1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Introduction par R. Dangeville

Théorie marxiste du parti


Dans cette introduction, nous nous efforçons de grouper en ordre logique les formulations de Marx-Engels sur le parti, celles-ci étant éparses dans leurs écrits les plus divers — ouvrages publiés ou inédits, études, notes, correspondance, discours, manifestes, exposés et interventions dans des réunions publiques ou de parti, etc. Elles jaillissent, ici, en conclusion de la critique économique, philosophique ou historique, là, de l’activité politique, syndicale ou organisatrice, de Marx-Engels, comme synthèse et guide de l’action du prolétariat.

Pour esquisser la conception générale du parti, de son mode d’action, de sa nature, de sa fonction et de son but historiques, tout au long de cette introduction, nous reproduirons donc les citations de Marx-Engels qui forment, chaque fois, les points de repère ou jalons de l’exposé.

Pour définir les classes, la science moderne bourgeoise procède selon la vieille méthode métaphysique : elle prend un instantané de la société à un moment donné, et analyse ensuite ce modèle ou tableau pour cataloguer les divers groupes d’individus qui forment la collectivité. Puis les statisticiens, sociologues et démographes — gens à courte vue s’il en est — y effectuent mille divisions, faisant observer qu’il n’y a pas deux, trois ou quatre classes, mais qu’on peut en déceler dix, vingt, voire cent, séparées entre elles par des gradations successives et des zones intermédiaires indéfinissables.

À l’instar de la bonne vieille dialectique, la critique marxiste voit l’histoire comme un film qui déroule ses tableaux les uns après les autres : c’est dans les caractères saillants de ce mouvement que la classe doit être cherchée et reconnue. On obtient alors des éléments bien différents pour distinguer le protagoniste du drame social qu’est la classe, et en fixer les caractéristiques, l’action, le but, qui se précisent d’une manière concrète par une uniformité évidente au travers des changements d’une multitude de faits. Alors que la photographie n’enregistre qu’une froide série de données dépourvues de vie, la dialectique marxiste permet de distinguer la classe dans sa dynamique.

Pour dire qu’une classe existe et agit à un certain moment de l’histoire, il ne suffit donc pas de connaître, par exemple, le nombre des marchands de Paris sous Louis XVI, ou des landlords anglais au XVIII°, ou encore celui des ouvriers des manufactures belges à la veille du XIX° siècle. Il faut soumettre toute une période historique à une analyse logique pour y retrouver un mouvement social, donc politique, qui cherche sa voie à travers des hauts et des bas, des erreurs et des succès, mais dont l’adhésion au système d’intérêts d’un groupe ou d’une masse d’hommes placés dans une position déterminée par le système de production soit évidente [1]. Friedrich Engels a donné une première démonstration de cette méthode dans La Situation des classes laborieuses en Angleterre (1845), en expliquant le sens de toute une série de mouvements économiques et politiques d’une masse d’hommes placés dans des conditions semblables.

La conception marxiste trouve la clé du mouvement historique, en suivant le processus de genèse, de développement et de transformation des classes. Au lieu de photographier, elle cinématographie la réalité ; au lieu d’une image fixe, achevée et définitive, elle saisit le mouvement, le lien, la relation.

Que l’on nous pardonne une petite parenthèse « philosophique ». Dans l’analyse de la société, comme dans celle des classes, ce qui compte c’est l’étude des rapports (qui ne déterminent pas tant la production en Soi que la forme sous laquelle celle-ci s’effectue). Car l’essentiel n’est pas de reconnaître la quantité ou la matière brute de la classe ou de la production, mais son mode d’activité, la forme sous laquelle la « matière » se meut, puisque dans la nature tout est mouvement — donc rapport, échange ou métabolisme.

