1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Questions d'organisation

Fusion du parti social-démocrate allemand


Unification du parti social-démocrate allemand

Je réponds d'abord à votre lettre parce que celle de Liebknecht se trouve encore chez Marx, qui ne peut la retrouver pour le moment [1].

Ce qui nous a fait craindre qu'à l'occasion de votre emprisonnement les dirigeants   par malheur entièrement lassalléens   du parti n'en profitent pour transformer le Volksstaat en un « honnête » Neuer Sozial-demokrat. Or, ce n'est pas Hepner qui nous le fait craindre, mais bien plutôt la lettre du comité directeur signée par Yorck. Celui-ci a manifesté clairement son intention, et comme le comité se targue de nommer et de démettre les rédacteurs, le danger était certainement assez important. L'expulsion imminente de Hepner ne pouvait que faciliter encore cette opération. Dans ces conditions, il nous fallait absolument savoir où nous en étions, d'où cette correspondance [2].

Vous ne devez pas oublier que Hepner et, à un degré beaucoup moindre, Seiffert, Blos, etc., n'ont pas du tout la même position face à Yorck que vous et Liebknecht, les fondateurs du parti, sans parler du fait que si vous ignorez purement et simplement leurs appréhensions, vous ne faites que leur rendre les choses plus difficiles. La direction du parti a de toute façon un certain droit formel de contrôle sur l'organe du parti. Or, l'exercice de ce droit dépend toujours de vous, mais l'on a tenté indubitablement cette fois-ci de l'orienter dans un sens nuisible au parti. Il nous est donc apparu qu'il était de notre devoir de faire tout notre possible afin de contrecarrer cette évolution.

Hepner peut avoir fait, dans les détails, quelques fautes tactiques dont la plupart après réception de la lettre du comité, mais en substance nous devons résolument lui donner raison. Je ne peux pas davantage lui reprocher des faiblesses, car si le comité lui fait clairement entendre qu'il doit quitter la rédaction et ajoute, en outre, qu'il devra travailler sous les ordres de Blos, je ne vois pas quelle résistance il puisse encore opposer. Il ne peut pas se barricader dans la rédaction pour tenir tête au comité. Après une lettre aussi catégorique des autorités qui sont au-dessus de lui, je trouve même que sont excusables les remarques de Hepner dans le Volksstaat, remarques que vous m'avez citées et qui m'avaient fait, déjà avant cela, une impression désagréable [3].

De toute façon, il est certain que, depuis l'arrestation de Hepner et son éloignement de Leipzig, le Volksstaat est devenu bien plus mauvais : le comité, au lieu de se quereller avec Hepner, aurait mieux fait de lui apporter tout le soutien possible.

Le comité est allé jusqu'à demander que le Volksstaat soit rédigé autrement, que les articles les plus théoriques (scientifiques) soient écartés afin d'être remplacés par des éditoriaux à la Neuer Sozial-demokrat : il envisagea un éventuel recours à des mesures directes de contrainte. Je ne connais absolument pas Blos, mais si le comité l'a nommé à ce moment-là, on peut bien supposer qu'il a choisi un homme cher à son cœur.

Maintenant, en ce qui concerne la position du parti face au lassalléanisme, vous pouvez certainement juger mieux que nous de la tactique à suivre, notamment dans les cas d'espèce. Mais il faut tout de même tenir compte d'une chose qui mérite réflexion. Lorsque l'on se trouve comme vous d'une certaine manière en posture de concurrent face à l'Association générale des ouvriers allemands, on est facilement tenté de prendre trop d'égards vis-à-vis du concurrent, et l'on s'habitue en toutes choses à penser d'abord à lui. En fait, l'Association générale des ouvriers allemands aussi bien que le Parti ouvrier social-démocrate, et même tous deux pris ensemble, ne forment encore qu'une infime minorité de la classe ouvrière allemande. Or, d'après notre conception, confirmée par une longue pratique, la juste tactique dans la propagande n'est pas d'arracher ou de détourner çà et là à l'adversaire quelques individus, voire quelques-uns des membres de l'organisation adverse, mais d'agir sur la grande masse de ceux qui n'ont pas encore pris parti. Une seule force nouvelle que l'on tire à soi de son état brut vaut dix fois plus que dix transfuges lassalléens qui apportent toujours avec eux le germe de leur fausse orientation dans le parti.

Et encore, si l'on pensait attirer à soi les masses sans que viennent aussi les chefs locaux, le mal ne serait pas si grave ! Mais il faut toujours reprendre à son compte toute la masse de ces dirigeants qui sont liés par toutes leurs déclarations et manifestations officielles du passé, sinon même par leurs conceptions actuelles, et qui doivent prouver avant tout qu'ils n'ont pas abjuré leurs principes, mais qu'au contraire le Parti ouvrier social-démocrate prêche le véritable lassalléanisme.

Tel a été le malheur à Eisenach. Peut-être n'était-ce pas à éviter alors, mais il est incontestable que ces éléments ont nui au parti : je ne sais pas si nous ne serions pas au moins aussi forts si ces éléments n'avaient pas adhéré à notre organisation ! Mais, en tout cas, je tiendrais pour un malheur que ces éléments trouvent un renfort.

Il ne faut pas se laisser induire en erreur par les appels à l'« unité ». Ceux qui ont le plus ce mot à la bouche sont justement ceux qui fomentent le plus de dissensions, comme le démontre le fait qu'actuellement ce sont les Jurassiens bakouninistes de Suisse, fauteurs de toutes les scissions, qui crient le plus fort pour avoir l'unité.

Ces fanatiques de l'unité sont ou bien des petites têtes qui veulent que l'on mélange tout en une sauce indéterminée dans laquelle on retrouve les divergences sous forme d'antagonismes encore plus aigus dès lors que l'on cesse de la remuer, du simple fait qu'on les trouve ensemble dans une seule marmite (en Allemagne, vous en avez un bel exemple chez les gens qui prêchent la fraternisation entre ouvriers et petits-bourgeois), ou bien des gens qui n'ont aucune conscience politique claire (par exemple Mühlberger), ou bien des éléments qui veulent sciemment brouiller et fausser les positions. C'est pourquoi ce sont les plus grands sectaires, les plus grands chamailleurs et filous, qui crient le plus fort à l'unité dans certaines situations. Tout au long de notre vie, c'est toujours avec ceux qui criaient le plus à l'unité que nous avons eu les plus grands ennuis et reçu les plus mauvais coups.

Toute direction d'un parti veut, bien sûr, avoir des résultats, et c'est normal. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons, et sous nos yeux encore, se développe si colossalement que l'on n'a pas besoin, à tout prix, et toujours, de succès momentanés. Prenez, par exemple, l'Internationale : après la Commune, elle connut un immense succès. Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient toute-puissante. La grande masse de ses membres crut que cela durerait toujours. Nous savions fort bien que la bulle devait crever. Toute la racaille s'accrochait à nous. Les sectaires qui s'y trouvaient s'épanouirent, abusèrent de l'Internationale dans l'espoir qu'on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l'avons pas supporté. Sachant fort bien que la bulle crèverait tout de même, il ne s'agissait pas pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l'Internationale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, et ce jusqu'à son terme.

