1862-95

Source : Édition Sociales, 1971.

marx

K. Marx - F. Engels

Lettres à L. Kugelmann

Lettre de Marx - 4 février 1871

Londres, le 4 février 1871.

Cher Kugelmann,

J'ai appris avec regret par ta dernière lettre que ton état de santé a de nouveau empiré. Le mien a été passable pendant les mois d'automne et d'hiver, quoique la toux que j'ai contractée lors de mon dernier séjour à Hanovre ait persisté jusqu'à présent.

Je t'avais envoyé le numéro du Daily News qui contenait ma lettre [1]. Manifestement il a encore été saisi comme mes envois précédents. Aujourd'hui je te joins la coupure de presse ainsi que la Première Adresse du Conseil Général. A vrai dire la lettre ne contenait rien d'autre que des faits, c'est justement pour ça qu'elle a porté.

Tu sais l'opinion que j'ai des middleclass heroes [héros de la bourgeoisie]. MM. Jules Favre [2] (tristement célèbre depuis l'époque du Gouvernement provisoire et de Cavaignac) et Cie n'en ont pas moins dépassé mon attente. Ils ont commencé par permettre à ce sabre orthodoxe, à ce crétin militaire ‑ c'est ainsi que Blanqui caractérisait avec raison Trochu [3] ‑ d'exécuter son plan. Ce plan consistait tout simplement à prolonger la résistance passive de Paris jusqu'à la dernière extrémité, C'est‑à‑dire jusqu'au starvation point [jusqu'à la famine] et de réduire par contre l'offensive à des manœuvres pour la frime, à des sorties platoniques. Je ne dis pas cela par simple « conjecture ». Je connais la teneur d'une lettre que Jules Favre a écrite lui‑même à Gambetta [4] et dans laquelle il se plaint de n'avoir pu, pas plus que d'autres membres du gouvernement blottis à Paris, obtenir de Trochu qu'il prépare sérieusement une offensive. Trochu ne cessait de répondre que pareille mesure apporterait de l'eau au moulin de la démagogie parisienne. Gambetta lui répondit : Vous avez prononcé voire propre condamnation ! Trochu considérait comme bien plus important de maintenir à Paris les Rouges sous le boisseau, à l'aide de ses gardes du corps bretons (qui lui rendaient les mêmes services que les Corses à Louis Bonaparte) que de battre les Prussiens. Tel est le secret véritable des défaites subies tant à Paris qu'en France, partout où la bourgeoisie, d'accord avec la majorité des autorités locales, a appliqué le même principe.

Le plan de Trochu mené jusqu'à son climax [apogée] jusqu'au moment où Paris était forcé de se rendre ou de mourir de faim ‑ il ne restait plus à Jules Favre et Cie d'imiter, l'exemple du commandant de la citadelle de Toul [5]. Il ne capitula pas. Il se borna à déclarer aux Prussiens que le manque de vivres le contraignait à cesser sa défense et à ouvrir les portes de la forteresse. Qu'ils fassent ce qui leur plairait.

Mais Jules Favre ne se contente pas de signer une capitulation en bonne et due forme [6]. Après avoir déclaré que lui, ses collègues du gouvernement et Paris étaient prisonniers du roi de Prusse, il a l'impudence d'agir au nom de toute la France. En dehors de Paris, que savait‑il de l'état de la France ? Absolument rien, si ce n'est ce que Bismarck avait la bonté de lui faire savoir.

Mieux encore, ces Messieurs les prisonniers du roi de Prusse vont jusqu'à déclarer que la fraction du gouvernement réfugiée à Bordeaux [7] et encore libre ne dispose plus des pleins pouvoirs qu'elle détenait et ne saurait plus agir que d'accord avec eux, les prisonniers du roi de Prusse.

Et puisque prisonniers de guerre, ils ne peuvent agir que selon le diktat de leur vainqueur, ils ont, ce faisant, proclamé de facto le roi de Prusse autorité suprême en France.

Louis Bonaparte lui‑même, après avoir capitulé et avoir été fait prisonnier à Sedan, fit preuve de moins d'impudence. En réponse aux propositions de Bismarck, il déclara qu'il ne pouvait engager de négociation, puisque, prisonnier de guerre de la Prusse, il avait cessé de détenir en France quelque autorité que ce fût.

