1862-95

Source : Édition Sociales, 1971.

marx

K. Marx - F. Engels

Lettres à L. Kugelmann

Lettre de Marx - 23 février 1865

Londres, le 23 février 1865.

1 Modena Villas, Maitland Park, Haverstock Hill.

Cher monsieur et ami [1],

J'ai reçu hier votre lettre qui m'a vivement intéressé et je vais répondre aux différents points qu'elle aborde.

Tout d'abord je veux vous exposer brièvement mes rapports avec Lassalle. Pendant toute sa campagne d'agitation nos relations furent suspendues : 1° à cause de ses fanfaronnades et de ses vantardises, ce qui ne l'empêchait pas, dans le même temps, de plagier sans la moindre vergogne mes (nos) ouvrages; 2° parce que je condamnais sa tactique politique; et 3° parce que je lui avais expliqué par le menu et « démontré » ici, à Londres, avant qu'il n'eût commencé son agitation, que c'était un non‑sens de croire que l'État prussien puisse entreprendre une action socialiste directe [2].. Dans les lettres qu'il m'adressa, de 1848 à 1863, ainsi que lors de nos entrevues personnelles, il avait toujours déclaré adhérer au Parti que je représente. Mais dès qu'il se fut convaincu à Londres (fin 1862) qu'il ne pourrait poursuivre son petit jeu avec moi, il décida de se poser en « dictateur ouvrier » contre moi et contre le vieux Parti. Malgré tout, je reconnus ses mérites d'agitateur quoique, vers la fin de sa courte carrière, son agitation elle-même m'apparût sous un jour de plus en plus équivoque. Sa mort subite, notre vieille amitié, les supplications de la comtesse de Hatzfeld, l'irritation provoquée par la lâcheté et l'insolence des feuilles bourgeoises envers celui qu'elles avaient tant redouté de son vivant, toutes ces raisons me déterminèrent à publier une courte déclaration contre ce misérable Blind; mais cette déclaration ne faisait nullement référence au contenu de l'action de Lassalle. C'est la Hatzfeld qui envoya la déclaration à la Nordstern. Pour ces mêmes raisons, et dans l'espoir de pouvoir en écarter les éléments qui me semblaient dangereux, je promis, ainsi qu'Engels, de collaborer au Sozial‑Demokrat (ce journal a publié une traduction de l'Address [3] et, sur son désir, j'ai rédigé à la mort de Proudhon, un article sur ce dernier), et je permis à la rédaction de nous considérer comme ses collaborateurs, après que Schweitzer nous eut envoyé le programme du journal qui était satisfaisant. En outre le fait que W. Liebknecht était officieusement membre de la rédaction constituait pour nous une garantie. Cependant, il s'avéra très vite ‑ nous en eûmes bientôt les preuves en main ‑ que Lassalle, en fait, avait trahi le Parti. Il avait conclu un véritable contrat avec Bismarck [4] (et naturellement sans avoir entre les mains la moindre garantie). Il devait se rendre à la fin de septembre 1864 à Hambourg, et là (avec ce fou de Schramm [5] et le mouchard prussien Marr) forcer Bismarck à annexer le Schleswig‑Holstein, c'est‑à‑dire proclarner cette annexion au nom des « ouvriers », etc. En compensation, Bismarck avait promis le suffrage universel et quelques charlataneries socialistes. Dommage que Lassalle n'ait pu jouer cette comédie jusqu'au bout ! Elle l'aurait sacrément ridiculisé et montré combien il avait été mystifié ! Toute autre tentation de ce genre eût été rendue impossible à jamais !

Lassalle s'est engagé sur cette fausse route parce que c'était un Realpolitiker [6], dans le genre de M. Miquel, mais de plus grande envergure et avec des objectifs plus considérables ! Bye the bye [soit dit en passant], j'étais depuis bien longtemps fixé sur Miquel : je m'expliquais son attitude par le fait que l'Union nationale [7] était une superbe occasion pour un avocaillon du Hanovre de sortir de ses quatre murs et se faire entendre par l'Allemagne. Il espérait ensuite, par un choc en retour, faire valoir sa « réalité » ainsi potentialisée dans son Hanovre et en plus jouer les Mirabeau hanovriens sous la protection prussienne. Tout comme Miquel et ses amis actuels ont saisi par les cheveux l'« ère nouvelle » inaugurée par le prince régent de Prusse pour jouer à l'union nationale et se cramponner au « groupe de tête : la Prusse » [8], tout comme ils ont proclamé leur « fierté bourgeoise » sous la protection de la Prusse, de même Lassalle voulait jouer les marquis de Posa[9] du prolétariat avec Philippe II de Brandebourg [10], Bismarck servant d'entremetteur entre lui et la monarchie prussienne. D'ailleurs, il ne faisait qu'imiter ces messieurs de l'Union nationale. Mais tandis que ces derniers invoquaient la « réaction » prussienne dans l'intérêt de la classe moyenne, Lassalle serra la main de Bismarck dans l'intérêt du prolétariat. Dans un sens, l'attitude de ces messieurs était plus justifiée que celle de Lassalle; le bourgeois est habitué à considérer que la « réalité », c'est son intérêt le plus immédiat, celui qui se trouve juste sous son nez. En outre, cette classe a toujours en fait conclu des compromis, même avec la féodalité, tandis que la classe ouvrière, par la nature même des choses, ne peut être sincèrement que « révolutionnaire ».