La bulle creva au Congrès de La Haye, et vous savez que la majorité des membres du congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et, pourtant, presque tous ceux qui étaient si déçus, parce qu'ils croyaient trouver dans l'Internationale l'idéal de la fraternité universelle et de la réconciliation, n'avaient-ils pas connu chez eux des chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à La Haye ! Les sectaires brouillons se mirent alors à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant comme des intraitables et des dictateurs. Or, si nous nous étions présentés à La Haye en conciliateurs, et si nous avions étouffé les velléités de scission, quel en eût été le résultat ? Les sectaires   notamment les bakouninistes   auraient disposé d'un an de plus pour commettre, au nom de l'Internationale, des bêtises et des infamies plus grandes encore; les ouvriers des pays les plus avancés se seraient écartés avec dégoût. La bulle n'éclata pas, elle se dégonfla doucement sous l'effet de quelques coups d'aiguilles, et au congrès suivant la crise se serait tout de même produite au niveau des scandales mettant en cause les individus, puisqu'on avait déjà quitté le terrain des principes à La Haye. Dès lors, l'Internationale était déjà morte, et l'aurait été, même si nous avions tenté de faire l'union de tous. Au lieu de cela, dans l'honneur, nous nous sommes débarrassés des éléments pourris. Les membres de la Commune présents à la dernière réunion décisive ont dit qu'aucune réunion de la Commune ne leur avait laissé un sentiment aussi terrible que cette séance du tribunal jugeant les traîtres à l'égard du prolétariat européen. Nous avons permis pendant dix mois qu'ils rassemblent toutes leurs forces pour mentir, calomnier et intriguer   et où sont-ils ? Eux, les prétendus représentants de la grande majorité de l'Internationale, déclarent eux-mêmes à présent qu'ils n'osent plus venir au prochain congrès. Pour ce qui est des détails, ci-joint un article destiné au Volksstaat [4]. Si nous avions à le refaire, nous agirions en gros de la même façon, étant entendu que l'on commet toujours des erreurs tactiques.

En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les lassalléens viendront d'eux-mêmes à vous au fur et à mesure, et qu'il ne serait donc pas clairvoyant de cueillir les fruits avant qu'ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l'unité.

Au reste, le vieil Hegel a déjà dit : un parti éprouve qu'il vaincra en ce qu'il se divise et supporte une scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. À chaque stade, une partie des gens reste accrochée, ne réussissant pas à passer le cap. Ne serait-ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans l'Empire romain, et ce en subissant toutes les pires persécutions...

De même, nous ne devons pas oublier que si, par exemple, le Neuer Sozial-demokrat a plus d'abonnés que le Volksstaat, toute secte est forcément fanatique et obtient, en raison même de ce fanatisme, des résultats momentanés bien plus considérables, surtout dans des régions où le mouvement ne fait que commencer (par exemple, l'Association générale des ouvriers allemands au Schleswig-Holstein). Ces résultats dépassent ceux du parti qui, sans particularités sectaires, représente simplement le mouvement réel. En revanche, le fanatisme ne dure guère.

Je dois finir, car il est l'heure de la poste. En hâte simplement ceci : Marx ne peut attaquer Lassalle [5] tant que la traduction française du Capital n'est pas achevée (vers fin juillet), encore aura-t-il besoin de repos, car il s'est beaucoup surmené.

Très bien que vous ayez stoïquement tenu le coup en prison et étudié. Nous nous réjouissons tous de vous voir ici l'année prochaine.

Salutations cordiales à Liebknecht.

Sincèrement, votre F. ENGELS


Vous nous demandez notre avis sur toute cette histoire de fusion [6]. Il en a été, hélas, pour nous exactement comme pour vous : ni Liebknecht ni qui que ce soit d'autre ne nous en avait soufflé le moindre mot, et nous aussi nous ne savons que ce qui se trouve dans les journaux. Or, jusqu'à la semaine dernière   lorsque fut publié le projet de programme  , il ne s'y trouvait rien [7]. En tout cas, ce projet ne nous a pas peu étonné.

Notre parti avait si souvent tendu la main aux lassalléens pour une réconciliation, ou du moins leur avait offert la conclusion d'un cartel, il s'était heurté si souvent à un refus dédaigneux des Hasenclever, Hasselmann et Tölcke, que n'importe quel enfant eût dû tirer la conclusion suivante : si ces messieurs font eux-mêmes le pas aujourd'hui et nous offrent la réconciliation, c'est qu'ils doivent être dans une sale passe. Or, étant donné le genre notoirement connu de ces gens, il est de notre devoir d'exploiter cette circonstance afin que ce ne soit pas aux dépens de notre parti qu'ils se tirent de cette mauvaise passe et renforcent de nouveau leur situation dans l'opinion des masses ouvrières. Il fallait les accueillir tout à fait fraîchement, leur témoigner la plus grande méfiance et faire dépendre la fusion de leur plus ou moins grande disposition à abandonner leurs positions de secte et leurs idées sur l'aide de l'État et à accepter, pour l'essentiel, le programme d'Eisenach [8] de 1869 ou à en adopter une édition améliorée eu égard à la situation actuelle.

Notre parti n'a absolument rien à apprendre des lassalléens au point de vue théorique, autrement dit pour ce qui est décisif dans le programme, mais il n'en est pas du tout ainsi pour les lassalléens. La première condition de l'unification est qu'ils cessent d'être des sectaires, des lassalléens, et qu'ils abandonnent donc la panacée de l'aide de l'État, ou du moins n'y voient plus qu'une mesure transitoire et secondaire, à côté de nombreuses autres mesures possibles. Le projet de programme démontre que les nôtres dominent de très haut les dirigeants lassalléens dans le domaine théorique, mais qu'ils sont loin d'être aussi malins qu'eux sur le plan politique. Ceux qui sont honnêtes se sont une fois de plus fait cruellement duper par les « malhonnêtes [9] ».

On commence par accepter la phrase ronflante, mais historiquement fausse, selon laquelle : face à la classe ouvrière, toutes les autres classes forment une seule masse réactionnaire. Cette phrase n'est vraie que dans quelques cas exceptionnels : dans une révolution du prolétariat, la Commune, par exemple, ou dans un pays où non seulement la bourgeoisie a imprimé son image à l'État et à la société, mais encore où, après elle, la petite bourgeoisie démocratique a parachevé elle aussi sa transformation jusque dans ses dernières conséquences [10].

