1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Vers la guerre et la Commune

Au VI° Congrès des sections belges de l'Association internationale des travailleurs


Citoyens,

Le Conseil général de l'Association internationale des travailleurs adresse ses félicitations à votre VI° Congrès [1]. Le simple fait de la réunion de ce congrès prouve de nouveau que le prolétariat belge poursuit sans défaillance ses efforts pour l'émancipation de la classe ouvrière, même pendant qu'une guerre meurtrière et fratricide, qui remplit d'horreur l'Europe entière, supplante pour le moment tout autre intérêt dans la pensée publique.

C'est avec une satisfaction particulière que nous avons vu les sections belges suivre, à l'égard de cette guerre, notre programme d'action et énoncer des idées que prescrivaient les intérêts du prolétariat de tous les pays : rejet de toute idée de conquête et maintien de la République en France. Sous ce rapport, au reste, nos amis belges se trouvent en harmonie complète avec les ouvriers des autres pays.

Depuis l'occupation de Rouen par les Prussiens, les dernières liaisons qui subsistaient encore entre nous et la France ont été interrompues. Mais, en Angleterre, en Amérique et en Allemagne, le mouvement parmi les ouvriers contre la guerre et pour le maintien de la République s'est développé rapidement. En Allemagne surtout, ce mouvement a pris une telle ampleur que le gouvernement prussien s'est vu obligé, dans l'intérêt de sa politique de conquête et de réaction, de sévir contre les ouvriers. Les dirigeants du comité central du parti social-démocrate d'Allemagne, siégeant à Brunswick, ont été arrêtés [2] ; beaucoup de membres du même parti ont subi le même sort. Enfin, deux députés au parlement de l'Allemagne du Nord, les citoyens Bebel et Liebknecht, qui y représentaient les idées et les intérêts de la classe ouvrière, ont été mis sous verrou. L'Internationale est accusée d'avoir donné à tous ces citoyens le mot d'ordre d'une vaste conspiration révolutionnaire. Nous avons là, n'en doutons pas, la deuxième édition du célèbre complot de l'Internationale à Paris, complot que la police bonapartiste disait avoir découvert et qui, après, finit par s'évaporer si misérablement. En dépit de ces persécutions, le mouvement international des ouvriers marche et marchera toujours.

Le présent congrès vous offre l'occasion de constater le nombre des sections et autres sociétés affiliées, des membres dont se compose chacune d'entre elles, afin de vous former une idée exacte du progrès qu'a fait notre mouvement en Belgique. Nous désirerions que vous communiquiez au Conseil général le résultat de cette statistique sur la position de notre association chez vous, statistique que nous aurons à cœur de compléter aussi pour les autres pays. Il va sans dire que cette communication sera considérée par nous comme confidentielle, et les faits qu'elle nous fera connaître ne seront pas livrés à la publicité.

De plus, le Conseil général se permet d'espérer que les sections belges, dans le courant de l'année 1871, se trouveront à même de se rappeler les résolutions des divers congrès internationaux relativement aux cotisations qui lui sont destinées. La guerre actuelle met hors de question la rentrée des fonds de la plupart des pays continentaux, et nous savons bien que les ouvriers belges se ressentent aussi de la dépression générale qui résulte de cette guerre. Aussi le Conseil général ne relève-t-il cette question que pour rappeler aux sections belges l'impossibilité où il se trouverait, sans soutien matériel, de donner à la propagande toute l'étendue qu'il souhaiterait.

En l'absence du secrétaire pour la Belgique, le citoyen Serraillier, le Conseil général a chargé le soussigné d'adresser cette communication au Congrès.

Salut et fraternité
F. E.


Le comité exécutif de la section allemande de l'Association internationale  [3], dont le siège est à Brunswick, a lancé le 5 de ce mois un manifeste à la classe ouvrière allemande, dans lequel il appelait celle-ci à faire obstacle à l'annexion de l'Alsace-Lorraine et à contribuer à une paix honorable avec la République française. Sur l'ordre du général Vogel von Falckenstein, non seulement ce manifeste a été saisi, mais encore tous les membres du comité, et même le pauvre imprimeur de ce document, ont été arrêtés et déportés, chargés de chaînes tels de vulgaires criminels, à Lötzen, en Prusse orientale.


Chère Madame Liebknecht,

Nous venons à l'instant d'apprendre que Liebknecht, Bebel et Hepner ont été arrêtés hier [4]. C'est la revanche prussienne pour les défaites morales que Liebknecht et Bebel ont déjà infligées à l'Empire prussien avant même sa naissance. Nous nous sommes tous beaucoup réjouis ici de la manifestation courageuse de tous les deux au Reichstag dans des circonstances où ce n'était vraiment pas une mince affaire que de proclamer en face, librement et fièrement, nos conceptions. Nous supposons qu'il s'agit avant tout d'une vengeance mesquine, d'une tentative pour détruire le journal, ainsi que l'interdiction de se présenter à de nouvelles élections, si bien que l'accusation de haute trahison n'est qu'un pur prétexte. Cependant, messieurs les Prussiens peuvent se tromper lourdement. En effet, étant donné l'attitude vraiment tout à fait remarquable des ouvriers allemands ‑ qui a contraint jusqu'à cette fripouille de Schweitzer à se placer sous la direction de Liebknecht et de Bebel [5] ‑, ce coup de force manquera sans doute complètement son effet et suscitera plutôt la réaction contraire. Les ouvriers allemands ont fait preuve au cours de cette guerre d'une conscience et d'une énergie qui les ont d'un seul coup placés à la tête du mouvement ouvrier européen, et vous comprendrez avec quelle fierté nous vivons cet événement [6].

