1843-50

"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


Le parti de classe

K. Marx - F. Engels

Activités de classe du parti

Tactique et perspectives du parti


Parti de masse : question agraire et petite bourgeoisie

Après dix-sept ans d'absence, j'ai retrouvé l'Allemagne totalement révolutionnée, l'industrie a crû immensément par rapport à ce qu'elle était alors, et l'agriculture   petite comme grande   s'est considérablement améliorée [1]. Et en conséquence de tout cela, notre mouvement est remarquablement en train. Nos gens ont dû conquérir eux-mêmes le peu de liberté dont ils disposent : ils l'ont conquis notamment contre la police et l'administration de district, après que les lois correspondantes étaient déjà proclamées sur le papier. C'est pourquoi tu y trouves une assurance et une confiance en soi que l'on ne rencontre jamais chez les bourgeois allemands. En ce qui concerne les détails, il reste, bien sûr, encore beaucoup à critiquer   par exemple, la presse du parti n'est pas à la hauteur du parti, notamment à Berlin. Mais les masses sont remarquables, et le plus souvent meilleures que les chefs ou, du moins, que bon nombre d'entre ceux qui sont parvenus à une fonction dirigeante. Avec elles, tout peut être fait ; elles ne se sentent heureuses que dans la lutte, elles ne vivent que pour la lutte et se languissent lorsque l'adversaire ne leur procure pas de travail. C'est un fait réel que la plupart des ouvriers salueraient une nouvelle loi antisocialiste avec un énorme rire de mépris, si ce n'est avec une joie réelle, car ils auraient alors à faire chaque jour quelque chose de nouveau.

Pour réjouissants que soient pour moi les signes de la révolution qui a transformé la ville de Barmen du temps de ma jeunesse, ce petit nid de philistins, en une grande cité industrielle, ce qui me touche le plus cependant, c'est le fait que les hommes aussi se soient considérablement transformés à leur avantage. En effet, si ce n'était pas le cas, Barmen serait, aujourd'hui encore, représentée au Reichstag par un ultra-conservateur, il n'y serait pas question d'une association social-démocrate, et il serait encore moins venu à l'idée des ouvriers de Barmen de m'honorer comme ils l'ont fait. Mais, heureusement, la révolution matérielle dans la ville correspond aussi à la révolution dans la tête des ouvriers, et celle-ci recèle une révolution encore plus immense et radicale dans tout l'ordre social.


Il est remarquable combien toutes ces « couches cultivées » sont enfermées dans leur cercle social [2]. Ces bavards du centre et de la libre pensée, qui restent encore maintenant dans l'opposition, représentent les paysans, les petits-bourgeois, voire parfois les ouvriers. Et chez ceux-ci, la colère contre les charges fiscales croissantes ainsi que la presse vénale existe indubitablement. Mais cette colère populaire est transmise à messieurs les représentants du peuple par le truchement des couches cultivées   avocats, curés, commerçants, professeurs, docteurs, etc.  , c'est-à-dire des gens qui, en raison de leur instruction plus universelle, voient un tout petit peu plus loin que les masses du parti, ont appris suffisamment pour savoir qu'un grand conflit entre le gouvernement et nous broiera tout ce monde, ce qui explique qu'ils veulent transmettre aux gens du Reichstag une colère populaire atténuée   sous forme uniquement de compromis.

Naturellement, ils ne voient pas que cette façon de renvoyer à plus tard les conflits pousse les masses vers nous, et nous donne donc la force de mener le conflit jusqu'au bout, lorsqu'il viendra.

Assimilation de couches non prolétariennes dans le parti

Les chamailleries dans le parti ne m'affligent guère il vaut mieux que ces choses arrivent de temps en temps et éclatent carrément une bonne fois, plutôt que de voir les gens s'endormir [3]. C'est précisément l'extension toujours croissante et irrésistible du parti qui fait que les derniers venus sont plus difficiles à digérer que les précédents. N'avons-nous pas déjà dans nos rangs les ouvriers des grandes villes, qui sont les plus intelligents et les plus éveilles ? En conséquence, ceux qui arrivent maintenant sont ou bien les ouvriers des petites villes et des districts ruraux ou bien des étudiants, petits employés, etc., ou enfin des petits-bourgeois et artisans campagnards qui luttent contre le déclin et possèdent en propre ou en bail un petit bout de terre et, à présent, par-dessus le marché encore, de véritables petits paysans.