Ce rapport entre la masse et le mouvement que l’on retrouve à un niveau plus complexe dans le rapport masse-parti, dont la synthèse forme la classe, Marx l’explicite dans le passage suivant à propos de la production : « En se réalisant dans la matière, le travail vivant en modifie la forme : cette transformation est déterminée par la finalité du travail et l’activité efficace de celui-ci ; il ne s’agit pas de l’impression d’une forme extérieure à la matière, simple apparence fugitive de son existence comme dans les objets inertes. La matière du travail se conserve sous une forme déterminée en étant transformée et soumise à la finalité du travail. Le travail est un feu vivant qui façonne la matière. Il est ce qu’il y a de périssable et de temporel en elle, c’est le façonnage de l’objet par le temps vivant [2]. »

De même, la classe se distingue par sa forme et son mode spécifique d’activité, c’est-à-dire d’abord par ses conditions de vie et de rémunération, ses créations matérielles et intellectuelles, puis son mode d’organisation et d’ordonnancement dans la distribution, les échanges, la production et la société civile et politique. Sur cette large base, il s’agit enfin de découvrir ce qui constitue le moteur du développement.

Dans le chapitre sur les bourgeois et prolétaires du Manifeste, Marx le découvre en retraçant le cours historique de la classe ouvrière, depuis sa naissance, avec la formation de l’industrie capitaliste, son développement en plusieurs périodes de croissance, jusqu’à son extinction ou abolition avec le mode de production collectiviste. Après avoir mis en évidence le rapport de la classe avec le mode de production, Marx souligne que le prolétariat traverse les stades successifs de son développement grâce à son activité et sa forme d’organisation dans la lutte de classe.

« Le prolétariat passe par différentes phases de développement. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même.
« Au début, la lutte est engagée par des ouvriers isolés; puis ce sont les ouvriers d’une fabrique, enfin les ouvriers d’une branche d’industrie d’un même centre qui combattent contre tel bourgeois qui les exploite directement. Ils dirigent leurs attaques non seulement contre le système bourgeois de production, mais encore contre les instruments de production eux-mêmes ; ils détruisent les machines provenant de la concurrence étrangère, mettent le feu aux fabriques : ils s’efforcent de reconquérir la position perdue du travailleur médiéval.
« À ce stade, les travailleurs forment une masse disséminée à travers tout le pays et divisée par la concurrence. Parfois, ils se rapprochent pour former un seul bloc. Cette action n’est cependant pas encore le résultat de leur propre union, mais celui de l’union de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques [renverser les classes féodales au pouvoir], doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et est encore capable de le faire. À ce stade, les prolétaires ne combattent pas encore leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, les vestiges de la monarchie absolue, les propriétaires fonciers, les bourgeois non industriels, les petits-bourgeois. Tout le mouvement historique est ainsi concentré entre les mains de la bourgeoisie : toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire de la bourgeoisie.

Or, le développement de l’industrie n’a pas pour seul effet d’accroître le prolétariat, mais encore de l’agglomérer en masses de plus en plus compactes. Le prolétariat sent sa force grandir. Les intérêts, les situations se nivellent de plus en plus en son sein à mesure que le machinisme efface les différences dans le travail [non la production] et ramène presque partout le salaire à un niveau également bas. La concurrence accrue à laquelle se livrent les bourgeois et les crises commerciales qui en découlent rendent le salaire des ouvriers de plus en plus instable. Le perfectionnement incessant et toujours plus poussé du machinisme rend leur condition de plus en plus précaire. Les heurts individuels entre les ouvriers et les bourgeois prennent de plus en plus un caractère de collision entre deux classes. Bientôt les ouvriers s’efforcent de monter des coalitions contre les bourgeois ; ils se groupent pour défendre leur salaire. Ils vont jusqu’à fonder des associations durables pour constituer des réserves en vue de révoltes éventuelles. Ça et là, la lutte éclate sous forme d’émeutes. »

Nous interrompons ici cette citation pour dégager une première conclusion, d’abord de Marx lui-même : « Les conditions économiques ont d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est-elle déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même [3]. »

Une première phase de la formation de classe du prolétariat est donc atteinte, toute déterminée par l’économie, les besoins de la production et de l’exploitation capitalistes. Ce résultat historique reste acquis en gros même si les prolétaires ne se considèrent pas eux-mêmes comme faisant partie d’une classe autonome et opposée aux capitalistes et aux propriétaires fonciers. Pour des raisons qui ne doivent certes rien à la volonté, mais au déterminisme social et à la pression adverse, ils n’en restent donc pas moins, dans cet état, une classe, exploitée par les capitalistes, une classe certes inconsciente, mais néanmoins potentiellement révolutionnaire. Ne travaillent-ils pas comme esclaves salariés dans les entreprises capitalistes, leur sueur et leur surtravail y créant la plus-value, donc la surproduction, la concentration et, à terme, les crises qui ébranlent périodiquement les bases mêmes du mode de production capitaliste ? Le travail associé, d’innombrables prolétaires sans réserve aggrave, en outre, sans relâche la contradiction fondamentale entre appropriation privée des moyens de production et socialisation croissante de la production [4].

