1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Introduction par R. Dangeville

Place du parti révolutionnaire dans la société


Nous revenons à Marx-Engels, et notamment à la préface lapidaire de la Critique de l'économie politique de 1859.

Tout à la base de la production et de la société, nous trouvons les forces productives matérielles de la société, parmi lesquelles la classe travailleuse révolutionnaire est la plus essentielle. Outre la force de travail vivante de l'homme, elles comprennent aux différents moments du développement les ustensiles et instruments dont elle dispose pour exercer son activité, la fertilité de la terre cultivée, les machines qui ajoutent à la force de l'homme, les énergies mécaniques, physiques et chimiques, et enfin tous les procédés et techniques connus et appliqués par une société donnée à la terre et aux matériaux de ces forces manuelles et mécaniques.

Les rapports de production et d'échange d'un type donné de société émanent de la forme ou distribution donnée des forces productives. Ce sont « les rapports nécessaires que nouent entre eux les hommes dans la production sociale de leur existence ». Pour être plus concret, il y a parmi les rapports de production, au sens général, la liberté et l'interdiction pour tel ou tel groupe d'hommes d'accéder à la terre pour la travailler, de disposer des instruments, des machines, des produits du travail pour les consommer, les déplacer ou les attribuer à tel ou tel usage. Dans leur définition particulière et déterminée, il y a les rapports de production de l'esclavage, du servage, du salariat (force de travail-marchandise), de la propriété foncière, de l'entreprise industrielle.

Dans la définition, qui traduit non plus l'aspect économique, mais juridique, les rapports de production peuvent se dire rapports de propriété ou encore, comme on le trouve dans d'autres textes, formes de propriété portant sur la terre, l'outillage, le travailleur, le produit du travail de celui-ci, les marchandises, etc. Cet ensemble de rapports constitue, avec les forces productives, la base économique de la société.

Contrairement aux partis officiels qui se greffent sur l'état qu'ils prolongent, le parti révolutionnaire ouvrier prend sa source et son énergie dans les forces productives qui créent des formes sociales associées préparant les rapports de la future société communiste exprimés d'ores et déjà par le parti révolutionnaire. Ces forces productives nouvelles se révoltent contre les anciens rapports sociaux bourgeois devenus trop étroits et exigeant pour leur défense des superstructures politiques de l'État toujours plus énormes qui étouffent le développement d'une forme de société nouvelle, conforme aux forces productives nouvelles, créées par le travail. Le parti prolétarien prolonge ainsi, dans le domaine politique, l'activité du prolétariat dans l'appareil productif, la forme d'organisation intermédiaire étant le syndicat ouvrier qui organise la classe à partir de ses revendications économiques.

Les partis officiels tirent leur force du potentiel d'énergie représenté encore par l'État qu'ils prolongent ou les fractions de classe ou les couches dont ils sont l'expression. Ils peuvent disposer d'une force numérique parfois considérable ainsi que des ressources variables de ces groupes socio-économiques ou de celles de l'État. Le parti révolutionnaire, lui, tire sa force de toute la dynamique de la production qui tend, avec le développement des forces productives — donc du prolétariat —, à faire voler en éclats la forme de production et de société capitaliste. Toute l'énergie de la société va dans son sens, et elle atteint son paroxysme dans la pratique, lorsque les contradictions entre les classes touchent à leur maximum, avec la crise qui fait suite au développement suprême de la prospérité capitaliste. La révolution est le combat entre ces forces toutes deux gigantesques.