Il se trouve que notre parti est le seul qui soit encore authentiquement de progrès et, en même temps, soit assez puissant pour imposer de force le progrès, de sorte que les gros et moyens paysans endettés et en rébellion sont tentés de tâter un peu du socialisme, notamment dans des régions où ils prédominent à la campagne.

Ce faisant, notre parti dépasse sans doute largement les limites de ce que permettent les principes, et cela suscite polémiques, mais notre parti a une constitution assez saine pour qu'elles ne lui soient pas néfastes.

Nul n'est assez bête pour vouloir sérieusement se séparer de la grande masse du parti, et nul n'est prétentieux au point de croire qu'il pourrait constituer encore un petit parti privé, semblable à celui du Parti populaire souabe [4] qui, avec beaucoup de chance, avait réussi à rassembler sept Souabes sur onze. Toutes ces chamailleries ne feront que causer des déceptions aux bourgeois qui escomptent une scission depuis vingt ans déjà, mais font en même temps tout ce qu'il faut pour nous l'éviter. De même, à présent, pour le projet de loi réprimant la presse socialiste, où Liebknecht a l'occasion de défendre les droits du Reichstag et de la Constitution face aux menaces de coups d'État et de violation des droits. Nous faisons certainement aussi pas mal de bêtises, mais pour permettre à de tels adversaires de nous vaincre, il faudrait vraiment que nous fassions des gaffes grosses comme des montagnes, gaffes que tout l’or du monde ne serait pas en mesure d'acheter.

Au reste, ton plan de céder à l'occasion la direction du parti à la jeune génération afin qu'elle s'aguerrisse n'est pas si mauvais. Mais elle arrivera aussi à acquérir de l'expérience et à développer sa conscience sans cela.


Cher Liebknecht [5],

J'ai écrit à Bebel, et je lui fais comprendre que, dans les débats politiques, il fallait réfléchir posément à toutes les incidences possibles des questions et ne rien faire dans la hâte, dans le premier élan ; il m'est ainsi arrivé à moi-même de me brûler les doigts à plusieurs reprises. En revanche, j'ai à te faire à ce propos une petite observation.

Que Bebel ait agi maladroitement au cours de la réunion, cela se discute, mais en substance il a tout à fait raison [6]. Assurément, comme responsable politique de l'organe central de la presse, tu es tenu à arrondir les angles, voire à nier les divergences réelles qui peuvent survenir [7], à rendre les choses acceptables pour tous les côtés, à agir pour l'unité au sein du parti, jusqu'au jour de la scission. Du point de vue du journaliste, la manière de procéder de Bebel peut te heurter. Mais ce qui peut être désagréable au rédacteur devrait combler d'aise le dirigeant de parti : à savoir qu'il y ait des camarades ne portant pas toujours sur le nez les lunettes de service que doit absolument porter le rédacteur, pour rappeler au journaliste qu'en sa qualité de dirigeant de parti, c'est une excellente chose qu'il enlève de temps en temps ses lunettes qui lui font voir l'harmonie pour considérer l'univers avec ses yeux, tout simplement.

Les Bavarois ont constitué formellement une ligue à part à Nuremberg [8], et se sont présentés en tant que corps séparé devant le Congrès de Francfort. Ils y sont arrivés avec un ultimatum et nul ne pouvait s'y tromper. Pour compléter le tout, Vollmar parle de marcher séparément, Grillo [9] dit : décidez ce que vous voulez, nous n'obéirons pas. Ils proclament que les Bavarois ont des droits particuliers, réservés, et dans le parti traitent leurs adversaires de « Prussiens », de « Berlinois » [10]. Ils réclament que nous votions le budget et une politique paysanne allant bien au-delà de la droite, en direction petite-bourgeoise. Le congrès, au lieu de brandir énergiquement le bâton, comme il l'a toujours fait jusqu'ici, n'a pas osé prendre la moindre sanction. Si dans ces conditions, et comme l'a fait Bebel, le moment n'est pas venu de parler de pénétration d'éléments petits-bourgeois dans le parti, je me demande quand il viendra jamais.

