1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Le Parti à contre-courant (1850-1863)

Distinction entre parti formel et parti historique


En conséquence, les Révélations que ce procès apporte grâce à mon « matériel » libèrent les anciens membres de la Ligue de l'apparence même d'une faute juridique, et révèlent la nature du système policier prussien qui, mis en place par le « procès de Cologne » et l'infâme lâcheté des jurés de Cologne, s'est développé jusqu'à devenir une puissance en Prusse [1]. Or, celle-ci a pris de telles proportions qu'elle est devenue insupportable finalement aux bourgeois eux-mêmes, voire au ministère Auerswald. Voilà tout...

2. Mon procès contre la National-Zeitung.

Je te ferai d'abord observer qu'après que, sur ma demande, la Ligue eut été dissoute en novembre 1852, je n'ai appartenu ‑ ni n'appartiens ‑ à aucune organisation secrète ou publique ; autrement dit, le parti, dans le sens tout à fait éphémère du terme, a cessé d'exister pour moi depuis huit ans. Les exposés d'économie politique que j'ai faits depuis la parution de mon ouvrage (automne 1859) devant quelques ouvriers bien choisis, parmi lesquels figurent d'anciens membres de la Ligue, n'avaient rien de commun avec l'activité d'une société fermée, moins même que les exposés de M. Gerstenberg au comité de Schiller, par exemple.

Tu te souviens de la lettre que j'ai reçue des dirigeants de la société communiste de New York aux multiples ramifications (entre autres d'Albrecht Komp, manager de la General Bank, 44, Exchange Place, New York), lettre qui est passée entre tes mains et qui me sollicitait de réorganiser, pour ainsi dire, la vieille Ligue. Il s'est écoulé toute une année avant que je réponde, et encore ai-je écrit que je n'avais plus de liaison avec une quelconque association depuis 1852, et que j'avais la ferme conviction que mes travaux théoriques servaient davantage la classe ouvrière que mon entrée dans des associations qui ont fait leur temps sur le continent. À la suite de quoi, j'ai été attaqué à plusieurs reprises, sinon ouvertement, du moins de façon compréhensible, à cause de mon « inactivité ».

Lorsque Levy de Dusseldorf ‑ qui te fréquentait également à l'époque ‑ vint me voir pour la première fois, il m'offrit même sur un plateau d'argent une insurrection ouvrière à Iserlohn, Solingen, etc. Je m'opposais avec rudesse à des folies aussi vaines et dangereuses. En outre, je lui déclarai que je n'appartenais plus à aucune « Ligue » ; à cause des dangers aussi que couraient les gens avec lesquels j'aurais eu des contacts en Allemagne, je ne pouvais absolument pas me laisser entraîner dans leurs projets. Levy retourna à Dusseldorf et ‑ comme on me l'écrivit aussitôt après ‑ il s'exprima en termes fort élogieux sur toi, tandis qu'il me dénonçait comme doctrinaire.

En conséquence, du « parti » tel que tu m'en parles dans ta lettre, je ne sais plus rien depuis 1852. Si tu es un poète, je suis un critique, et j'en avais vraiment assez pour tirer la leçon des expériences faites de 1849 à 1852. La Ligue aussi bien que la Société des saisons de Paris et cent autres organisations n'ont été qu'un épisode dans l'histoire du parti qui naît spontanément [2] du sol de la société moderne.

Ce que je veux démontrer au procès de Berlin, c'est deux choses : d'abord que, depuis 1852, il n'a existé aucune organisation à laquelle j'aie appartenu ; ensuite que M. Vogt est un fieffé calomniateur lorsqu'il salit l'organisation communiste qui a existé jusqu'en novembre 1852 avec des immondices du genre de celles du mouchard Tellering. Sur ce dernier point, tu es en l'occurrence mon témoin, et ta lettre à Ruge (été 1851) démontre qu'au cours de cette période, dont seul il s'agit ici, tu considérais ce genre d'attaques comme dirigées aussi contre toi...

Tellering, Bangya, Fleury, etc., n'ont jamais appartenu à la Ligue. Il est indéniable que des saletés sont soulevées dans la tempête, qu'aucune période révolutionnaire ne sent l'eau de rose, qu'ici ou là il y a de la merde qui peut nous éclabousser. Il faut choisir. Au reste, si l'on pense aux efforts inouïs que déploie contre nous le monde bourgeois officiel qui, pour nous ruiner, n'a pas seulement égratigné le Code pénal, mais l'a amplement lacéré ; si l'on pense aux langues de vipère de la « démocratie de la bêtise » qui n'a jamais pu pardonner à notre parti d'avoir plus d'intelligence et de caractère qu'elle ; si l'on connaît les dessous de l'histoire officielle de tous les autres partis ; enfin, si l'on se demande ce que l'on peut vraiment reprocher au parti dans ‑son ensemble (et non pas les infamies d'un Vogt ou Tellering que l'on peut réfuter devant un tribunal) on en arrive à cette conclusion que, dans ce XIX° siècle, il tranche par sa propreté. Peut-on échapper à la boue dans les relations et les échanges bourgeois ? En fait, c'est dans cette ambiance qu'elle jaillit et se développe. Il suffit de lire le livre bleu parlementaire sur les corruptions électorales, cf. R. Carden... Selon moi, Bangya était plus convenable que Klapka : il entretenait une maîtresse, tandis que Klapka s'est fait entretenir pendant des années par une maîtresse, etc. L'ordure de Tellering peut compenser la propreté de Beta, et les écarts de Reiff peuvent trouver leur compensation dans la droiture de Paulo, qui de toute façon n'était pas membre du parti, ni n'a jamais prétendu l'être. Quoi qu'il en soit, l'honnête infamie ou l'infâme honnêteté solvable (toute relative d'ailleurs, comme on le voit à la première crise commerciale venue), je ne la place pas un centimètre plus haut que l'infamie non respectable, dont ni les premières communautés chrétiennes, ni le Club des Jacobins, ni même notre vieille Ligue n'ont jamais pu s'affranchir entièrement. Seulement, on s'habitue dans les relations bourgeoises à perdre le sens de la respectable infamie ou de la respectabilité infâme...