Mais nous avons aussi le devoir de faire en sorte, de toutes nos forces, que nos amis emprisonnés et leurs familles en Allemagne ne souffrent pas de la misère, alors que la fête de Noël, si proche, leur donne déjà un goût amer. Nous prenons donc la liberté de vous envoyer ci-inclus un billet de banque de 5 livres sterling, sous B/10 04841, Londres, 12 octobre 1870, dont vous voudrez bien partager le montant avec Madame Bebel.

En outre, nous y joignons 7 talers qui ont été collectés par l'Association de formation ouvrière de Londres et qui sont destinés aux familles de ceux qui ont été arrêtés à Brunswick. Je vous prie de bien vouloir signer pour cela la quittance ci-jointe que vous voudrez bien me renvoyer, afin que Marx puisse rendre compte à l'Association qu'il a acquitté sa mission.

Ma femme est une révolutionnaire irlandaise, et vous pouvez vous imaginer quelle joie a régné hier à la maison lorsque nous avons appris que les Fenians ont été amnistiés ‑ même si ce fut de la manière la plus minablement prussienne. Et aussitôt après, la nouvelle de l'arrestation de nos amis en Allemagne !

Adieu, chère Madame Liebknecht, et ne perdez pas courage. Les Prussiens et leurs supérieurs hiérarchiques, les Russes, se sont engagés dans une histoire dont ils ne seront pas capables d'arrêter le cours.


Notes

[1] Manifeste rédigé par Engels à la demande du Conseil général, séance du 20 décembre 1870 Seuls les trois premiers paragraphes furent publiés dans L'Internationale du 1er janvier 1871, les trois autres étant confidentiels.
Dans ce texte, L'Internationale prend position vis-à-vis de la guerre franco-prussienne de 1870

[2] Cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 514-523 et 566-582.

[3] Cf. Communication de Marx à la Pall Mall Gazette, 15 septembre 1870.
Pour bien marquer la solidarité de l'Internationale, sur le plan des principes énoncés et de l'organisation réelle, et non formelle, Marx appelle, comme on le voit, le parti social-démocrate allemand section de l'Internationale.
Marx avait rédigé lui-même le manifeste auquel il fait allusion ici : cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 517-523.

[4] Cf. Engels à Nathalie Liebknecht, 19 décembre 1870.

[5] Engels fait allusion au vote des crédits de guerre : le 28 décembre 1870, sous la pression des membres de leurs propres troupes, Schweitzer, Fritzsche, le Dr Ewald, Hasenclever et Schraps se joignirent à Bebel et Liebknecht ‑ qui avaient voté seuls contre les crédits le 20 ‑ dans le second vote sur les crédits nécessaires à la poursuite de la guerre.
L'attitude courageuse de Bebel et Liebknecht entraîna de la sorte derrière eux de larges secteurs de la classe ouvrière et même certains éléments de la bourgeoisie.

[6] C'est de manière toute objective, par l'évolution du champ de forces physiques de la société, ainsi que par la lutte réelle du prolétariat, qu'un mouvement localement déterminé prend la tête du mouvement ouvrier d'une certaine époque. C'est dans la lutte contre sa propre bourgeoisie que le prolétariat allemand a fait la preuve de sa supériorité. Du même coup, c'était le socialisme marxiste qui triomphait au niveau international. C'est en ce sens qu'Engels pouvait écrire, pour le Volksstaat du 20 juin 1874, dans un article intitulé « Le Programme des réfugiés blanquistes de la Commune » : « Les ouvriers socialistes allemands, qui ont démontré qu'ils étaient totalement affranchis de tout chauvinisme national, peuvent considérer comme un symptôme de bon augure le fait que des ouvriers français adoptent des principes théoriques justes, bien qu'ils viennent d'Allemagne. »
L'événement qui a confirmé le déplacement temporaire du centre de gravité du mouvement international vers l'Allemagne – l’attitude du parti allemand dans la guerre de sa bourgeoisie ‑ a été celui-là même qui, en 1914, a été l'épreuve suprême pour la social-démocratie allemande, et où, hélas, elle s'est complètement effondrée. L'histoire est plus obstinée que les découvreurs de nouveautés à tous les tournants : les grandes tâches vers lesquelles tendent les efforts des masses prolétariennes restent posées durant des décennies entières, pour un cycle historique entier.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin