s'est gravement détériorée à la suite de cet acte de lâcheté ». Engels à H. Jung, le 10 mai 1871.

[51] Cette lettre contenant des instructions représente une forme d'intervention du « parti Marx » dans le cours des événements dramatiques de la période révolutionnaire en France. Comme tant d'autres, elle n'a pu être retrouvée.

[52] La mémoire historique des événements et des personnages permet à Marx-Engels d'établir et d'étayer leur prévision sur l'attitude des personnages dans le drame de la Commune. C'est particulièrement évident pour Jules Favre, dont le rôle sinistre fut dénoncé avec vigueur par Marx. Si ce « voyou » de Favre est bien à sa place dans la République du 4 Septembre, c'est que Marx a une piètre idée du nouveau régime.

[53] Après la chute du second Empire, Rochefort fut chargé de diriger la « Commission des barricades », responsable de l'aménagement des défenses (barricades et tranchées dans les rues de Paris).

[54] Metz capitule le 27 octobre.

[55] Après la chute du second Empire, Rochefort fut chargé de diriger la « Commission des barricades », responsable de l'aménagement des défenses (barricades et tranchées dans les rues de Paris).

[56] Dans cette lettre, Engels répond à Marx qui lui avait demandé de définir la guerre franco -prussienne et l'attitude à observer par les ouvriers. En Allemagne, Liebknecht avait défendu une thèse fondamentale juste (mais à partir de motivations erronées), celle-là même défendue par Marx dans sa Première Adresse: « les ouvriers allemands et français ne se font pas la guerre, mais échangent des messages de paix et d'amitié » (op. cit., pp. 280-281). Cependant, Liebknecht négligeait le fait que, du côté allemand, la guerre était défensive, ou mieux: qu'elle était encore progressive puisqu'elle permettait à l'Allemagne de se constituer en nation moderne. Mais Engels entrevoit déjà le tournant que va prendre la guerre du côté allemand: de défensive elle devient impérialiste. Il faut obtenir dès lors une paix honorable pour la France, une fois la République instaurée. Telle était, en gros, la position du Comité exécutif du parti social-démocrate allemand de Brunswick: cf. Marx-Engels, Écrits militaires, pp. 517-523.

[57] Le Conseil général, et Marx plus particulièrement, furent très dévoués, parmi les ouvriers anglais, dans l'action de soutien de la République française et dans la lutte pour obtenir sa reconnaissance diplomatique par l'Angleterre. Dès le 5 septembre, il y eut de puissantes manifestations, soutenues par les syndicats, à Londres, Birmingham, Newcastle et autres grandes villes; les ouvriers y adoptèrent des résolutions de sympathie pour la République française. Un mouvement s'amorça même pour proclamer la République en Angleterre. Les hautes sphères gouvernementales anglaises redoutèrent alors la contagion de la crise révolutionnaire et temporisèrent. Ce n'est qu'après la formation du gouvernement contre-révolutionnaire de Thiers, en février 1871, que le gouvernement anglais reconnut la République française.

[58] Cf. Notes sur la guerre de 1870-1871 d'Engels, op. cit., articles XVI et XVII, pp. 88-97.

[59] Engels fait allusion à la révolution espagnole bourgeoise, déclenchée en septembre 1868 par un soulèvement de la marine, suivi de l'abdication d'Isabelle II. Les masses populaires luttèrent avec énergie. La bourgeoisie et les grands propriétaires fonciers embourgeoisés arrivèrent au pouvoir, mais ils instaurèrent une monarchie constitutionnelle, en opposition à la volonté populaire. Ce n'est qu'en 1873 que fut proclamée la première République espagnole.

[60] Organe suprême de l'Union Douanière, créée en 1834 sous la direction de la Prusse et réorganisée en juillet 1867 par une convention entre la Confédération du Nord et les États du Sud. Le parlement douanier contribua à l'unité économique de l'Allemagne et prépara son unité politique en 1871.

[61] Il s'agit de l'appel « Au peuple allemand, à la démocratie socialiste de la nation allemande » du Conseil fédéral de l'Internationale de Paris, adressé par Henri Bachruch à Marx le 5 septembre 1870. Cet appel fut publié le 11 septembre par le Volksstaat de W. Liebknecht.

[62] Marx fait allusion au « Manifeste aux Sections de l'Internationale », rédigé par les bakounistes James Guillaume et Gaspard Blanc, et publié le 5 septembre 1870 dans la Solidarité de Neuchâtel.

[63] Marx fait allusion à la campagne du Conseil général en faveur de la reconnaissance de la République française et à ses diverses relations « privées » qui avaient accès aux journaux anglais, Eccarius, Edward Spencer Beesly, etc. Cf. note...

[64] Le 9 septembre 1870, les membres du Comité exécutif de Brunswick du parti ouvrier social-démocrate allemand Wilhelm Bracke, L. von Bornhorst, S. Spier, A. Kühn et H. Gralle ainsi que l'imprimeur Sievers furent arrêtés et internés dans la forteresse de Boyen.

[65] Engels fait allusion à l'appel de Victor Hugo « Aux Allemands », publié dans le Rappel et dans le Moniteur universel, le 10 septembre 1870.

[66] La plus cultivée est écrit suivant l'argot berlinois.

[67] Le Königlich Preussischer Staatsanzeiger du 10 septembre publia une lettre de Guillaume 1e, à sa femme, Augusta-Marie-Louise-Catherine.

[68] Traduction littérale du texte.


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