J. Favre pouvait tout au plus accepter un armistice pour toute la France sous condition, c'est‑à‑dire sous réserve de la ratification de cet accord par le gouvernement de Bordeaux qui seul avait qualité et pouvoir de convenir des clauses de cet armistice avec les Prussiens. Celui‑ci n'aurait en tout cas pas permis aux Prussiens d'exclure de l'armistice le secteur oriental du théâtre de la guerre, ni d'arrondir de façon si avantageuse leur zone d'occupation !

Rendu insolent par l'usurpation commise par ses prisonniers qui, tout captifs qu'ils sont, continuent à jouer au gouvernement français, Bismarck intervient sans gêne dans les affaires intérieures de la France. Il proteste, le noble cœur, contre le décret de Gambetta relatif aux élections générales à l'Assemblée [8], sous prétexte qu'il porterait atteinte à la liberté électorale ! Indeed [vraiment] ! Gambetta devrait riposter en protestant contre l'état de siège et contre tout ce qui, en Allemagne, supprime la liberté des élections au Reichstag.

J'espère que Bismarck maintiendra ses conditions de paix [9] ! Une contribution de guerre de 400 millions de livres sterling, la moitié de la dette anglaise! Voilà un langage que même les bourgeois français comprendront ! Ils finiront peut‑être par comprendre que, en mettant les choses au pire, ils ne peuvent que gagner à la continuation de la guerre.

La mob [populace], distinguée ou non, ne juge que par l'apparence, la façade, le succès immédiat. Pendant vingt ans, elle a porté aux nues Louis Bonaparte all over the world [dans le monde entier]. En fait, même à son apogée, j'ai toujours montré que c'était une canaille médiocre. J'ai la même opinion du junker Bismarck. Néanmoins, je ne tiens pas Bismarck pour aussi sot qu'il paraîtrait s'fi était libre de sa diplomatie. La chancellerie russe a empêtré cet homme dans des rets que seul un lion pourrait déchirer, et ce n'est pas un lion.

Bismarck exige par exemple que la France lui livre ses 20 meilleurs vaisseaux de guerre et, aux Indes, Pondichéry ! Pareille idée ne peut pas venir d'un diplomate prussien véritable. Il saurait, en effet, que Pondichéry, une fois prussienne, ne serait qu'un gage prussien entre les mains de l'Angleterre; que celle‑ci, si elle le voulait, capturerait les 20 vaisseaux avant qu'ils ne soient entrés dans la Baltique et que de telles exigences ne peuvent avoir qu'un but : inspirer de la défiance à John Bull avant que les Prussiens ne soient out of the French wood [sortis du maquis français] et, du point de vue de la Prusse, ce but est absurde. La Russie, elle, avait intérêt à provoquer précisément ce résultat pour s'assurer davantage encore le vasselage de la Prusse. En fait, ces exigences ont provoqué un revirement total au sein de la pacifique bourgeoisie anglaise. Tout le monde à présent réclame la guerre à grands cris. Cette provocation envers l'Angleterre et cette menace contre ses intérêts affolent même les bourgeois. Il est plus vraisemblable que grâce à cette sagesse bien prussienne Gladstone et Cie will be kicked out of office and supplanted by a ministry declaring war against Prussia [seront renversés et remplacés par un ministère qui déclarera la guerre à la Prusse].

D'autre part, en Russie, la situation semble très difficile. Depuis que Guillaume s'est métamorphosé en empereur, le parti vieux‑moscovite, anti‑allemand, avec l'héritier présomptif à sa tête, a repris tout à fait le dessus. Il a l'opinion publique pour lui. Il ne comprend rien à la subtile politique de Gortchakov. Aussi est‑il probable que le tzar [10] devra ou bien changer complètement l'orientation de sa politique extérieure, ou bien that he will be obliged to kick the bucket [qu'on lui fera mordre la poussière] comme à ses prédécesseurs Alexandre I°, Paul et Pierre III.

Si, en Angleterre et en Russie, se produisait en même temps un changement de politique, where would Prussia be [qu'adviendrait‑il de la Prusse] en ce moment où ses frontières du Nord-Est et du Sud‑Est sont ouvertes à l'invasion sans résistance possible, où la puissance militaire de l'Allemagne est épuisée ? Il ne faut pas oublier que l'Allemagne prussienne a envoyé, depuis le début de la guerre, 1 500 000 hommes en France et que, sur ce nombre, il n'en reste plus sur pied qu'environ 700 000 !