Si, en Allemagne, par exemple, la petite bourgeoisie démocratique faisait partie de cette masse réactionnaire, comment le Parti ouvrier social-démocrate eût-il pu, des années durant, marcher la main dans la main avec le Parti populaire [11] ? Comment se fait-il que le Volksstaat puise presque toute sa rubrique politique dans l'organe de la petite bourgeoisie démocratique, La Gazette de Francfort ? Et comment se fait-il que pas moins de sept revendications de ce même programme correspondent presque mot pour mot au programme du Parti populaire et de la démocratie petite-bourgeoise ? J'entends les sept revendications politiques des articles 1 à 5 et de 1 et 2 [12], dont il n'en est pas une qui ne soit démocrate bourgeoise.

Deuxièmement, le principe de l'internationalisme du mouvement ouvrier est pratiquement repoussé dans son entier pour le présent, et ce par des gens qui, cinq ans durant et dans les conditions les plus difficiles, ont proclamé ce principe de la manière la plus glorieuse. La position des ouvriers allemands à la tête du mouvement européen se fonde essentiellement sur leur attitude authentiquement internationaliste au cours de la guerre. Nul autre prolétariat ne se serait aussi bien comporté. Or, aujourd'hui que partout à l'étranger les ouvriers revendiquent ce principe avec la même énergie que celle qu'emploient les divers gouvernements pour réprimer toute tentative de l'organiser, c'est à ce moment qu'ils devraient le renier en Allemagne ! Que reste-t-il dans tout ce projet de l'internationalisme du mouvement ouvrier ? Pas même une pâle perspective de coopération future des ouvriers d'Europe en vue de leur libération; tout au plus une future « fraternisation internationale des peuples » : les « États-Unis d'Europe » des bourgeois de la Ligue de la paix.

Naturellement, il n'était pas indispensable de parler de l'Internationale proprement dite. Mais à tout le moins ne devait-on pas aller en deçà du programme de 1869, et fallait-il dire : bien que le parti ouvrier allemand soit contraint pour l'heure d'agir dans les limites des frontières que lui trace l'État   il n'a pas le droit de parler au nom du prolétariat européen et encore moins d'avancer des thèses fausses  , il est conscient des liens solidaires qui l'unissent aux ouvriers de tous les pays et sera toujours prêt à remplir, comme par le passé, les devoirs que lui impose cette solidarité. Même si l'on ne se proclame ni ne se considère expressément comme faisant partie de l'Internationale, ces devoirs subsistent : par exemple, apporter sa contribution lors des grèves, empêcher le recrutement d'ouvriers destinés à prendre la place de leurs frères en grève, veiller à ce que les organes du parti tiennent les ouvriers allemands au courant du mouvement à l'étranger, faire de l'agitation contre la menace ou le déchaînement effectif de guerres ourdies par les cabinets, et se comporter comme on l'a fait de manière exemplaire en 1870 et 1871, etc.

Troisièmement, les nôtres se sont laissé octroyer la « loi d'airain » de Lassalle qui se fonde sur une conception économique parfaitement dépassée, à savoir que l'ouvrier moyen ne touche que le minimum de salaire pour son travail, et ce parce que, d'après la théorie de la population de Malthus, les ouvriers sont toujours en surnombre (c'était effectivement le raisonnement de Lassalle). Or, dans Le Capital, Marx a amplement démontré que les lois qui commandent les salaires sont très complexes et que, selon les circonstances, c'est tantôt tel facteur et tantôt tel autre qui prédomine; bref, que cette loi n'est pas d'airain, mais est au contraire fort élastique, et qu'il est impossible par conséquent de régler l'affaire en quelques mots, comme Lassalle se le figurait. Dans son chapitre sur l'accumulation du capital [13], Marx a réfuté dans le détail le fondement malthusien de la loi que Lassalle a copiée de Malthus et de Ricardo (en falsifiant ce dernier), et qu'il expose, par exemple, dans son Arbeiterlesebuch, page 5, où il se réfère lui-même à un autre de ses ouvrages [14].

Quatrièmement, le programme présente, sous sa forme la plus crue, une seule revendication sociale, empruntée de Buchez par Lassalle : l'aide de l'État. Et ce après que Bracke en a prouvé toute l'inanité [15] et que presque tous les orateurs de notre parti ont été obligés de prendre position contre elle dans leur lutte contre les lassalléens ! Notre parti ne pouvait s'infliger à lui-même d'humiliation plus profonde. L'internationalisme dégradé au niveau de celui d'un Armand Goegg, et le socialisme à celui d'un bourgeois républicain Buchez qui opposait cette revendication aux socialistes pour les confondre !

Dans le meilleur des cas, l' « aide de l'État », au sens de Lassalle, n'était qu'une mesure parmi de nombreuses autres pour atteindre le but défini ici par la formule délavée que voici : « pour préparer la voie à la solution de la question sociale », comme s'il y avait pour nous, sur le plan théorique, une question sociale qui n'ait pas été résolue !

En conséquence, si l'on dit : le parti ouvrier allemand tend à l'abolition du salariat et, par là, des différences de classe, en organisant la production coopérative à l'échelle nationale dans l'industrie et l'agriculture, et il appuie toute mesure qui puisse contribuer à atteindre ce but   aucun lassalléen n'aurait à y redire quelque chose.

Cinquièmement, il n'est question nulle part de l'organisation de la classe ouvrière en tant que classe par le moyen des syndicats professionnels. Or, c'est là un point tout à fait essentiel, puisqu'il s'agit au fond d'une organisation du prolétariat en classe au moyen de laquelle il mène sa lutte quotidienne contre le capital et fait son apprentissage pour la lutte suprême, d'une organisation qui, de nos jours, même en plein déferlement de la réaction (comme c'est aujourd'hui le cas à Paris après la Commune), ne peut plus être détruite. Étant donné l'importance prise par cette organisation en Allemagne aussi, nous estimons qu'il est absolument indispensable de lui consacrer une place dans le programme et, si possible, de lui donner son rang dans l'organisation du parti.

Voilà tout ce que les nôtres ont concédé aux lassalléens pour leur être agréables. Et ceux-ci, qu'ont-ils donné en échange ? L'inscription dans le programme d'une masse confuse de revendications purement démocratiques, dont certaines sont uniquement dictées par la mode, comme la législation directe qui existe en Suisse et y fait plus de mal que de bien, si tant est qu'elle y fasse quelque chose : administration par le peuple, cela aurait quelque sens. De même, il manque la condition première de toute liberté, à savoir que, vis-à-vis de chaque citoyen, tout fonctionnaire soit responsable de tous ses actes devant les tribunaux ordinaires et selon la loi commune. Je ne veux pas perdre un mot sur des revendications telles que liberté de la science, liberté de conscience, qui figurent dans tout programme bourgeois libéral et ont quelque chose de choquant chez nous.