Après ce schéma des structures de la société capitaliste, nous passons maintenant à la dynamique du développement économique et social. Le moteur en est la contradiction entre les forces productives sociales et le mode d'appropriation privé capitaliste, qui se manifeste pour commencer dans l'économie par l'opposition entre salaire et plus-value. La plus-value extorquée aux travailleurs productifs accélère le processus d'accumulation qui croît à un rythme accéléré entraînant une socialisation de plus en plus poussée des forces productives vivantes et objectives, utilisées en masse et en coopération par le travail à la suite de la ruine des petites entreprises due à la concentration du capital. Le premier résultat en est la surproduction et la crise. L'antagonisme entre travail et capital produit donc littéralement le conflit entre le mode de production de plus en plus socialisé et le mode de distribution (d'échange ou d'appropriation) privé (des personnes, entreprises, groupes ou classes). Comme le dira Marx dans la citation ci-après, la base économique du corps social est trop développée pour les rapports étriqués de propriété bourgeoise — avec leur corollaire : la non-propriété croissante des masses toujours plus exploitées — et se trouve pour ainsi dire écrasée par les superstructures politiques et idéologiques de l'État en lesquelles se sont prolongés les rapports de propriété capitalistes qui défendent le système capitaliste contre les autres classes de la société, notamment le prolétariat.

« À un certain degré de développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production et d'échange existants, ou — ce qui n'en est que l'expression juridique  [1]— avec les rapports de propriété au sein desquels elles évoluaient jusqu'ici. De formes de développement qu'ils étaient, ces rapports deviennent des entraves au développement des forces productives. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale.

« Avec le changement de la base économique, toute l'énorme superstructure est plus ou moins rapidement bouleversée. Quand on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement des conditions économiques de la production — qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse [donc prévision possible de la crise et de la révolution] — et les formes juridiques, politiques religieuses, artistiques ou philosophiques [il s'agit d'une gradation], bref, les formes à travers lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le MÈNENT JUSQU'AU BOUT  [2]. » Nous avons mis la fin de la citation en capitales pour mettre en évidence le fait qu'au travers des formes superstructurelles les hommes peuvent pousser la crise de production jusqu'à son terme et la dénouer révolutionnairement par l'instauration d'un mode de production nouveau, supérieur.

L'étude des structures de la société aboutit donc, en fin de compte, à répondre à la question de savoir où et comment les prolétaires doivent intervenir pour résoudre véritablement la crise, le socialisme ne surgissant pas spontanément de l'effondrement de la production capitaliste. En d'autres termes, la succession des modes de production dans l'histoire se réalise, en dernier ressort, par la révolution politique, et en ce sens, nous disent Marx-Engels  [3] la violence est un agent économique.

Les prolétaires doivent porter la crise de l'appareil de production, du plan syndical et économique, jusque dans les superstructures, en brisant les institutions étatiques, juridiques, administratives, etc., bourgeoises ainsi que la vieille idéologie sous toutes ses formes, culturelles, artistiques, religieuses, etc. La production capitaliste a nécessairement des ramifications ou prolongements dans le domaine de la vie sociale, autrement dit des superstructures. Or, celles-ci ne s'écroulent pas en même temps que l'appareil économique s'arrête (crise économique) : il faut donc qu'elles soient tenues en échec et détruites, et — la force ne pouvant céder que devant une autre force — le prolétariat doit créer, du moins transitoirement, ses propres superstructures de violence  [4].


Notes

[1] Autrement dit, les rapports de production et d’échange se manifestent comme rapports de propriété dans leur prolongement juridique (lois, constitution État, administration et partis « officiels » , etc.), soit les superstructures de force à la différence des superstructures de conscience (idéologiques, artistiques, etc.) qui sont une superstructure de la superstructure (pour ce qui concerne les idéologies conservatrices, non révolutionnaires). Cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 53-66.

[2] Marx, préface de la Contribution à la critique de l'économie politique (1859).

[3] Cf. Marx, Le Capital, Éd. sociales, vol. III, 1969, p. 193 ; et Engels à C. Schmidt, 27 octobre 1890.

[4] Les Écrits militaires de Marx-Engels consignent un mode d'action ultérieur du prolétariat au niveau des superstructures et de l'économie avec « les interventions despotiques du prolétariat dans les rapports sociaux existants ».
Un recueil des Études militaires historiques d'Engels fera suite aux recueils sur Le Syndicalisme et Le Parti de classe dans la Petite Collection Maspero.


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