Reprenons à présent la citation du Manifeste sur la formation historique du prolétariat :

« De temps à autre, les travailleurs sont victorieux, mais leur triomphe est éphémère. Le vrai résultat de leurs luttes, ce n’est pas le résultat immédiat, mais l’union de plus en plus étendue des travailleurs. Cette union est facilitée par l’accroissement des moyens de communication créés par la grande industrie qui mettent en relations les diverses localités. Or, ces liaisons sont nécessaires pour centraliser en une lutte nationale, en une lutte de classe, les nombreuses luttes locales qui ont partout le même caractère. Or, toute lutte de classe est une lutte politique. Et l’union que les bourgeois du Moyen Âge mettaient des siècles à établir par leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes l’effectuent en quelques années grâce aux chemins de fer.
« Cette organisation des prolétaires en une classe, et donc en un parti politique, est à tout moment détruite par la concurrence des ouvriers entre eux. Mais elle renaît sans cesse, toujours plus forte, plus solide, plus puissante. »

Ainsi, Marx a mis au jour deux phases de développement du prolétariat en classe : la première toute économique, dans laquelle le prolétariat devient une classe pour les capitalistes qui l’exploitent, et où l’activité des ouvriers se ramène essentiellement à une forme de lutte économique, de revendications pour des conditions meilleures de travail, de rémunération et de vie. Et de souligner que même ces luttes économiques nécessitent une certaine organisation déterminée des prolétaires, ceux-ci se groupant en coalitions, associations, puis en syndicats, et que cette activité et ces associations économiques se transforment enfin à un certain niveau, de par leur propre dialectique, en des formes d’activités et d’associations nouvelles, supérieures, politiques [5]. C’est alors que le prolétariat devient une classe socialement révolutionnaire, existant non seulement pour le capital, mais encore pour elle-même. Dès lors la classe ouvrière tient une clé qui lui ouvre des champs d’action et des horizons sociaux nouveaux — ceux de son auto-émancipation. C’est dire qu’en se forgeant un parti, et ce grâce à cette activité politique et sociale supplémentaire, elle amorce une nouvelle phase de son développement [6].

Cette conception dialectique, basée sur l'histoire et l'économie, et culminant dans la sphère politique et sociale, se place carrément au-dessus des ternes objections du statisticien. D'emblée, elle s'interdit de voir, sur la scène historique, des classes opposées à la façon des choristes sur les planches d'un théâtre, et elle n'est pas contredite par l'existence, çà et là, de zones entières de contact formées de couches stagnantes, indéfinissables, à travers lesquelles il se produit un mouvement d'osmose, car la physionomie historique des classes qui se font face l'une à l'autre n'en est pas altérée.

Aux yeux de Marx-Engels, la classe trouve son aboutissement dans le parti, forme d'organisation suprême de la classe, qui y puise une existence originale et dynamique, et détermine, en retour, l'évolution de la société tout entière. C'est également dans le parti que le prolétariat trouve son activité la plus haute et rassemble son énergie la plus concentrée. C'est encore par le parti politique que les syndicats deviennent révolutionnaires, en formulant la revendication directement sociale qui annonce la mort du mode de production capitaliste et l'instauration de la société communiste, libérée des entraves de l'argent, du marché des classes, à savoir l'abolition du salariat [7].

Quand on a découvert une forme d'activité spécifique, une tendance sociale, un mouvement poursuivant une finalité propre, on a reconnu une classe dans le véritable sens du terme. C'est alors qu'existe aussi en substance, sinon du point de vue de la forme (organisée), le parti de classe. Ce parti vitensuite quand existent une doctrine —théorisation des traits saillants et systématisation des intérêts collectifs et des buts de la classe —ainsi qu'une méthode d'action, soit une pensée politique et une organisation de lutte. Ces deux éléments ne peuvent vraiment se condenser, puis se concrétiser, que dans la forme parti.