Pour une nature vaniteuse et aimant la mise en scène comme celle de Lassalle (qu'on ne pouvait espérer corrompre en lui proposant quelque poste, quelque place de bourgmestre, etc.), c'était une pensée bien séduisante : une action directe en faveur du prolétariat, réalisée par Ferdinand Lassalle ! En fait, il ignorait trop les véritables conditions économiques qu'impliquait une pareille action pour pouvoir être vraiment critique envers lui-même ! Quant aux ouvriers allemands, ils étaient «tombés trop bas » du fait du réalisme vil qu'avaient invoqué les bourgeois allemands pour tolérer la réaction de 1849‑1859 et assister passivement à l'abrutissement du peuple, pour ne pas acclamer ce rédempteur de foire qui leur promettait de les faire passer d'un seul bond en terre promise !

Reprenons le fil interrompu plus haut. A peine le Sozial‑Demokrat était‑il fondé, qu'on s'aperçut que la vieille Hatzfeld voulait exécuter après coup le « testament » de Lassalle. Elle était en relations avec Bismarck par l'intermédiaire de Wagener, de la Kreuz‑Zeitung. Elle mit l'« Arbeiterverein » (Allgemeinen Deutschen) [11],, le Sozial‑Demokrat, etc., à la disposition de Bismarck. L'annexion du Schleswig‑Holstein devait être proclamée dans le Sozial‑Demokrat, on devait accepter le patronage de Bismarck, etc. Tout ce beau plan fut déjoué par la présence de Liebknecht à Berlin et à la rédaction du Sozial‑Demokrat. Quoique la façon dont était rédigé le journal nous déplût, à Engels et à moi, malgré le culte flagorneur dont Lassalle était l'objet, les coquetteries avec Bismarck, etc., il était naturellement plus important, pour le moment, de ne pas rompre publiquement avec le journal, afin de déjouer l'intrigue de la vieille Hatzfeld et d'empêcher que le Parti ouvrier ne fût totalement compromis. C'est pourquoi nous fîmes bonne mine à mauvais jeu, tout en écrivant sans cesse privatim [en privé] au Sozial‑Demokrat qu'il devait faire front tout autant contre Bismarck que contre les progressistes [12].. Nous supportâmes même les intrigues de Bernard Becker (ce fat bouffi de suffisance qui prenait au sérieux l'importance que Lassalle lui avait attribuée par testament) contre l"International Workingmen's Association [13].

Pendant ce temps, les articles de M. Schweitzer dans le Sozial‑Demokrat devenaient de plus en plus bismarckiens. Je lui avais écrit auparavant qu'on pouvait intimider les progressistes dans la « question de la coalition », mais que le gouvernement prussien, jamais au grand jamais, n'accepterait l'abrogation complète de la loi de coalition, car cela entraînerait une brèche dans le système bureaucratique de l'État, supprimerait la tutelle qui pèse sur les ouvriers, le règlement en vigueur pour les domestiques, l'abolition du privilège nobiliaire de la bastonnade à la campagne, etc., ce que Bismarck ne permettrait jamais, et qui est d'ailleurs incompatible avec l'État prussien, cet État de fonctionnaires [14]. J'ajoutai que, même si la Chambre rejetait la loi de coalition, le gouvernement, pour la maintenir, se retrancherait derrière de grandes phrases (disant, par exemple, que la solution de la question sociale requiert des mesures « plus profondes », etc.). Toutes ces prévisions se confirmèrent. Et que fit M. von Schweitzer ? Il écrivit un article en faveur de Bismarck [15] et réserva tout son héroisme à l'attaque d'infiniments petits tels que Schulze, Faucher, etc.

