1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Préparation de la révolution (1847-1848)

Le « Débat social » du 6 février sur l'Association démocratique


Le Débat social du 6 février prétend défendre l'Association démocratique de Bruxelles et ses diverses sections locales [1]. Nous nous permettons de faire quelques observations sur l'art et la manière de cette défense.

Il peut être utile au parti radical belge de démontrer aux catholiques qu'ils agissent contre leurs propres intérêts lorsqu'ils s'en prennent au parti radical belge. Il peut être utile à ce même parti de distinguer entre bas et haut clergé et d'adresser des compliments au clergé en général pour les vérités que dit une fraction de celui-ci. Nous n'avons rien à voir dans tout cela. Cependant, nous nous étonnons que le Débat ne se soit pas aperçu que les journaux catholiques de Flandres reproduisent aussitôt avec empressement les attaques menées contre les associations démocratiques par le quotidien libéral l'Indépendance belge qui, pour autant que nous le sachions, n'a pas d'attaches catholiques.

Le Débat social déclare que les Belges réclament des réformes politiques par le truchement des associations démocratiques. Or, le Débat oublie à cette occasion de mentionner le caractère international de l'Association démocratique. Mais peut-être ne l'a-t-il pas vraiment oublié. Ne sait-il pas qu'une association qui s'efforce de promouvoir la démocratie dans tous les pays doit agir d'abord dans le pays où elle réside ?

Le Débat social ne se contente pas de dire ce que les Belges se proposent de réaliser grâce aux associations démocratiques, il va plus loin et dit ce que les Belges ne se proposent pas de réaliser ; en d'autres termes, ce qu'ils ne doivent pas vouloir lorsqu'ils font partie de ces associations que les Belges ont créées... pour réclamer des réformes politiques. Avis aux étrangers !

Le Débat écrit : « Les réformes politiques que les Belges veulent réclamer, grâce aux associations démocratiques, ne font pas partie de ces utopies [communistes] que certains démocrates poursuivent dans des pays où les institutions sociales ne laissent pas espérer de réformes efficaces, où il paraît donc aussi raisonnable de rêver de châteaux en Espagne que du bien-être modeste dont jouissent déjà les peuples libres. Celui qui ne possède rien peut aussi bien rêver d'un seul coup à des millions qu'à cent francs de rente ou de profit. »

Le Débat parle manifestement ici des communistes.

Nous voudrions lui demander si « le modeste bien-être » de la « libre » Angleterre se manifeste par le fait que les dépenses pour les pauvres croissent plus vite que la population ?

Nous voudrions lui demander s'il comprend aussi la misère flamande dans le modeste bien-être des peuples libres ?

Nous voudrions qu'il nous éclaircisse ce mystère : comment s'y prendra-t-il pour mettre un salaire à la place des « cent francs de rente ou de profit » ? Mais sans doute entend-il par « modeste bien-être des peuples libres » le modeste bien-être des libres capitalistes et propriétaires fonciers !

Enfin nous voudrions lui demander si l'Association démocratique de Bruxelles l'a chargé de faire passer pour des menteurs les utopistes qui ne croient pas « au modeste bonheur des peuples libres » ?

Le Débat social ne parle pas, cependant, des communistes tout court, mais des communistes allemands qui — parce que les conditions politiques de leur pays ne leur permettent de créer ni une Alliance allemande ni une « Association libérale » allemande — tombent dans les bras du communisme en désespoir de cause.

Nous faisons observer au Débat que le communisme a son origine en Angleterre et en France, et non en Allemagne.

Nous donnons, en tout état de cause, au Débat  l'assurance suivante en échange de la sienne : le communisme allemand est l'ennemi le plus déterminé de tout utopisme et, loin d'exclure le développement historique, il se fonde bien plutôt sur lui.

Certes, l'Allemagne a un grand retard dans l'évolution politique, et il lui faut traverser encore de longues phases politiques. Nous sommes bien les derniers à le nier. Mais, par ailleurs, nous croyons qu'un pays de plus de quarante millions d'habitants ne cherchera pas la mesure de son mouvement dans le radicalisme de petits pays libres [2], lorsqu'il s'agit de préparer une révolution.

Le Débat entend-il par communisme le fait de souligner les oppositions de classe et la lutte de classe ? Alors ce n’est pas le communisme qui est communiste, mais l’économie politique et la société bourgeoises. Nous savons que Robert Peel a prophétisé que l'antagonisme des classes de la société moderne devait éclater en une terrible crise. Nous savons que Guizot lui-même, dans son histoire de la civilisation, n'a rien fait d'autre que d'exposer des formes déterminées de la lutte de classes. Mais, bien sûr, Peel et Guizot sont des utopistes, et réalistes sont ceux qui considèrent les manifestations de la réalité sociale comme une atteinte portée à l'intelligence bienveillante de la vie. Libre au Débat social d'admirer et d'idéaliser l'Amérique du Nord et la Suisse ! Nous lui demandons simplement si la constitution politique de l'Amérique du Nord a jamais pu être introduite en Europe sans de grands bouleversements sociaux ?