Contrairement aux apparences, la situation de la Prusse est donc anything but pleasant [rien moins qu'agréable]. Que la France tienne, qu'elle mette à profit l'armistice pour réorganiser son armée et donne enfin à la guerre un caractère vraiment révolutionnaire ‑ ce fûté de Bismarck fait tout son possible to this end [pour parvenir à ce but] ‑ et le jeune Empire borusso [11]‑germanique pourrait bien recevoir pour son baptême une rossée à laquelle il ne s'attend nullement.

My best compliments to the comtess and [Mes meilleurs compliments à la comtesse et] à Françoise.

Ton K. M.

A propos : Tu m'as écrit un jour au sujet d'un livre de Haxthausen traitant de la situation de la propriété foncière en Westphalie (à ce que je crois). Tu me ferais plaisir en me l'envoyant. Aie donc la bonté d'expédier la coupure ci‑jointe au docteur Jacoby (Königsberg), mais affranchis‑la par mesure de précaution.

Prie ta femme d'écrire sur la lettre ci‑jointe l'adresse du docteur Jacoby.

Jenny me charge d'envoyer ses amitiés à Trautchen, Fränzchen et Wenzelchen [12] ‑ ce que je fais.


(Dans cette lettre se trouvait une coupure du Daily News de Londres reproduisant une lettre de Marx datée du 16 janvier 1871, dont voici la traduction. La rédaction du Daily News lui avait donné pour titre : « La liberté de la presse et de parole en Allemagne »).

A l'Éditeur du Daïly News.

Monsieur,

Lorsque Bismarck fit grief au gouvernement français d'« avoir empêché qu'en France l'opinion s'exprime librement par la presse et l'élection de députés », il voulait évidemment faire simplement une astuce berlinoise. Si vous désirez connaî­tre la « véritable » opinion française, adressez‑vous s'il vous plaît à M. Stieber, éditeur du Moniteur de Versailles et mou­chard prussien notoire !

Sur l'ordre exprès de Bismarck, Messieurs Bebel et Liebcknecht ont été arrêtés sous l'inculpation de haute trahison, tout simplement parce qu'ils avaient osé remplir leur devoir de députés allemands, c'est‑à‑dire protester au Reichstag contre l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine, voter contre de nouveaux crédits de guerre, exprimer leur sympathie envers la République française et dénoncer la tentative de transformer l'Allemagne en une vaste caserne prussienne. Pour avoir exprimé les mêmes opinions, les membres du Comité social-démocrate de Brunswick sont traités, depuis le début de septembre dernier, comme des galériens et sont toujours sous le coup de poursuites pour haute trahison qui ressortissent à la farce. De nombreux travailleurs qui ont diffusé le manifeste de Brunswick ont connu le même sort. Sous des prétextes analogues, M. Hepner, second rédacteur du Volkstaat de Leipzig, est inculpé de haute trahison. La diffusion des rares journaux indépendants allemands qui existent en dehors de la Prusse est interdite dans les États des Hohenzollern. Quotidiennement des meetings de travailleurs allemands en faveur d'une paix honorable avec la France, sont dispersés par la police. En vertu de la doctrine officielle prussienne telle que le général Vogel de Falkenstein eut la naïveté de la formuler, tout Allemand qui « essaye de s'opposer aux objectifs de l'Etat-major prussien en France » se rend coupable de haute trahison. Si Gambetta et Cie étaient forcés, comme les Hohenzollern, d'empêcher par la violence que ne s'exprime l'opinion publique, ils n'auraient qu'à employer la méthode prussienne et, sous le prétexte de la guerre, ils n'auraient qu'à proclamer l'état de siège dans toute la France. Les seuls soldats français se trou­vant en territoire allemand moisissent dans les geôles prussien­nes. Mais le gouvernement prussien ne s'en sent pas moins obligé de maintenir rigoureusement l'état de siège, c'est‑à‑dire la forme la plus brutale et la plus révoltante du despotisme militaire, la suppression de toute légalité. Le sol français est occupé par environ un million d'envahisseurs allemands. Et cependant le gouvernement français peut, sans la moindre crainte, renoncer aux méthodes prussiennes destinées à « rendre possible la libre expression de l'opinion ». Comparez ces deux tableaux ! Il s'est avéré, cependant, que l'Allemagne était un champ trop étroit pour l'amour universel que Bismarck éprouve pour la liberté d'opinion. Lorsque les Luxembourgeois manifestèrent leurs sympathies pour la France, Bismarck prit entre autres choses prétexte de la manifestation de ces sen­timents pour se soustraire aux obligations du traité de neutralité de Londres. Lorsque la presse belge commit un péché sembla­ble, l'ambassadeur prussien à Bruxelles, M. von Balan invita le ministère belge à interdire non seulement tous les articles antiprussiens dans les journaux, mais de simples reportages de nature, disait‑il, à encourager les Français dans leur guerre d'indépendance. Exigence bien modeste, en vérité : abroger la Constitution belge pour le roi de Prusse. A peine quelques journaux de Stockholm s'étaient‑ils permis de lancer quelques plaisanteries innocentes sur la notoire « piété [13] » de Guillaume Annexandre [14], que Bismarck harcela le Cabinet suédois de lettres furibondes. Même sous le méridien de Saint‑Pétersbourg, il réussit à découvrir une presse trop libre. Sur son humble demande, les rédacteurs des principaux journaux pétersbourgeois furent mandés chez le censeur en chef qui leur ordonna de s'abstenir de toute remarque critique sur le fidèle vassal borusse [15] du tsar. L'un de ces rédacteurs, M. Zagouliaiev, out l'imprudence de dévoiler dans les colonnes du Golos le secret de cet avertissement. Immédiatement la police russe se précipita sur lui et le relégua dans quelque lointaine province. Ce serait une erreur de croire que ces procédés de police sont dus uniquement au paroxysme de la fièvre guerrière. Ils constituent, au contraire, la véritable et méthodique mise en oeuvre des principes de la législation prussienne. De fait le code pénal prussien contient une disposition surprenante en vertu de laquelle tout étranger est susceptible d'être poursuivi dans son propre pays ou un pays étranger « pour offense au roi de Prusse » qu'il s'agisse d'actes ou d'écrits ! La France ‑ et sa cause est heureusement loin d'être désespérée ‑ combat en ce moment non seulement pour sa propre indépendance nationale, mais, pour la liberté de l'Allemagne et de l'Europe.