Je crois que Schweitzer et consorts agissent de bonne foi, mais ce sont des Realpolitiker. Ils veulent faire la part des circonstances existantes et ne pas laisser aux seuls Miquel et Cie le privilège de ce « réalisme politique ». (Ces derniers semblent vouloir se réserver le droit d'intermixture [16] le avec le gouvernement prussien). Ils savent que les feuilles ouvrières et le mouvement ouvrier en Prusse (et par conséquent dans le reste de l'Allemagne) ne subsistent que par la grâce de la police. Ils veulent donc prendre les choses comme elles sont, ne pas provoquer le gouvernement, etc., tout comme nos Realpolitiker républicains sont prêts à accepter un Hohenzollern comme empereur « par‑dessus le marché ». Mais, comme je ne suis pas un Realpolitiker, j'ai estimé nécessaire avec Engels de cesser ma collaboration au Sozial‑Demokrat, en faisant une déclaration publique. (Vous la lirez bientôt sans doute dans quelque journal [17].)

Vous voyez par là, du même coup, pourquoi je ne peux actuellement rien faire en Prusse. Le gouvernement prussien a refusé catégoriquement de me donner la nationalité prussienne [18].. On ne me permettrait de faire de l'agitation en Prusse que si elle revêtait des formes agréables à un M. de Bismarck.

J'y préfère cent fois l'agitation que je mène ici, par le canal de « l'Association internationale ». L'influence sur le prolétariat anglais est directe et de la plus haute importance. Nous stir [agitons] actuellement la General Suffrage Question [la question du suffrage universel] [19] qui a ici, naturellement, une toute autre importance qu'en Prusse.

Dans l'ensemble, les progrès de cette « Association » dépassent toutes les espérances, ici, à Paris, en Belgique, en Suisse et en Italie. Il n'y a qu'en Allemagne où nous ayons à affronter les successeurs de Lassalle, naturellement. D'une part, ils craignent bêtement de perdre leur importance; d'autre part, ils connaissent mon opposition déclarée contre ce que les Allemands appellent la Realpolitik. (Il s'agit de cette sorte de « réalité » qui place l'Allemagne si loin derrière tous les pays civilisés.)

Étant donné que toute personne qui prend une carte à 1 shilling peut devenir Member of the Association [membre de l'Association], que les Français ont choisi la forme de l'individual membership [l'adhésion individuelle] (ainsi que les Belges), car la loi leur interdit de se joindre à nous en tant qu'« Association », et puisque la situation est semblable en Allemagne, je viens de décider d'inviter mes amis d'ici et ceux d'Allemagne à fonder de petites sociétés dont chaque membre prendra une English card of membership [carte anglaise d'adhérent] quel que soit le nombre de members [adhérents] dans chaque localité. L'Association anglaise étant publique, rien ne s'oppose à cette façon d'agir, même en France. J'aimerais que vous entriez de cette manière en relation avec Londres etque cela se fasse aussi dans votre proche entourage.

Je vous remercie pour votre ordonnance. Chose étrange, trois jours avant de la recevoir, j'ai eu une nouvelle éruption de cette vilaine maladie. L'ordonnance est donc arrivée à point.

Je vous enverrai d'ici quelques jours 24 Address [20] de plus. Un ami m'interrompt à l'instant et comme je tiens à envoyer cette lettre, je remets à la prochaine fois ma réponse à d'autres points de votre lettre.

Votre

K. M.

Notes

[1] Karl Marx écrivit cette lettre où il s'exprime sans réserve et d'une façon détaillée sur Lassalle environ six mois après la mort de celui‑ci. Les éditeurs de la Neue Zeit, lors de la publication des lettres, en 1902, ne la publièrent pas, sans même faire la moindre allusion au fait que la collection des lettres était incomplète.

[2] Lassalle était persuadé que Bismarck, dans sa lutte contre le particularisme, pour l'unification de l'Allemagne sous l'égide de la Prusse, avait besoin de s'appuyer sur les masses. Il croyait que l'État prussien, en retour, serait amené à prendre des mesures de caractère socialiste.

[3] Adresse inaugurale dont Marx avait assuré la traduction.

[4] Dans une lettre du 11 juin 1863, Engels exprimait déjà la crainte que « Lassalle ne travaille actuellement tout à fait pour le compte de Bismarck ». Une lettre de Wilhelm Liebknecht, antérieure au 20 janvier 1865, confirma Marx et Engels dans l'idée que Lassalle avait conclu un pacte avec Bismarck. Il semble que les deux hommes se soient rencontrés une première fois les 12 ou 13 mai 1863. Lassalle proposa à Bismarck une alliance contre l'opposition bourgeoise : en échange serait accordé le suffrage universel et l'État subventionnerait des coopératives de production. Au cours de l'été 1864 Lassalle accepta de faire, au sein de l'Association générale des travailleurs allemands, de la propagande en faveur de l'annexion du Schleswig‑Holstein par la Prusse.