Que le Débat veuille nous pardonner si nous sommes assez chimériques pour croire que la revendication de la charte anglaise n'a pas été établie par quelques bons esprits rêvant de suffrage universel, mais bien par un grand parti à l'échelle nationale qui impliquait lui-même un long processus d'unification en classe des ouvriers anglais. Or, cette charte est réclamée dans un tout autre but que les constitutions d'Amérique et de Suisse, et elle aura également des conséquences sociales absolument différentes [3]. À nos yeux, sont utopistes ceux qui séparent les formes politiques de leur fondement social et les présentent comme des dogmes abstraits et généraux.

Le Débat social s'efforce de défendre l'Association démocratique en éliminant en même temps « certains démocrates » qui ne se satisfont pas du « modeste bien-être des peuples libres ». C'est ce qui ressort de ses propos sur la discussion de la question du libre-échange au sein de l'Association. Le Débat écrit : Six séances furent consacrées à la discussion de cette intéressante question, et de nombreux ouvriers des divers ateliers de notre ville firent valoir à cette occasion des raisons qui n'eussent pas été en mauvais lieu au célèbre congrès des économistes qui s'est tenu à Bruxelles en septembre dernier.

Auparavant, le Débat social remarque encore que l'Association s'est prononcée pratiquement à l'unanimité pour la liberté absolue des échanges entre les peuples, comme but de la démocratie.

Ensuite, le Débat, dans le même numéro, reproduit un discours de M. Le Hardy Beaulieu, véritable ramassis des déchets les plus corrompus de la cuisine des libre-échangistes anglais. Et pour finir, il fête le libéral Cobden.

Qui douterait après cette présentation du Débat social que l'Association ait voté à une forte majorité pour le libre-échange dans le sens du congrès des économistes et des libre-échangistes bourgeois [4]?


Notes

[1] Marx, in Deutsche Brüsseler Zeitung, 13 février 1848.
En réponse à un article de l'hebdomadaire belge de tendance radicale et démocratique bourgeoise — le Débat social—, Marx précise, d'une part, le rôle des associations démocratiques en Belgique et, d'autre part, la position des communistes vis-à-vis des utopistes et des démocrates en général.
Avec le déclenchement de la révolution de février, les événements politiques prendront bientôt un tour plus concret, la Belgique étant menacée d'une révolution analogue à celle de Paris. Le gouvernement royal, sentant le danger, finit par expulser Marx de Bruxelles, comme Engels l'a été de Paris peu auparavant.
En ce qui concerne la situation spécifique de la Belgique dans l’Europe du XIXe siècle, cf. les numéros l et 4 de Fil du temps consacrés à « La Nation et l'État belges, produits de la contre-révolution ».

[2] Marx sait fort bien que la plupart des petits pays en Europe sont ou bien des survivances du passé, ou bien des créations réactionnaires de la Sainte-Alliance contre-révolutionnaire. De fait, Engels constatera, en pleine crise révolutionnaire, que « la guerre civile n'a pas gagné la Belgique ; la moitié de l'Europe ne se tient-elle pas à ses frontières pour conspirer, avec les rebelles, comme ce fut le cas déjà pour la France de 1793 ? », ( La Nouvelle Gazette rhénane, 3-9-1848 : « Les Condamnations à mort d'Anvers ».)

[3] Dès 1843, Engels écrivait : « L'évolution politique de la France montre donc clairement comment devra se dérouler l'histoire à venir des chartistes anglais [Napoléon ou Babeuf].
« La Révolution française développa la démocratie en Europe. La démocratie est une contradiction dans les termes, un mensonge et, au fond, une pure hypocrisie (une théologie, comme diraient les Allemands). Et cela vaut, à mon avis, pour toutes les formes de gouvernement. La liberté politique est un simulacre et le pire esclavage possible ; cette liberté fictive est le pire asservissement. Il en va de même de l'égalité politique : c'est pourquoi, il faut réduire en pièces la démocratie aussi bien que n'importe quelle autre forme de gouvernement. » (Cf. « Progrès de la réforme sociale sur le continent », 4-11-1843, trad. fr. : Écrits militaires.) Ce long article retrace l'évolution du programme et l'historique des partis communistes en Angleterre, France et Allemagne, dont le marxisme a fait une synthèse nouvelle.
En Angleterre, aux yeux de Marx-Engels, les revendications du chartisme ouvrier ne devaient pas aboutir au règne parlementaire bourgeois, mais à la révolution violente : « Le suffrage universel, qui fut en 1848, en France, une formule de fraternisation générale, est en Angleterre un cri de guerre. En France, le contenu immédiat de la révolution fut le suffrage universel ; en Angleterre, le contenu immédiat du suffrage universel, c'est la révolution. » (MARX, Neue Oder-Zeitung, 8-6- 1855.)

[4] Marx entend bien distinguer entre sa position vis-à-vis du libre-échange et celle des économistes bourgeois (qui, au reste, étaient bien au courant de cette différence, puisqu'ils refusèrent à Marx la parole à leur Congrès de Bruxelles de septembre 1847).


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