Le libre État populaire est mué en État libre. Du point de vue grammatical, un État libre est celui qui est libre vis-à-vis de ses citoyens, soit un État gouverné despotiquement. Il conviendrait de laisser tomber tout ce bavardage sur l'État, surtout depuis la Commune qui n'était déjà plus un État au sens propre du terme [16]. Les anarchistes nous ont suffisamment jeté à la tête l'État populaire, bien que déjà l'ouvrage de Marx contre Proudhon [17], puis le Manifeste communiste aient exprimé sans ambages que l'État se défera au fur et à mesure de l'avènement de l'ordre socialiste pour disparaître enfin. Comme l'État n'est en fin de compte qu'une institution provisoire, dont on se sert dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est absurde de parler d'un libre État populaire : tant que le prolétariat utilise encore l'État, il ne le fait pas dans l'intérêt de la liberté, mais de la coercition de ses ennemis, et dès qu'il pourra être question de liberté, l'État, comme tel, aura cessé d'exister. Nous proposerions, en conséquence, de remplacer partout le mot « État » par Gemeinwesen, un bon vieux mot allemand, que le mot français « commune » traduit à merveille.

« Élimination de toute inégalité sociale et politique » est une formule douteuse pour « abolition de toutes les différences de classe ». D'un pays à l'autre, d'une province à l'autre, voire d'une localité à l'autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d'existence : on pourra certes les réduire à un minimum, mais non les faire disparaître complètement. Les habitants des Alpes auront toujours d'autres conditions de vie que les gens des plaines. Se représenter la société socialiste comme le règne de l'égalité est une conception unilatérale de Français, conception s'appuyant sur la vieille devise Liberté, Égalité, Fraternité, et se justifiant, en ses temps et lieu, comme phase de développement; mais, de nos jours, elle devrait être dépassée comme toutes les visions unilatérales des vieilles écoles socialistes, car elle ne crée plus que confusion dans les esprits et doit donc être remplacée par des formules plus précises et mieux adaptées aux choses.

Je m'arrête, bien que pour ainsi dire chaque mot soit à critiquer dans ce programme sans sève ni vigueur. C'est si vrai qu'au cas où il serait accepté, Marx et moi nous ne pourrions jamais reconnaître comme nôtre ce nouveau parti, s'il s'érige sur une telle base; nous serions obligés de réfléchir très sérieusement à l'attitude que nous prendrions   publiquement aussi   vis-à-vis de lui. Songez qu'à l'étranger on nous tient pour responsables de chaque déclaration et action du Parti ouvrier social-démocrate allemand. Bakounine, par exemple, nous a rendus responsables dans son État et Anarchie de chaque parole inconsidérée que Liebknecht a pu dire et écrire depuis la création du Demokratisches Wochenblatt. On s'imagine que nous tirons les ficelles de toute l'affaire à partir de Londres, alors que vous savez aussi bien que moi que nous ne sommes pratiquement jamais intervenus dans les affaires intérieures du parti, et lorsque nous l'avons fait, ce n'était jamais que pour éviter que l'on fasse des bévues, toujours d'ordre théorique, ou pour qu'on les redresse si possible. Vous vous apercevrez vous-mêmes que ce programme marque un tournant, qui pourrait fort bien nous obliger à récuser toute responsabilité vis-à-vis du parti qui l'a fait sien.

En général, le programme officiel d'un parti importe moins que sa pratique. Cependant, un nouveau programme est toujours comme un drapeau que l'on affiche en public, et d'après lequel on juge ce parti. Il ne devrait donc en aucun cas être en retrait par rapport au précédent, celui d'Eisenach en l'occurrence. Et puis il faut réfléchir aussi à l'impression que ce programme fera sur les ouvriers des autres pays, et à ce qu'ils penseront en voyant tout le prolétariat socialiste d'Allemagne ployer ainsi les genoux devant le lassalléanisme.

Avec cela, je suis persuadé qu'une fusion sur cette base ne tiendrait pas un an. Peut-on concevoir que les hommes les plus conscients de notre parti se prêtent à la comédie qui consiste à réciter des litanies de Lassalle sur la loi d'airain du salaire et l'aide de l'État ? Vous, par exemple, je voudrais vous y voir. Et si vous le faisiez tous, votre auditoire vous sifflerait. Or, je suis sûr que les lassalléens tiennent autant à ces partie-là du programme que le juif Shylock à sa livre de chair. Il se produira une scission, mais nous aurons de nouveau « lavé de leurs fautes » les Hasselmann, Hasenclever, Tölcke et consorts; nous sortirons de la scission plus faibles et les lassalléens plus forts. En outre, notre parti aura perdu sa virginité politique, et ne pourra plus s'opposer franchement aux phrases de Lassalle, puisque nous les aurons inscrites pendant un certain temps sur notre propre étendard. Enfin, si les lassalléens reprennent alors de nouveau leur affirmation selon laquelle ils représentent seuls le parti ouvrier et que les nôtres sont des bourgeois, le programme sera là pour le démontrer : toutes les mesures socialistes y sont les leurs, et tout ce que notre parti y a ajouté, ce sont des revendications de la démocratie petite-bourgeoise que ce même programme qualifie par ailleurs de fraction de la « masse réactionnaire » !

J'ai tardé à vous faire parvenir cette lettre, puisque vous ne deviez être libéré que le 1er avril [18], en l'honneur de l'anniversaire de Bismarck, et que je ne voulais pas l'exposer au risque de la voir saisir lorsque l'on aurait essayé de vous la faire parvenir en fraude. Or, voici justement que je reçois une lettre de Bracke [19] qui, lui aussi, a les plus vives inquiétudes à propos de ce programme et nous demande ce que nous en pensons. Je lui envoie donc cette lettre afin qu'il en prenne connaissance et vous la transmette ensuite, afin que je n'aie pas à écrire deux fois toutes ces salades. En outre, j'ai mis les choses au clair dans une lettre destinée à Ramm [20]. Je n'ai écrit que brièvement à Liebknecht [21]. Je ne peux lui pardonner de ne pas nous avoir écrit un seul mot de toute cette affaire jusqu'à ce qu'il ait été pratiquement trop tard (alors que Ramm et d'autres croyaient qu'il nous avait scrupuleusement tenus au courant). C'est d'ailleurs ainsi qu'il agit depuis toujours, d'où la masse de correspondance désagréable que Marx et moi nous avons eue avec lui. Cependant, cela passe les bornes cette fois, et nous sommes fermement décidés à ne plus marcher.

Tâchez de prendre vos dispositions afin de venir ici cet été. Vous logerez naturellement chez moi, et si le temps le permet, nous pourrons aller nous baigner quelques jours à la mer : cela vous fera le plus grand bien après votre long séjour en prison.


Ayez la bonté, après les avoir lues, de porter à la connaissance de Geib, Auer, Bebel et Liebknecht les gloses marginales au programme de fusion ci-jointes [22]. Nota bene : le manuscrit doit revenir entre vos mains, afin qu'il reste à ma disposition si nécessaire [23]. Je suis surchargé de travail et obligé de dépasser largement ce que m'autorise le médecin. Aussi n'ai-je éprouvé aucun « plaisir » à écrire ce long papier. Il le fallait cependant, afin que les positions que je pourrais être amené à prendre par la suite ne soient pas mal interprétées par les amis du parti auxquels cette communication est destinée.