Le jeu des intérêts d'une classe suscite par degrés une conscience plus précise, et cette même conscience commence à se dessiner dans de petits groupes qui ont la prévision du but à atteindre. En exprimant le sens général des poussées de la base économique, ils « entraînent » et dirigent le gros de la classe. (Notons que ce processus se réalise précisément lorsque la classe ouvrière n'agit pas comme une catégorie professionnelle, mais comme un ensemble.) La vision d'une action collective qui tend à des buts généraux intéressant toute la classe, et qui se concentre dans l'intention de changer tout le régime social, ne peut apparaître de manière claire et continue qu'à une minorité avancée. Vision léniniste certes, mais d'abord marxiste :

« Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens : d'une part, dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier, sans considération de nationalité ; d'autre part, dans les diverses phases de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils représentent toujours l'intérêt du mouvement dans son ensemble.
« Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui va toujours de l'avant ; du point de vue théorique, ils ont sur le reste de la masse prolétarienne l'avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier [8]. »

La seconde partie de ce passage témoigne de ce qu'à l'époque du Manifeste le communisme n'existait en fait que comme petite tendance, aux côtés, d'autres partis ouvriers, dans des groupes ou individus disséminés parmi les masses et les divers pays, et non encore organisés dans un parti autonome, ample et stable, parfaitement distinct de tous les autres.

La constitution du prolétariat en classe révolutionnaire, consciente et agissante, dotée d'un parti, est un processus infiniment long et difficile, et même lorsqu'elle est conquise, elle est souvent remise en cause. L'état d'isolement et de dispersion des éléments communistes se retrouve donc non seulement dans toute la période de faible développement général du capitalisme et dans les pays qui accèdent tout juste à la production moderne, mais jusque et y compris dans les pays développés au cours de longues périodes de triomphe de la contre-révolution et de reflux du mouvement prolétarien.


Notes

[1]  Ainsi Marx-Engels définissent la classe bourgeoise par ses traits les plus caractéristiques : « À mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer ont pris de l’essor, la bourgeoisie s’est épanouie, multipliant ses capitaux et refoulant à 1’arrière-plan tontes les classes léguées par le Moyen Age [telle est sa base économique : puissance monétaire mercantile et Industrielle]. « Nous voyons donc que la bourgeoisie moderne est elle-même le produit d’un long développement, de toute une série de révolutions survenues dans les Modes de production et d’échange. « Chaque étape de l’évolution parcourue par la bourgeoisie s’est accompagnée d’un progrès politique correspondant. État ou ordre opprimé par la   domination des seigneurs féodaux; association en armes s’administrant elle-même dans les communes médiévales ; ici, république urbaine autonome, là, tiers état taillable par la monarchie ; puis, à l’époque de la manufacture, contrepoids de la noblesse vis-à-vis de la monarchie féodale ou absolue ; soutien principal des grandes monarchies en général. La bourgeoisie a enfin réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif dans l’État représentatif moderne : la grande Industrie et le marché mondial lui y avaient frayé le chemin. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise. » (Manifeste du parti communiste, chap. « Bourgeois et prolétaires ».)

[2]  Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, éd. 10/18, t. Il, p. 313.

[3]  Marx, Misère de la philosophie, Éd. sociales, 1946, p. 134. Arrivé à ce point de la maturation de ce corps ou organisme que constituent les prolétaires, on passe de la prépondérance des facteurs économiques à celle des facteurs politiques pour la détermination de la classe.

[4]  C’est, ni plus ni moins, l’élaboration par le prolétariat des conditions matérielles, économiques, du socialisme : « Les hommes se construisent un monde nouveau [...] avec des conquêtes historiques qui ébranlent le monde dans lequel ils vivent. Il leur faut, au cours de l’évolution, commencer par produire eux-mêmes les conditions matérielles d’une nouvelle société, et nul effort de l’esprit ni de la volonté ne peut les soustraire à cette destinée, » (MARX, « La Critique moralisante et la morale critisante », Deutsche Brüsseler Zeitung, 11-11-1847.) Toutes les théories récentes sur les nouveaux types de classes ou de sociétés inconnues de Marx-Engels— société des managers, classe et société bureautiques, etc. —, avec les innombrables variantes ; fonctions nouvelles des couches intellectuelles et techniciennes etc., échouent sur cet écueil, simple, mais essentiel : pour être porteuse d’une forme de société ou de rapports de production nouveaux, il faut une classe jouant un rôle fondamental et décisif dans la production, et non des improductifs, voire des parasites.

