1862-95

Source : Édition Sociales, 1971.

marx

K. Marx - F. Engels

Lettres à L. Kugelmann

Lettre de Jenny Marx - 30 octobre 1869

Le 30 octobre 1869.

Mon cher « Docteur », [1]

Merci beaucoup de votre lettre et de la reproduction du portrait de votre chère maman. Elle est excellente et même meilleure que la peinture originale J'ai été très contente de la recevoir. Cela m'a fait plaisir d'apprendre que vous vous sentiez mieux : puisse le temps atténuer peu à peu la grande perte que vous avez subie. Songez‑y : « après la fièvre agitée de la vie, elle dort profondément, rien ne peut plus lui faire mal » [2]. Cette pensée n'est‑elle pas consolante ?

J'ai écrit un mot à Madame Menke [3]. Je vous suis fort obligée de ce rappel opportun ; je dois pourtant dire en ma faveur qu'avant l'arrivée de votre mot, j'avais songé à écrire à « Mariechen ».... mais je ne sais trop comment... ma foi !... le chemin de l'enfer, comme on dit, est pavé de bonnes intentions. Le Maure [4] lui a aussi écrit quelques lignes. Il va bien mieux et est presque parvenu à se débarrasser de cette toux gênante qui l'a tellement tourmenté à Hanovre. Il vous envoie ses amicales salutations et espère que vous l'excuserez de ne pas vous écrire, car il est à présent très occupé à lire un livre qui vient de paraître en russe et dont la lecture ne lui donne pas peu de mal sur la situation de la paysannerie russe [5], qui, semble‑t‑il, est exactement à l'opposé de l'image qu'en donne le fantaisiste Carey [6] : elle n'est rien moins qu'enviable. « Le bonheur ne fleurit pas en Russie. » Ce livre vient à peine de paraître; il est très important que le Maure, dans son second volume [7], fasse connaître les données qu'il contient. En attendant, la traduction française du premier volume est en bonne voie [8]. Dans un mois, le troisième chapitre sera prêt pour la correction; c'est du moins ce qu'écrit Paul [Lafargue], qui a rendu visite au traducteur il y a quelques jours. Dans une pauvre maison, dans une chambre plus pauvre encore, où ne se trouvent que deux chaises, une table, un lit et quelques planches pour les livres, nous écrit Paul, il a trouvé M. Keller [le traducteur] au travail. Il est jeune, intelligent, enthousiaste. Paul en est enchanté et admire particulièrement son grand pouvoir travailleur et son énergie ; et en vérité, qui pourrait ne pas l'admirer ? Afin de poursuivre ses études (il s'intéresse à diverses sciences, mais surtout aux sciences sociales), ce jeune homme vit relativement dans la misère. Son père est un riche industriel dont il a dirigé l'usine pendant sept ans, mais, dégoûté de son métier de garde-chiourme, M. Keller a abandonné sa situation.

Paul a rencontré deux autres socialistes chez M. Keller. Le parti socialiste, nous écrit‑il, se constitue à Paris et commence à tenir le haut du pavé; quoiqu'il n'ait pas de journal, il a les réunions publiques et l'agitation personnelle. Sans nul doute, le parti socialiste a surgi de l'effondrement des Simon, Pelletan, Bancel [9] et Gambetta. Le peuple français a découvert que ce sont les tonneaux vides qui font le plus de bruit ; il a vu ces grands bavards se dérober et il refuse de prendre pour argent comptant leurs bonnes intentions et leur espoir de « pouvoir, en prenant la fuite, livrer combat un autre jour » [10].

A Londres, l'événement de la semaine a été une manifestation féniane organisée en vue d'obtenir du gouvernement qu'il relâche les prisonniers irlandais [11]. Tussy, qui rentre d'Irlande plus irlandaise que jamais [12], n'a pas eu de cesse qu'elle n'eût persuadé le Maure, maman et moi de l'accompagner à Hyde Park où avait lieu le meeting. Ce parc, le plus grand de Londres, n'était plus qu'une masse d'hommes, de femmes et d'enfants; il y avait du monde jusque sur les plus hautes branches des arbres. Le nombre des personnes présentes a été évalué par les journaux à environ 70 000, mais comme ces journaux sont anglais, ce chiffre est sans doute au‑dessous de la réalité. Les manifestants ont défilé, portant des drapeaux rouge, vert et blanc, avec toutes sortes de mots d'ordre, tels que « Gardez votre poudre sèche ! La désobéissance aux tyrans est un devoir envers Dieu » et, émergeant par‑dessus les drapeaux, il y avait une profusion de bonnets rouges qu'on portait en chantant « la Marseillaise ». Ce spectacle et ces chants ont dû troubler sérieusement la dégustation du porto dans les clubs. Le lendemain, lundi, tous les journaux s'en prenaient furieusement à ces satanés « étrangers », et maudissaient le jour où ils avaient débarqué en Angleterre pour dépraver l'honnête John Bull avec leurs drapeaux rouge sang, leurs chœurs bruyants et autres horreurs.