La correspondance Lassalle-Bismarck publiée en 1928 par Gustav Mayer confirma en tous points la lettre de W. Liebknecht.

[5] Il est question ici de Rudolf Schramm.

[6] Homme politique pour qui seule compte la « réalité », c'est‑à‑dire les résultats immédiats.

[7] Association de la bourgeoise libérale qui se proposait de militer en faveur de la solution « petite‑allemande » c'est‑à‑dire de l'unification de l'Allemagne sous l'égide de la Prusse, l'Autriche étant exclue. L'Union fut fondée à Francfort en 1859. Elle regroupait essentiellement les membres du parti libéral fondé à Gotha en 1849. L'Union nationale cessa d'exister en 1867 après la guerre austro-prussienne. Ses membres fondèrent par la suite le parti national-libéral.

[8] Lorsqu'il fut proclamé régent en octobre 1858, le prince Guillaume (qui devint roi de Prusse en 1861) annonça un « cours nouveau », limogea le cabinet Manteuffel et appela des libéraux au gouvernement. La presse bourgeoise célébra à l'envi le début de cette « ère nouvelle ». En réalité, aucune des réformes espérées par la bourgeoisie ne fut réalisée. La venue au pouvoir de Bismarck, en septembre 1862, mit définitivement un terme à cette « ère nouvelle ». L'expression entre guillemets, en allemand, preussische Spitze fait allusion à un discours de Frédéric‑Guillaume IV à Berlin, le 21 mars 1848. Il déclara qu'il était prêt à « se mettre à la tête du peuple allemand » pour sauver l'unité allemande. Par la suite l'expression fut employée pour désigner la volonté de la Prusse de réaliser l'unité allemande sous sa direction.

[9] Le marquis de Posa est le héros d'une pièce de Schiller : Don Carlos; il se fait fort de « persuader » le tyran Philippe II de la justesse de sa cause. Posa est devenu le symbole de celui qui croit pouvoir modifier le cours de l'histoire grâce à ses qualités personnelles, son intelligence, ses beaux discours et ses nobles idées.

[10] Le roi de Prusse (Guillaume I°).

[11] L'Association générale des travailleurs allemands fut la première organisation politique indépendante de la classe ouvrière allemande. Au Congrès de fondation, le 23 mai 1863, Lassalle fut élu président. S'il eut le mérite de dissiper les illusions petites‑bourgeoises, encore vivaces dans les milieux ouvriers, Lassalle ne vit pas dans l'action révolutionnaire des masses le moteur essentiel de l'histoire et attacha une importance excessive au suffrage universel. Il imposa à l'Association une organisation dictatoriale et encouragea le culte de la personnalité.

En 1869 l'opposition anti‑lassallienne quitta l'Association pour fonder à Eisenach le parti ouvrier social‑démocrate, dirigé par Liebknecht et Bebel.

La comtesse de Hatzfeld était une amie de longue date de Lassalle.

[12] Le parti progressiste avait été fondé en juin 1861. Il préconisait l'unité allemande sous l'égide de la Prusse, un Parlement panallemand devant lequel le ministère serait responsable, mais par crainte d'une révolution populaire, il ne soutenait pas les réformes démocratiques fondamentales (suffrage universel, liberté de la presse, etc.). Après la guerre de 1866, son aile droite, qui approuvait la politique bismarckienne fit sécession et participa à la fondation du parti national‑libéral.

[13] On peut lire dans M.E.W., t. 31, p. 444, un projet de lettre de Marx à J. B. von Schweitzer où il proteste contre ces intrigues de Becker.

[14] Dans le sens : de État où l'influence du fonctionnaire est prédominante.

[15] J. B. Schweitzer publia une série d'articles intitulée « Das Ministerium Bismarck » [le ministère Bismarck]. Marx fait allusion à la troisième partie de cette série, parue le 17 février 1865 dans le Sozial‑Demokrat.

[16] C'est‑à‑dire ici le droit de nouer des compromis.

[17] Voir M.E.W., t. 16, p. 179. Elle parut dans le Sozial‑Demokrat du 3 mars 1865.

[18] Marx avait entrepris des démarches au cours de son séjour à Berlîn au printemps 1861 en vue de récupérer sa nationalité prussienne. Sa requête fut rejetée en dépit des mesures d'amnistie décidées à l'occasion de l'accession au trône de Guillaume I°.

[19] Marx avait participé à la fondation d'un Comité pour le suffrage universel (23 février 1865).

[20] Adresse inaugurale de l'Internationale.


Texte surligné en jaune : en français dans le texte.

Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.