Or, que fais-tu dans le Vorwärts ? Tu t'accroches à la forme de l'attaque de Bebel pour affirmer que tout cela n'est pas bien grave. Néanmoins, tu te places, face à lui, en une « opposition diamétrale » si forte que tu es contraint par les « malentendus », suscités inévitablement par cette situation chez les adversaires de Bebel, à faire une déclaration selon laquelle ton « opposition diamétrale » ne porte que sur la forme donnée par Bebel à sa polémique, et que sur le fond   l'histoire du budget et la question paysanne   il a raison et que tu te ranges à ses côtés. Je veux croire que le simple fait que tu aies été contraint postérieurement à cette déclaration prouve à tes yeux aussi que tu as fauté plus à droite que Bebel n'a fauté à gauche [11].


Dans toute la polémique, il ne s'agit en fin de compte que de l'action des Bavarois qui culmine dans les deux points suivants : l'opportunisme de la propagande de Vollmar en faveur de la ratification du budget afin d'attraper les petits-bourgeois, et la propagande de Vollmar à la Diète en faveur de la propriété paysanne afin d'attraper les gros et moyens paysans. Cela et la prise de position des Bavarois pour une ligue séparatiste représentent, en fait, les seules questions du litige, et si Bebel lance son attaque là où le congrès a lâché le parti, vous devriez lui en être reconnaissant [12]. S'il décrit la situation intolérable créée par le congrès comme étant la conséquence d'une mainmise croissante de la petite bourgeoisie sur le parti, il ne fait qu'expliquer cette question particulière par le juste point de vue général, et cela est encore méritoire et vaut d'être salué. Même si le ton des débats sur toutes ces questions a été forcé il n'a fait que son strict devoir, en étant préoccupé de ce que le prochain congrès juge en pleine connaissance de cause en une matière si essentielle, après qu'à Francfort il se fut comporté à ce, sujet comme une bourrique.

La menace d'une scission n'est pas du côté de Bebel qui appelle les choses par leur véritable nom. Elle est du côté des Bavarois qui se sont permis d'agir d'une façon inconcevable jusqu'ici dans le parti, au point que la Frankfurter Zeitung de la démocratie vulgaire n'a pu dissimuler sa joie en reconnaissant les siens en Vollmar et ses partisans.

Tu prétends que Vollmar n'est pas un traître. Cela se peut. Je ne pense pas non plus qu'il se considère comme tel. Mais comment appeler un homme qui se figure qu'un parti prolétarien garantit à perpétuité aux gros et moyens paysans de Bavière, possédant de 10 à 30 hectares, leur condition actuelle qui représente la base de l'exploitation des domestiques de ferme et des journaliers agricoles. Un parti prolétarien, fondé spécialement pour perpétuer l'esclavage salarial ! Que cet homme soit un antisémite un démocrate bourgeois, un particulariste bavarois ou Dieu sait quoi encore, c'est possible, mais un social-démocrate, non ! Au reste, l'accroissement de l'élément petit-bourgeois est inévitable dans un parti ouvrier en expansion, et cela n'est pas vraiment nuisible. Il en va de même pour les « universitaires », les étudiants ayant raté leurs examens, etc. Tout ce monde représentait une menace il y a quelques années. Maintenant, nous pouvons les digérer. Mais encore faut-il laisser ce procès de digestion suivre son cours. Il faut pour cela des sucs digestifs. S'il n'y en a pas assez (comme on l'a constaté à Francfort), il faut remercier Bebel s'il les y ajoute, afin que nous puissions digérer comme il faut les éléments non prolétariens.

C'est précisément de la sorte qu'on réalise la véritable harmonie dans le parti, et non pas en niant ou en tuant par le silence toute controverse réelle qui surgit dans son sein.

Tu affirmes qu'il s'agit de « susciter l'action efficace ». Cela me fait très plaisir, mais dis-moi quand donc l'action sera-t-elle déclenchée [13] ?