Après le congrès de fusion, nous publierons, Engels et moi, une brève déclaration dans laquelle nous dirons que nous n'avons absolument rien de commun avec ce programme de principes et que nous gardons nos distances vis-à-vis de lui.

C'est d'autant plus indispensable que l'on entretient à l'étranger l'idée soigneusement exploitée par les ennemis du parti, bien qu'elle soit parfaitement erronée, qu'à partir de Londres nous dirigeons en secret le mouvement du parti dit d'Eisenach. Ainsi, dans un ouvrage russe tout récemment paru, Bakounine, par exemple, m'attribue la responsabilité non seulement de tous les programmes, etc., de ce parti, mais encore de chaque fait et geste de Liebknecht depuis sa collaboration avec le Parti populaire.

À part cela, il est de mon devoir de ne pas reconnaître   fût-ce par un silence diplomatique   un programme qui, j'en suis convaincu, est absolument condamnable et démoralisateur pour le parti.

Tout pas en avant du mouvement réel vaut plus qu'une douzaine de programmes. Si l'on ne pouvait pas, à cause des circonstances présentes, aller plus loin que le programme d'Eisenach, il fallait se contenter tout simplement de conclure un accord pour l'action contre l'ennemi commun [24]. Mais si l'on élabore un programme de principes (qu'il vaut mieux remettre à un moment où une longue activité commune en aura préparé le terrain), c'est pour poser des jalons qui signalent, aux yeux du monde entier, à quel niveau en est le mouvement du parti.

Les chefs des lassalléens sont venus à nous sous la pression des événements. Si d'emblée on leur avait fait savoir qu'on n'accepterait aucun marchandage sur les principes, ils eussent dû se contenter d'un programme d'action ou d'un plan d'organisation en vue d'actions communes. Au lieu de cela, on leur permet d'arriver armés de mandats dont on reconnaît soi-même la force obligatoire et l'on se livre ainsi à la merci de gens qui, eux, ont besoin de nous. Pour couronner le tout, ils tiennent un nouveau congrès avant le congrès de compromis, alors que notre propre parti tient le sien post festum. Il est évident que l'on cherche ainsi à escamoter toute critique et empêcher ceux de notre parti de se poser des questions. On sait que le seul fait de l'unité satisfait les ouvriers, mais l'on se trompe si l'on pense que ce succès du moment n'est pas trop chèrement payé.

Au surplus, ce programme ne vaut rien, même abstraction faite de la canonisation des articles de foi lassalléens.


Nous sommes tout à fait du même avis que vous : dans sa hâte à obtenir à tout prix l'unité, il a fourvoyé toute l'entreprise [25]. On peut tenir quelque chose pour indispensable, mais il ne faut pas pour autant le dire ou le montrer à l'autre partenaire, car une faute sert ensuite à justifier une autre. Après avoir mis en œuvre le congrès de fusion sur une base erronée et avoir proclamé qu'il ne devait échouer à aucun prix, on était obligé à chaque fois de lâcher du lest sur tous les points essentiels. Vous avez tout à fait raison : cette fusion porte en elle le germe de la scission, et si elle se produit, je souhaite qu'elle éloigne de nous uniquement les fanatiques incorrigibles, mais non la masse de ceux qui sont par ailleurs capables et susceptibles de se redresser à bonne école. Cela dépendra du moment et des conditions où cela se produira.

Dans sa rédaction définitive, le programme se divise en trois parties :

  1. Des phrases et des slogans lassalléens qu'il ne fallait accepter sous aucune condition. Lorsque deux fractions fusionnent, on reprend dans le programme les points sur lesquels on est d'accord, et non les points en litige. En acceptant cependant de le faire, les nôtres sont passés sous les fourches caudines;
  2. Une série de revendications propres à la démocratie vulgaire, rédigées dans le style et l'esprit du Parti populaire;
  3. Un certain nombre de phrases prétendues communistes, empruntées la plupart au Manifeste, mais réécrites de sorte que, examinées de près, on s'aperçoit qu'elles contiennent toutes sans exception des âneries horrifiantes. Si l'on n'y comprend rien, il ne faut pas y toucher, à moins qu'on le recopie littéralement d'après ceux qui s'y connaissent.

Par chance, le programme a eu un sort meilleur qu'il ne le méritait. Ouvriers, bourgeois et petits-bourgeois croient y lire ce qui devrait effectivement y figurer, mais n'y figure pas, et il n'est venu à l'esprit de personne dans les divers camps d'examiner au grand jour le véritable contenu de ces phrases merveilleuses. C'est ce qui a permis que nous fassions le silence sur ce programme [26]. Au surplus, on ne peut traduire ces phrases dans une autre langue sans que l'on soit obligé ou bien d'en faire quelque chose qui devienne franchement idiot, ou bien de leur substituer un sens communiste; or, amis comme ennemis adoptent le second procédé, et c'est ce que j'ai dû faire moi-même pour une traduction destinée à nos amis espagnols.

Nous n'avons pas lieu de nous réjouir de l'activité qu'a déployée jusqu'ici le comité directeur. Ce fut d'abord les mesures contre vos écrits et ceux de B. Becker [27] : si elles ont échoué, ce n'est certes pas à cause du comité. Ensuite, Sonnemann   que Marx a rencontré lors de son passage à Londres   a raconté qu'il avait proposé à Vahlteich un poste de correspondant à la Frankfurter Zeitung, mais que le comité avait interdit à Vahlteich d'accepter cette offre ! C'est plus que de la censure, et je ne comprends pas pourquoi Vahlteich s'est soumis à une telle interdiction. En plus, c'est tout à fait maladroit. Vous vous préoccupez de ce qu'au contraire la Frankfurter soit fournie entièrement par les nôtres en Allemagne. Enfin, il me semble que les membres lassalléens n'ont pas agi avec bonne foi lors de la création de l'imprimerie coopérative de Leipzig [28]. Après que les nôtres eurent, en toute confiance, reconnu le comité directeur comme comité de contrôle de l'imprimerie de Leipzig, il a fallu contraindre les lassalléens à cette acceptation à Berlin. Cependant, je ne suis pas encore au courant des détails.

En attendant, c'est une bonne chose que ce comité ne déploie guère d'activité et se contente, comme dit C. Hirsch qui était ici il y a quelques jours, de végéter en tant que bureau de correspondance et d'information. Toute intervention active de sa part précipiterait la crise, et on semble s'en rendre compte.