Et malgré tout, pour ce qui nous concerne, nous préférerons toujours être au-dessus du philistin plutôt qu'au-dessous de lui  [3].

J'ai exprimé ouvertement mon opinion que tu partages pour l'essentiel, je l'espère. En outre, j'ai essayé d'écarter ce malentendu qui ferait comprendre par « parti » une Ligue morte depuis huit ans ou une rédaction de journal dissoute depuis douze ans [4]. Lorsque je parle cependant de parti, j'entends le terme parti dans son large historique.


Notes

[1] Cf. Marx à Ferdinand Freiligrath, 29 février 1860.
Au moment où s'achève la longue période de reflux de la vague révolutionnaire qui a vu s'éteindre la Ligue des communistes, Marx, au lieu de céder au découragement ou de s'épuiser dans de vaines et stériles agitations, considère froidement la situation telle qu'elle est et fait le bilan de sa propre activité dans un texte qui fait la synthèse du rapport entre parti révolutionnaire et période de triomphe général de la contre-révolution.
C'est toujours dans les périodes extrêmes (de révolution ou de contre-révolution) que les questions du parti apparaissent le plus crûment. Lorsque, dans son travail de sape, la taupe Marx refait jour, c'est avec une vision encore plus claire et plus incisive : l'assurance que le programme communiste, le parti historique, est indestructible, que la victoire théorique du communisme est déjà complète ; que seul le parti formel, contingent, local, statutaire, peut être détruit momentanément sous les coups écrasants de l’adversaire, mais qu'avec la jonction entre le travail de sape théorique et l'activité des forces productives prolétariennes la crise reviendra et avec elle le parti formel, plus fort que jamais.

[2] Le mot allemand naturwüchsig, que nous traduisons par « spontanément », signifie en fait « qui croît tout naturellement », ce qui est plus logique et déterministe en même temps que plus conforme à la conception générale de Marx-Engels qui lient le devenir du parti au développement de la base économique et sociale qui détermine le rapport des forces entre les classes, donc leurs organisations.

[3] Contrairement aux anarchistes, Marx admet donc qu'il faille se salir les mains tant que subsistent les conditions matérielles de classe, autrement dit qu'il faut utiliser ‑ pas n'importe comment d'ailleurs, mais en tendant à la destruction des conditions capitalistes ‑ les moyens existant dans les conditions actuelles, par exemple l'argent, la violence, avec toutes les douleurs morales et physiques qui y sont liées, et last but not least ‑ ce monstre froid qu'est l'État avec l'exercice du pouvoir politique (proclamé transitoire et voué à l'extinction à mesure que disparaissent les vestiges de l'ancienne société capitaliste de classes).
Certes, Marx n'admet pas que l'on se place au-dessous de la corruption des philistins. Mais sa formule, toute négative et toute relative, est la seule que l'on puisse proposer : tout ce que le parti peut faire dans la société capitaliste, c'est s'entourer d'une sorte de cordon sanitaire pour le préserver des miasmes de la force vive du capital : le trafic mercantiliste. Par exemple, s'il faut utiliser l'argent, ne serait-ce que pour imprimer les idées, il faut bannir toute publicité de la presse communiste. Dans une société de totale aliénation (il est pitoyable de voir recourir les propagandistes et autres activistes ou manipulateurs au remède de la culture ou de la morale prolétarienne ou populaire, comme un idéal de vie), le militant communiste peut être tout au plus un désintoxiqué, c'est-à-dire refuser les drogues nocives à sa santé physique et intellectuelle, les mythes de l’affairisme, de l'arrivisme, du carriérisme (en tant que moyen de gagner le plus possible en ne faisant que du vent), du culturalisme, tous ces beaux produits de la civilisation pourrie d'aujourd'hui, bref il doit baigner le moins possible dans la pollution générale, surtout lorsqu'elle est concentrée.
Du point de vue « subjectif » l'une des drogues les plus nocives pour les consciences, c'est le personnalisme, non seulement le culte de son propre individu, de ses intérêts et de sa gloire, mais le culte de la personne des autres, du rédempteur, du Messie, entre les mains duquel on abdique son propre destin, renonçant soi-même à lutter et à comprendre.

[4] Marx fait allusion à La Nouvelle Gazette rhénane. Étant donné son importance que Marx souligne lui-même, nous avons reproduit l'article d'Engels qui retrace l'activité de Mars à la tête de ce journal.


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