Tu trouveras ci-inclus le discours de Bebel à Berlin et ses quatre articles contre Grillenberger et Vollmar [14]. Ce dernier épisode est des plus intéressants. Les Bavarois (ou mieux la plupart des dirigeants et une grande partie des effectifs récents), qui sont devenus très, très opportunistes, et constituent pratiquement déjà un parti populaire ordinaire, ont approuvé l'ensemble du budget à la Diète bavaroise, et Vollmar notamment a lancé une agitation auprès des paysans pour attraper non pas les journalistes et ouvriers agricoles, mais les gros paysans possédant de 25 à 80 acres de terre (10 à 30 hectares) qui ne peuvent donc s'en tirer sans travailleurs salariés. Comme ils n'attendaient rien de bon du Congrès social-démocrate de Francfort, ils organisèrent huit jours avant sa tenue une réunion spéciale du parti bavarois [15], et s'y constituèrent littéralement en ligue séparatiste, en décidant que les délégués bavarois voteraient en bloc d'après les résolutions bavaroises, prises à l'avance, sur toutes les questions concernant la Bavière. Ils arrivèrent donc en déclarant qu'ils étaient tenus d'approuver l'ensemble du budget de Bavière, car il n'y avait pas autre chose à faire, que c'était là, en outre, une question purement bavaroise, dans laquelle personne d'autre n'avait à s'immiscer. En d'autres termes : si vous décidez quelque chose de désagréable pour la Bavière, vous rejetez notre ultimatum, et s'il devait alors en résulter une scission, ce serait de votre faute !

C'est avec cette prétention insolite jusqu'ici dans notre parti qu'ils se sont présentés devant les autres délégués qui n'étaient pas préparés à cette situation. Or, comme au cours de ces dernières années on a poussé jusqu'à l'extrême les criailleries pour l'unité, il ne faut pas s'étonner que, face aux nombreux éléments qui sont venus grossir nos rangs ces derniers temps et ne sont pas encore tout à fait formés, cette attitude inadmissible pour le parti ait pu passer sans recevoir le refus clair et net qu'elle méritait, et qu'il n'y ait eu aucune résolution sur la question du budget.

Imagine-toi maintenant que les Prussiens, qui forment la majorité au congrès, veuillent également tenir leur pré-congrès pour y débattre de leur position vis-à-vis des Bavarois ou pour prendre  quel que autre résolution liant les délégués prussiens, de sorte que tous   majorité aussi bien que minorité   votent en bloc pour ces résolutions au Congrès général du parti : à quoi servirait dès lors encore les congrès généraux ?

Bref, l'affaire ne pouvait en rester là, et Bebel a foncé dans le tas. Il a remis tout simplement la question à l'ordre du jour, et on est en train d'en débattre en ce moment. Bebel est de loin le plus clairvoyant et le plus profond de tous. Voilà quelque quinze ans que je corresponds régulièrement avec lui, et nous tombons presque toujours d'accord. Liebknecht, en revanche, est très desséché et peu perméable aux idées : le vieux démocrate particulariste et fédéraliste du sud de l'Allemagne perce toujours encore chez lui, et ce qu'il y a de pire il ne peut supporter que Bebel   qui le dépasse depuis longtemps   l'admette volontiers à ses côtés, certes, mais ne veuille plus se laisser diriger par lui. En outre, il a si mal organisé l'organe central du Vorwärts   surtout parce qu'il est jaloux de son leadership, ce qui l'amène à vouloir tout diriger et, ne dirigeant rien en réalité, ne fait que causer du désordre   que ce journal, qui pourrait être le premier à Berlin, est tout juste bon à procurer 50 000 marks d'excédents au parti, mais ne fait gagner aucune influence politique. Liebknecht veut naturellement à toute force jouer à l'arbitre maintenant, et s'en prend à Bebel, qui pour moi finira par avoir raison. À Berlin, la direction ainsi que les éléments les meilleurs sont déjà de son côté, et je suis persuadé que s'il en appelle à la masse du parti, il obtiendra la grande majorité. Je voudrais aussi t'envoyer les élucubrations de Vollmar, etc., mais je ne dispose que d'un exemplaire pour mon usage propre.


Bebel a triomphé [16]. Vollmar a commencé par rompre la discussion après les articles de Bebel, puis son appel à la direction a été repoussé avec énergie, enfin, lorsqu'il en a appelé à la fraction (parlementaire), celle-ci, que Bebel avait déclaré incompétente, a reconnu son incompétence, de sorte que l'affaire sera inscrite à l'ordre du jour du prochain congrès, où Bebel est assuré d'avoir une majorité des deux tiers, voire les trois quarts.