Et de quelle faiblesse avez-vous fait montre en acceptant que trois lassalléens siègent au comité directeur, avec deux des nôtres seulement [29] ! En fin de compte, il semble cependant que l'on s'en soit tout de même tiré, même si c'est avec un bel œil au beurre noir. Espérons qu'on en restera là et que notre propagande agira auprès des lassalléens dans l'intervalle. Si l'on tient jusqu'aux prochaines élections, cela pourra aller. Mais ensuite les policiers et juges Stieber et Tessendorf entreront en scène [30], et c'est alors que l'on s'apercevra de ce que les lassalléens Hasselmann et Hasenclever nous auront apporté...

Ecrivez-nous à l'occasion. W. Liebknecht et A. Bebel sont trop engagés dans cette affaire pour nous dire crûment la vérité, et aujourd'hui moins que jamais les affaires intérieures du parti parviennent au grand jour.


Notes

[1] Cf. Engels à Auguste Bebel, 20 juin 1873.
Cette lettre s'inscrit dans la série des événements qui conduisirent à l'unification proprement dite du parti social-démocrate allemand   le plus important et, sans doute, le plus décisif des partis de la II° Internationale.
La fusion entre les eisenachéens, proches de Marx-Engels, et les lassalléens détermina dans une très forte mesure tout le cours ultérieur de la social-démocratie allemande et, indirectement, tout le mouvement ouvrier. Ce n'est qu'après la guerre de 1914-1918 que nous aurons de véritables partis communistes.
La distinction établie par Marx entre parti formel et parti historique (celui-ci étant représenté par Marx-Engels) subsistera donc encore largement, et les différentes polémiques entre la direction officielle de la social-démocratie allemande et Marx-Engels le démontrent.
Depuis 1871, le comité exécutif du parti d'Eisenach se trouvait à Hambourg. Geib et Yorck y disposaient d'une influence croissante, et Yorck fit de tels compromis avec les lassalléens que Hepner s'insurgea. Il écrivit à Engels, le 11 avril 1873 : « Yorck est d'un lassalléanisme si borné qu'il hait tout ce qui ne ressemble pas au Neuer Sozial-demokrat... Liebknecht, par « sa tolérance bienveillante »  , qui le plus souvent n'est pas à sa place  , n'est pas le moins responsable du fait que Yorck émerge à ce point. Or, lorsque j'en parle à Liebknecht, il prétend que je vois des fantômes que la chose n'est pas si grave. Mais en réalité, c'est comme je le dis. »
La menace lassalléenne dans le parti devait s'aggraver du fait que les meilleurs éléments eisenachéens étaient pourchassés par la police. En raison de son « activité en faveur de l'Internationale » et de sa participation au Congrès de La Haye, Hepner fut condamné à un mois de prison, persécuté par la police, et dut s'installer à Breslau, à l'autre bout de l'Allemagne; Liebknecht fut emprisonné du 5 juin 1872 au 15 avril 1874, et Bebel du 8 juillet 1872 au 14 mai 1874.
Bebel s'efforça de convaincre Marx-Engels que toute l'affaire avait été gonflée par des informations erronées, afin de les dis­suader d'intervenir : « Il saute aux yeux que Hepner a fortement noirci le tableau de la situation de nos affaires de parti, et notamment l'influence et les intentions de Yorck. Cela ne m'étonne pas de la part de Hepner, qui est, certes, un camarade parfaitement fidèle et brave, mais facilement obstiné... Il vous est impossible à distance de juger vraiment de nos conditions, et Hepner manque tant de sens pratique... L'influence de York est insignifiante, il n'est rien moins que dangereux, de même le lassalléanisme n'est pas du tout répandu dans le parti. S'il faut prendre des égards, c'est uniquement à cause des nombreux ouvriers honnêtes, mais fourvoyés, qui, si l'on agit avec adresse, seront sûrement de notre côté... J'espère qu'après ces différends vous n'hésiterez pas à poursuivre votre collaboration au Volksstaat. Rien ne serait pire que de vous retirer. »
Cette lettre permet de situer l'action de Marx-Engels face à la social-démocratie allemande. Même leurs partisans les plus fidèles   Bebel, Liebknecht, etc.  , sur lesquels ils devaient agir pour exercer une influence sur le parti, n'avaient pas une conception aussi rigoureuse qu'eux, et c'est le moins qu on puisse dire. De plus, il était difficile de leur donner des leçons, étant donné le niveau idéologique général et leur attitude courageuse face aux tracasseries policières. Notons à ce propos que la bourgeoisie allemande, avec ses lois, sa police et Bismarck, sut manœuvrer d'une façon particulièrement habile. De tous les textes dont nous disposons, il ressort à l'évidence que toute la vie de la social-démocratie allemande était agitée par la lutte de classes : à l'arrière-plan, on sent toujours la main de l'adversaire bourgeois.

[2] À cette occasion, Engels avait également envoyé une lettre à Liebknecht. Mais celle-ci, comme tant d'autres, a été égarée.

[3] Toutes les polémiques de parti ont, hélas, leurs implications personnelles qui ne font que les compliquer à l'infini. Engels, on le voit, ne niait pas simplement l'existence de ces difficultés supplémentaires de la vie de parti. Au contraire, il s'efforçait d'aller jusqu'au fond de toutes les choses; ce faisant, il ne pouvait pas ne pas heurter, à tort ou à raison, des susceptibilités. Le parti doit être le plus antipersonnaliste possible.

[4] Engels fait allusion à l'article « Nouvelles de l'Internationale » publié le 2 août 1873 dans le Volksstaat.
C'est donc Engels lui-même qui, face à la défaillance de la rédaction du Volksstaat et de la direction du parti eisenachéen, poursuit la polémique en Allemagne contre les éléments anarchistes de l'Internationale, puisque, pour plaire aux lassalléens, les eisenachéens avaient interrompu cette lutte.

[5] Liebknecht avait écrit le 16 mai 1873 à Marx : « Lassalle t'a pillé, mal compris et falsifié   c'est à toi de le lui démontrer : nul autre ne peut le faire aussi bien que toi, et personne ne saurait en prendre ombrage parmi les éléments honnêtes du lassalléanisme (que nous devons ménager). C'est pourquoi, je t'en prie, écris vite les articles en question pour le Volksstaat, et ne te laisse pas arrêter par d'autres considérations, par exemple le fait que Yorck en soit le rédacteur. »
De même, Bebel écrivit à Marx, le 19 mai 1873 : « Je partage entièrement le souhait de Liebknecht, à savoir que vous soumettiez les écrits de Lassalle à une analyse critique. Celle-ci est absolument nécessaire. » Le même jour, Bebel écrivait à Engels : « Le culte de Lassalle recevrait un coup mortel si l'ami Marx réalisait le souhait de Liebknecht   que je partage entièrement   et mettait en évidence les erreurs et les lacunes des théories de Lassalle dans une série d'articles présentés objectivement. »

[6] Cf. Engels à August Bebel, 18-28 mars 1875.
Bebel avait écrit à Engels : « Que pensez-vous   vous et Marx   du problème de la fusion ? Je n'ai pas de jugement complet et valable, car je ne suis absolument pas tenu au courant et je ne sais que ce qu'en disent les journaux. J'attends avec un vif intérêt de voir et d'entendre comment les choses se présenteront lorsque je serai libéré le 1° avril. »
La première constatation qui s'impose à propos de cette fusion, c'est qu'elle a été voulue et négociée par les éléments les moins proches de Marx-Engels parmi les eisenachéens. La question de savoir quelle fraction a négocié ne peut être que formelle, mais dans la pratique elle a son poids. En effet, si la volonté d'unité est manifeste et publique dans la masse des adhérents des deux partis et dans la classe ouvrière en général, la manière de la réaliser dépend de toutes sortes d'autres facteurs qu'il s'agit de mettre clairement en évidence.
Dans les textes qui suivent, Marx-Engels ramènent toute la question à celle des principes, en analysant le programme de l’une et de l'autre organisation. C'est dire que le problème était grave.