C'est l'heure du thé et j'ai promis à Tussy de lui griller quelques marrons. Remerciez donc votre bonne étoile ou plutôt les marrons de l'interruption de ce gribouillage (vous avez dû sûrement penser que je n'arriverais jamais à m'arrêter). Avec les meilleurs souvenirs de tout le monde à la maison, croyez-moi, mon cher « Docteur »,

Bien fidèlement vôtre.

Jenny Marx

Vous semblez surpris que je vous donne ce titre ronflant. Croyez que je ne songe pas à vous le refuser. Dans « notre société nouvelle », on n'aura guère besoin de prêtres du corps, ils feront faillite tout comme leurs frères, les médecins de l'âme. En attendant, je vous souhaite beaucoup de chance : jouissez de vos titres tant qu'ils existent !

Ci‑joint la photographie de Weerth [13].

Notes

[1] Comme nous l'avons mentionné dans l'avant‑propos nous reproduisons ces lettres dans la traduction de Paul Meier (La Pensée, n° 74 et 75). Pour les notes, nous avons souvent repris celles qu'avait rédigées Émile Bottigelli, pour la première publication de ces lettres.

[2] Shakespeare : Macbeth, Acte III, Sc. II. Shakespeare était l'auteur favori de Jenny (son père aussi le plaçait au premier rang). Elle a même joué à Londres, dans un théâtre d'amateurs, le rôle de Lady Macbeth.

[3] Mme Maria Menke était la femme de Theodor Heinrich Menke dont Marx avait fait la connaissance à Hanovre, par le truchement de Kugelmann en 1867. Menke avait lu Contribution à la critique de l'économie politique « avec admiration » et rédigé une série de notes pour Le Capital.

[4] Le Maure, surnom familier de Marx, dû à la couleur foncée de son teint et à ses cheveux noirs.

[5] Il s'agit du livre de Flerovski : La Condition de la classe laborieuse en Russie, Saint‑Pétersbourg, 1869. Au mois d'octobre, Marx avait reçu cet ouvrage (lettre à Engels du 23 octobre 1869) qui lui parut particulièrement important pour ses travaux du fait des renseignements donnés sur la paysannerie. Il se mit à apprendre le russe pour pouvoir le lire.

[6] Il s'agit de l'économiste vulgaire Henry Charles Carey (1793-1879), violemment critiqué par Marx dans Le Capital.

[7] Du Capital.

[8] Cette nouvelle tentative de traduction en français du Capital par Ch. Keller n'aboutira pas non plus. Il semble que les premiers chapitres aient été même imprimés, mais les épreuves furent détruites. L'édition sera assurée par La Châtre entre 1872 et 1875 sur une traduction de Joseph Roy.

[9] Comme Gambetta, Jules Simon, Eugène Pelletan et Désiré Bancel (de la Drôme) sont des républicains bourgeois adversaires de l'Empire. (Voir ci‑dessous p. 179 et suiv.)

[10] Citation de Goldsmith : The Art of Poetry on a New Plan.

[11] Le dimanche 24 octobre, une grande manifestation eut lieu à Hyde Park pour réclamer l'autonomie de l'Irlande.

[12] Eleanor Marx avait fait avec Engels et la seconde femme de celui‑ci, Lizzy Burns qui était irlandaise, un voyage en Irlande au cours de l'été 1869.

[13] Georg Weerth (1822‑1856) : poète rhénan, membre de la Ligue des conununistes qui collabora à la Neue Rheinische Zeitung. Se réfugia en Angleterre après la révolution de 1848.


Texte surligné en jaune : en français dans le texte.

Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.