C'est la troisième campagne de Vollmar pour conquérir un poste dirigeant dans le parti hors de Bavière. La première fois, il avait demandé que nous apportions un soutien actif à Caprivi, en devenant des socialistes de gouvernement [17]. La seconde fois, il voulait nous transformer en socialistes d'État, en secondant des expériences socialistes au sein de l'actuel Empire allemand [18]. Les deux fois, il fut remis à sa place, comme maintenant.

Ai-je besoin de te dire que je me suis réjoui de l'intervention énergique de Bebel après le morne Congrès de Francfort et, de même, que Vollmar m'ait forcé indirectement à dire aussi mon petit mot dans l'affaire [19]. Nous avons effectivement triomphé sur toute la ligne. D'abord, Vollmar a arrêté la polémique après les quatre articles de Bebel, ce qui représente déjà un net recul ; puis il y eut le rejet, par la direction du parti et de la fraction, de sa demande pour qu'elles tranchent à la place du congrès. Bref, Vollmar essuya une défaite après l'autre dans sa malheureuse troisième campagne. Cela suffirait à décourager même un ancien zouave du pape. Dans cette affaire, j'ai écrit deux lettres à Liebknecht qui ne lui ont pas fait plaisir [20]. L'homme devient de plus en plus une gêne. Il prétend qu'il a les nerfs les plus solides dans le parti : ils ne le sont que trop, même son discours d'avant-hier au Reichstag a été mauvais [21]. On semble d'ailleurs s'en être aperçu au gouvernement : on veut manifestement le remettre en selle en le poursuivant a posteriori pour avoir insulté Sa Majesté.


Notes

[1] Engels à F. A. Sorge, 7 octobre 1893.
Engels analyse dans ces passages le processus de formation de la conscience de classe et du parti, à partir des couches profondes du prolétariat. Il vaut de noter que, même en Allemagne où le parti était le mieux organisé du monde à cette époque, les masses étaient en avance sur l'organisation, ou plus exactement l'organisation n'était pas à la hauteur de ses tâches.
Le processus de formation du parti n'est donc pas rectiligne, en fonction directe des masses prolétariennes. En Allemagne, de 1919 à 1930, on a encore constaté que les masses ont manifesté une combativité et un esprit révolutionnaire exceptionnels, en retournant sans cesse au combat, taudis que la direction du parti et notamment de l'Internationale accumulait erreur sur erreur, et manquait finalement à sa mission.
De fait, les masses manifestent le plus directement les contradictions de l'appareil économique et politique général du capitalisme, et donc les bouleversements et crises de celui-ci.
Nous abordons avec ces textes l'une des questions fondamentales du marxisme, la question agraire. Elle se relie ici à la question de la petite bourgeoisie, c'est-à-dire aux rapports du parti prolétarien avec les partis petits-bourgeois et paysans, à l'influence de l'idéologie petite-bourgeoise au sein de la `classe ouvrière (la corruption ne pouvant s'effectuer par l'idéologie proprement bourgeoise).
Le lien entre question agraire et influences petites-bourgeoises ne s'effectue pas au travers d'un simple processus idéologique, mais par l'existence de conditions matérielles qui peuvent être très diverses, peu développées, précapitalistes dans un cas, développées et archi-capitalistes ans un autre (comme on l'a vu dans le cas de l'Amérique). En ce qui concerne la critique d'Engels du programme agraire des partis français et allemands, Cf. ENGELS, La Question paysanne en France et en Allemagne (1894), éd. sociales, 1956.

[2] Cf. Engels à Karl Kautsky, 1er juin 1893.

[3] Cf. Engels à Paul Sumpf, 3 janvier 1895.

[4] Engels fait allusion au conflit au sein de la social-démocratie allemande à propos de la question agraire : en 1869-1870, les représentants du Parti populaire tentèrent d'obtenir que le parti d'Eisenach rejette la résolution du Congrès de Bâle de Internationale sur la nationalisation de la terre. Le Congrès de Stuttgart (1870) repoussa catégoriquement cette tentative.

[5] Lettre d'Engels à Wilhelm Liebknecht, 24 octobre 1894. La lettre à Bebel, à laquelle Engels fait allusion, a été perdue comme tant d'autres.