Veuillez agréer...

Karl Marx.

Londres, le 16 janvier.

Notes

[1] « Die Presse‑und Redefreiheit in Deutschland [La liberté de la presse et de parole en Allemagne] », M.E.W., t 17, pp. 283‑285.

[2] Jules Favre (1809‑1880) : ministre des Affaires étrangères du gouvernement de la Défense nationale, puis du gouvernement formé par Thiers.

[3] Louis‑Jules Trochu (1815‑1896) : général, gouverneur de Paris à partir d'août 1870. Président du gouvernement de la Défense nationale.

[4] Léon Gambetta (1838‑1882) : membre du gouvernement de la Défense nationale. Partisan de la résistance à l'envahisseur.

[5] La citadelle de Toul était assiégée depuis le 19 aoùt 1870. Le 23 septembre, Hück qui commandait la place cessa toute résistance.

[6] Jules Favre et Bismarck signèrent le 28 janvier 1871 une convention d'armistice. Était prévue l'élection d'une Assemblée nationale qui déciderait de la paix ou de la guerre. Les élections eurent lieu le 8 février. Thiers désigné comme chef du pouvoir exécutif engagea aussitôt des pourparlers avec Bismarck qui aboutirent à la signature à Versailles, le 26 février, de préliminaires de paix. Le traité lui‑même, fut conclu à Francfort le 10 mai.

[7] A la mi‑septembre 1870 plusieurs ministres du gouvernement de, la Défense nationale, constitué à Paris le 4, quittèrent la capitale pour organiser la résistance en province. Cette délégation que présidait Gambetta s'installa à Tours, puis, le 6 décembre, à Bordeaux.

[8] Le décret du 31 janvier 1871 (du gouvernement de Bordeaux) privait du droit de vote des personnalités qui s'étaient compromises avec le Second Empire. Le 3 février Bismarck protesta contre ces limitations. Le 4 un décret du gouvernement de Paris ayant annulé la décision prise à Bordeaux le 31 janvier, Gambetta démissionna.

[9] Elles avaient été publiées dans le Times du 2 février 1871.

[10] Alexandre II.

[11] C'est‑à‑dire prusso.

[12] Diminutifs affectueux désignant la femme de Kugelmann, sa fille et lui‑même.

[13] La bigoterie du roi de Prusse était célèbre.

[14] Annexandre au lieu de Alexandre. Jeu de mots, de Marx. Annexandre évoque évidemment annexion.

[15] Prussien.


Texte surligné en jaune : en français dans le texte.

Texte surligné en bleu : en anglais dans le texte.