[7] Le Volksstaat et le Neuer Sozial-demokrat publièrent simultanément, le 7 mars 1875, un appel à tous les social-démocrates d'Allemagne, ainsi qu'un projet de programme et des statuts communs élaborés lors d'une préconférence tenue les 14 et 15 février 1875, entre eisenachéens et lassalléens.

[8] Le congrès général des ouvriers social-démocrates allemands adopta son programme à Eisenach les 7-9 août 1869, lors de la fondation du Parti ouvrier social-démocrate. Bebel avec l'appui de W. Liebknecht, de W. Bracke, d'A. Geib avait élaboré le projet de programme, en se fondant sur le préambule des statuts de l'A.I.T. écrit par Marx. Malgré certains vestiges du lassalléanisme et de la démocratie vulgaire, le programme d'Eisenach se rattachait aux principes de la Ire Internationale. Le projet de Bebel fut approuvé par le congrès à quelques modifications mineures près.

[9] Engels ironise ici sur un mot lancé par des lassalléens lors d'une polémique surgie à la suite d'un manifeste de Liebknecht et Bebel en juin 1869 : « Nous verrons qui vaincra de la corruption ou de l'honnêteté. »

[10] Cette tactique frontale s'oppose à celle d'alliance à employer dans les pays ou la bourgeoisie est encore progressive, c'est-à-dire l'Europe occidentale avant l'ère de la systématisation nationale bourgeoise en 1871 ou, plus tard, en Asie et dans les autres pays où la bourgeoisie est installée au pouvoir, c'est-à-dire dans les pays disposant d'une économie et de superstructures politiques et juridiques capitalistes.
Une conséquence facile à déduire de cette distinction, c'est, par exemple, qu’en Europe, depuis 1871, le parti ne soutient plus aucune guerre d'État. En Europe, depuis 1919, le parti n'aurait plus dû participer aux élections en s'appuyant sur des masses ou partis petits-bourgeois. En revanche, en Asie et dans les autres continents de couleur, aujourd'hui encore le parti appuie, dans la lutte, les mouvements révolutionnaires démocratiques et nationaux, et l'alliance du prolétariat avec d'autres classes, y compris la bourgeoisie elle-même. La tactique n'est donc nullement dogmatique et rigide, mais se base sur les tâches à accomplir dans les grandes aires historiques et géographiques qui s'étendent sur des moitiés de continents et des moitiés de siècles, sans qu’aucune direction de parti n'ait le droit de les proclamer changées d'une année à l'autre, du moins tant qu'elles ne sont pas réalisées. Cf. Dialogue avec les morts, p. 114-115.

[11] Le Parti populaire allemand surgit au cours des années 1863-1866, en opposition à la politique d'hégémonie prussienne et au libéralisme bourgeois à la prussienne. Il s'implanta notamment en Allemagne du Centre et du Sud-Ouest; il se proposait un État de type fédératif et démocratique s'étendant à toute l'Allemagne. Certains éléments étaient ouverts à l'idée d'une révolution populaire pour réaliser leurs buts. Ces éléments fondèrent le Parti populaire saxon, composé essentiellement de travailleurs : sous l’influence de Liebknecht et de Bebel, il évolua vers le socialisme et finit par adhérer en grande partie, en août 1869, au Parti ouvrier social-démocrate d'Eisenach.
Des liaisons continuèrent de subsister après 1869 notamment avec le groupe de Leopold Sonnemann, le directeur de la Frankfurter Zeitung.
Engels explique l'évolution social-démocrate du parti par les conditions d'immaturité économique et sociale, notamment en Saxe, dans sa lettre du 30 novembre 1881 à Bernstein, où il annonce un type de parti nouveau, lié au développement des conditions économiques et sociales du capitalisme pur, cf. infra. Voir également infra la lettre d'Engels à Gerson Trier sur les différences entre partis des pays capitalistes développés et non développés.

[12] Engels fait allusion aux points suivants du projet de programme :
1. Suffrage universel, égal, direct et secret de tous les hommes de 21 ans pour toutes les élections dans l’État et les communes;
2. Législation directe par le peuple, avec droit de rejet et de proposition des lois;
3. Obligation militaire générale. Milice populaire à la place de l'armée permanente. Droit de décision par la représentation du peuple dans toutes les questions de guerre et de paix;
4. Abolition de toutes les lois d'exception, notamment dans le domaine de la presse, de l'association et de la réunion;
5. Juridiction par le peuple. Assistance juridique gratuite.
Le Parti ouvrier social-démocrate réclame « comme base spirituelle et morale » de l'État :
1. Éducation universelle et égale par l'État. Obligation scolaire générale. Enseignement gratuit.
2. Liberté de conscience et liberté de la science.
Il convient de bien délimiter, à l'instar d'Engels, les revendications prolétariennes, les seules valables dans les pays de plein capitalisme, des revendications démocratiques-bourgeoises.

[13] Cf. Le Capital, I, Éd. sociales, t. III, p. 58 et s.

[14] À la page 5 de son Arbeiterlesebuch, Lassalle cite « la loi d'airain qui, en économie, régit le salaire », d'après sa brochure Lettre ouverte au comité central pour la convocation du Congrès de Leipzig, 1863.

[15] Dans son ouvrage Der Lassalle'sche Vorschlag   Ein Wort an den 4. Congres, der social-demokratischen Arbeiterpartei (1873), Wilhelm Bracke avait exigé que l'on remplace ce point du programme (aide de l’État aux coopératives de production avec garanties démocratiques) par « des points ouvertement socialistes correspondant au mouvement de classe », à savoir « la nécessité d'une vaste organisation syndicale » l'«élimination de la propriété privée de ce que l’on appelle aujourd'hui capital » et la « communauté internationale du prolétariat ».

[16] Pour la raison essentielle que cet État est capable de dépérir, contrairement à tous les États des classes exploiteuses qu'il faut abattre par la force.