[5]  Engels fait l’historique de ce passage au parti politique dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre (Éd. sociales, 1961, p. 283-292), et Marx le théorise dans les dernières pages de Misère de la philosophie (Éd. sociales, 1946, p. 129-136) au chapitre des « Grèves et coalitions des ouvriers ». Le mouvement est indissolublement lié: « La formation de ces grèves, coalitions et syndicats marcha simultanément avec les luttes politiques des ouvriers qui constituent maintenant un grand parti politique sous le nom de chartistes. » (P. 134.) Dans sa lettre à Bolte (23-11-1871), Marx définit le moment où la lutte ouvrière devient politique : « Pour devenir politique, un mouvement doit opposer aux classes dominantes les ouvriers agissant en tant que classe pour les faire céder au moyen d’une pression de l’extérieur. Ainsi l’agitation est purement économique lorsque les ouvriers tentent, par le moyen de grèves, etc., dans une seule usine ou même dans une seule branche d’industrie, d’obtenir des capitalistes privés une réduction du temps de travail ; en revanche, elle est politique lorsqu’ils arrachent de force une loi fixant à huit heures la journée de travail, etc. De tous les mouvements économiques isolés des ouvriers [qui sont donc nécessaires, étant le prélude et la condition du mouvement plus général] se développe partout un mouvement politique, autrement dit un mouvement de classe, en vue de réaliser ses intérêts sous une forme générale qui ait force de contrainte pour la société entière. Ces mouvements supposent une certaine organisation préalable en même temps qu’ils sont à leur tour un moyen de développer cette organisation. »

[6]  Sur ce point comme sur tant d’autres, Marx n’a pas « Inventé » la formule selon laquelle le prolétariat se constitue en classe en s’organisant en parti, puisqu’on la trouve déjà chez la communiste utopiste française Flora Tristan qu’Engels défend contre les attaques d’Edgar Bauer dans La Sainte famille, chap. IV, 1 : « L’Union ouvrière de Flora Tristan », Éd. sociales, p. 27-29, Cependant, toute la différence entre Flora Tristan et Marx est que, pour la première, ce n’est qu’une formule politique de rassemblement, tandis que, pour le second, c’est un mouvement s’intégrant dans un système économique, politique et social, qui à son tour s’en trouve fondamentalement modifié au cours d’une révolution historique complexe. L’extrait suivant d’un tract rédigé par Flora Tristan montre, de par lui-même, la portée aussi bien que les limites de sa formule : « 1. Constituer la classe ouvrière au moyen d’une union compacte, solide et indissoluble ; 2. Faire représenter la classe ouvrière devant la nation par son défenseur choisi par l’Union ouvrière et salarié par elle, afin qu’il soit bien constaté que cette classe a son droit d’être, et que les autres classes l’acceptent ; 3. Réclamer, au nom du droit, contre les empiétements et les privilèges ; 4. Faire reconnaître la légitimité de la propriété des bras (en France, 25 millions de prolétaires n’ont pour toute propriété que leurs bras) ; 5. Faire reconnaître la légitimité du droit au travail pour tous et pour toutes ; 6. Examiner la possibilité d’organiser le travail dans l’état social actuel, etc. »

[7]  Cf. MARX-ENGELS Le Syndicalisme. Petite Collection Maspero, Paris, 1972, vol. l, chap. VI : « Critique des limites syndicales », p. 171-216. Ce recueil de textes consacrés aux revendications et à l'organisation du prolétariat en syndicats rend compte de la phase économique de constitution du prolétariat en classe. Il forme donc une sorte de base ou d'introduction aux textes de Marx-Engels sur le parti proprement dit.

[8]  Manifeste du parti communiste (1848), chap. « Prolétaires et communistes ».


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