[17] Allusion à la Misère de la philosophie, publiée en 1847 (Paris-Bruxelles).

[18] En mars 1872, A. Bebel et W. Liebknecht avaient été condamnés à deux ans de forteresse au cours du procès de Leipzig de haute trahison pour leur appartenance l'Association internationale des travailleurs et leurs convictions politiques. En avril 1872, au cours d'un nouveau procès pour insulte à l'Empereur, Bebel fut condamné à neuf mois de prison supplémentaires et il fut déchu de son mandat parlementaire. Liebknecht fut donc libéré le 15 avril 1874, et Bebel le 1er avril 1875.

[19] Le 25 mars 1875, Bracke avait écrit à Engels : « Le programme signé par Liebknecht et Geib pour le ‘congrès de fusion’ m'oblige à vous écrire cette lettre. Il m'est impossible d'approuver ce programme, et Bebel est du même avis. » Bracke en voulait surtout au passage sur l'introduction de coopératives de production grâce à l'aide de l'État, et de conclure : « Comme Bebel semble décidé à livrer bataille, le moins que je me sente obligé de faire, c'est de le soutenir de toutes mes forces. Mais je souhaiterais cependant savoir auparavant ce que vous   vous et Marx   pensez de cette affaire. Votre expérience est bien plus mûre et votre vision des choses bien meilleure que la mienne. »

[20] Cette lettre a été, semble-t-il, perdue. Hermann Ramm répondit, le 24 mai 1875 : « Votre lettre, tout comme celle de Marx à Bracke, a aussitôt fait la ronde, et vous verrez en lisant les tractations du congrès que, pour notre part, nous avons tenté de tenir compte de vos intentions ainsi que de celles de Marx; il nous est plus facile de le faire au congrès   dont Liebknecht écrit en ce moment que tout se passe remarquablement bien   qu'il y a deux mois... Il en va autrement en ce qui concerne notre attitude sur le plan tactique. Là, il ne fait absolument aucun doute que si nous n'avions pas fait de concessions décisives, les gens de Hasselmann eussent été dans l'impossibilité de faire accepter l'idée de fusion à leur société   au reste grâce à la sclérose des esprits qui est le fruit d'une demi-douzaine d'années de propagande de ces gaillards. »

[21] Cette lettre semble avoir été perdue. Le 21 avril 1875, Liebknecht répondit à Engels : « Les lacunes du programme auxquelles tu fais allusion existent indubitablement, et d'emblée nous les connaissions fort bien nous-mêmes. Mais elles étaient inévitables à la conférence, si l'on ne voulait pas que les négociations en vue de la fusion fussent rompues. Les lassalléens avaient juste auparavant tenu une réunion de leur comité directeur, et sont arrivés en étant liés par mandat impératif sur les quelques points les plus critiquables. Nous devions leur céder d'autant plus qu'il ne faisait pas le moindre doute pour aucun de nous (et même de chez eux) que la fusion signifierait la mort du lassalléanisme. » (Cet argument   décisif aux yeux de Liebknecht   est manifestement faux, comme le montre d'ailleurs Engels dans la présente lettre, lorsqu'il dit que la fusion referait une virginité aux dirigeants lassalléens compromis.)

[22] Cf. Marx à W. Bracke.
Les gloses marginales auxquelles Marx fait allusion forment ce que l'on appelle la critique du programme de Gotha (1875). Nous ne les reproduisons pas ici, mais le lecteur les trouvera dans l'une des éditions suivantes : MARX-ENGELS, Programmes socialistes, Critique des projets de Goths et d'Erfurt, Programme du parti ouvrier français (1880), éd. Spartacus, p. 15-39; Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Éd. sociales, p 17-39; Karl Marx, Œuvres. Économie I, La Pléiade, p 1413-1434.

[23] Comme on le sait, les critiques de Marx-Engels furent tenues secrètes par les dirigeants de la social-démocratie allemande   même par ceux qui n'étaient pas d'accord avec le projet de fusion de la précommission  , et ce non seulement pour ne pas « gêner l'unification », mais pour des raisons de divergences de vue avec le radicalisme de Marx-Engels.
Le nota bene de Marx démontre combien il se méfiait de voir ses critiques non seulement passées sous silence, mais encore matériellement détruites.

[24] Ce paragraphe a été largement exploité par Bernstein et ses adeptes pour démontrer qu'aux yeux de Marx un progrès immédiat était préférable à un principe, bref qu'il faut sacrifier le socialisme (lointain) à une conquête immédiate. En fait, c'est abuser des mots du texte.
Cette affirmation implique dans l'accord contre l'ennemi commun : 1. que le programme et les principes ne soient pas l'objet de l'accord, et ne soient donc pas sacrifiés à cause de lui, autrement dit pas de concession des principes à l'allié; 2 que l'allié lutte vraiment contre l'ennemi commun, et ne soit pas déjà passé dans les rangs de l'ennemi (comme ce fut le cas, par exemple de la social-démocratie au cours de la guerre impérialiste en 1914 en Allemagne, et plus encore, si l'on peut dire, après l'assassinat de Rosa Luxemburg et la répression spartakiste faite sous le règne de cette même social-démocratie).

[25] Cf. Engels à Wilhelm Bracke, 11 octobre 1875.
Engels analyse maintenant les premiers effets de la fusion sur l'opinion en général et dans le domaine des réalisations.

[26] Un programme dont le sort le plus heureux est de rester ignoré justifie le jugement de Marx : « Tout pas en avant du mouvement réel vaut mieux qu'une douzaine de programmes. »

[27] Dans sa lettre du 7 juillet 1875, Bracke avait informé Engels que la direction de Hambourg   composée en majorité de lassalléens   avait décidé de mettre à l’index de la littérature du parti les ouvrages de critique du lassalléanisme suivants : W. BRACKE, Der Lassalle'sche Vorschlag, 1873; Bernhard BECKER, Geschichte der Arbeiter-Agitation Ferdinand Lassalle, 1874, et Enthüllungen über den tragischen Tod Ferdinand Lassalles (1868). Cette décision fut finalement annulée après une protestation énergique.

[28] L'assemblée générale de la coopérative d'imprimerie de Berlin élut, le 29 août 1875, les lassalléens W. Hasselmann, F. W. Fritzsche et H. Rackow au comité directeur, qui agit en tant que comité de contrôle.

[29] Le comité se composait de trois lassalléens (Hasenclever, Hasselmann, Derossi) et de deux eisenachéens (Geib, Auer).

[30] À l'avance, Engels indique à la social-démocratie allemande les grandes lignes du combat qu'elle aura à mener (d'abord contre l'ennemi au sein de la classe ouvrière et même de l'organisation, contre le lassalléanisme; puis contre la répression judiciaire et policière, culminant dans la loi antisocialiste de 1879) avant de pouvoir mener l’assaut révolutionnaire contre le pouvoir politique de la bourgeoisie.


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