[6] Dans une réunion dans la seconde circonscription berlinoise, le 14 novembre 1894, August Bebel critiqua dans une longue intervention, la position opportuniste prise par Georg von Vollmar et d'autres social-démocrates bavarois, lors du congrès du parti tenu à Francfort. Vollmar y avait défendu la pérennité de la petite propriété paysanne et proposé des mesures pour sa sauvegarde grâce à une collaboration entre l'État existant et la social-démocratie. La majorité du congrès se laissa surprendre dans cette question prétendument technique. Le discours de Bebel fut publié dans Vorwärts du 16 octobre 1894 et la Critica sociale du 1er décembre 1894.

[7] Engels explique ici, de manière très simple et lumineuse, la nécessité, mais aussi la relativité parfaite, de la négation de certains faits survenant à l'intérieur du parti.

[8] Lors du second congrès de la social-démocratie bavaroise du 30 septembre 1894 à Munich, l'ordre du jour porta sur l'activité des parlementaires social-démocrates à la Diète bavaroise et l'agitation parmi les paysans (les petites parcelles prédominent dans les régions de montagne). Vollmar réussit à rallier une majorité à ses idées. Le congrès approuva la ratification du budget d'État par la fraction parlementaire social-démocrate. Il entérina une résolution en vue de créer une organisation plus stricte des social-démocrates bavarois sous la direction centrale de leurs représentants à la Diète (c'est-à-dire de parlementaires désignés par un système démocratique-bourgeois et par des électeurs et citoyens qui ne sont pas du parti !). Vollmar tentait par ce moyen de se créer un bastion pour sa politique opportuniste.

[9] Sobriquet de Karl Grillenberger.

[10] Au Congrès de Francfort, Vollmar avait souligné la spécificité des « conditions bavaroises » et « la manière d'être bavaroise » en s'opposant aux camarades du « nord de l'Allemagne » et en ironisant sur « l'esprit caporaliste de la Vieille-Prusse », etc.

[11] Dans l'article du 23 novembre 1894 la rédaction du Vorwärts écrivait qu'elle était en « opposition diamétrale » avec l'intervention de Bebel dans la deuxième circonscription de Berlin. Le 24 la rédaction revint pratiquement sur sa déclaration, en écrivant qu'elle n'en voulait qu'à « la position pessimiste de Bebel sur tout le déroulement des débats et le bas niveau intellectuel du Congrès » (sic), mais que Liebknecht était « du même avis que Bebel depuis un quart de siècle » sur la question agraire, et qu'ils avaient même rédigé et signé en commun la résolution sur la tactique à adopter par les représentants parlementaires.

[12] Engels ne fait absolument aucun cas de ce que l'on appellera plus tard le monolithisme de l'organisation. Le programme théorique est essentiel et passe en premier quoi qu'en pensent 999 prétendus marxistes sur 1 000 pour qui la théorie n'est qu'une affaire contingente, sans force d'obligation. Pourtant, c'est lui, et non l'organisation formelle du parti, qui a raison   et sans hésitation aucune pour Marx-Engels   lorsqu'il y a conflit entre les deux. La seule question qui se pose, c'est la gravité du conflit : là encore c'est la théorie (le programme) qui décide, en dernier ressort, s'il s'agit de la violation d'un principe ou non.

[13] Texte établi d'après une copie dactylographiée.

[14] Cf. Engels à F. A. Sorge, 4 décembre 1894.
Le discours de Bebel avait soulevé, comme Engels l'avait prévu, une violente polémique qui agita le parti et le fit se pencher sur la question agraire. Grillenberger et Vollmar répondirent par plusieurs articles dans la presse centrale aussi bien que locale. Bebel répondit, à son tour, par une série de quatre articles qui parurent du 28 novembre au 1er décembre 1894 dans le Vorwärts.

[15] Allusion d'Engels au second congrès de la social-démocratie bavaroise, tenu à Munich le 30 septembre 1894, où Vollmar et Grillenberger réussirent à faire passer leurs vues.

[16] Cf. Engels à F. A. Sorge, 12 décembre 1894.

[17] Lors du prétendu « cours nouveau » du gouvernement Caprivi, successeur de Bismarck, Vollmar en profita pour suggérer une tactique de collaboration avec le gouvernement, sur le plan intérieur et extérieur, notamment en cas de guerre avec la Russie. Ses propositions tendaient, plus ou moins ouvertement, au réformisme qui s'étala au grand jour après la mort d'Engels. À ce moment, cependant, Vollmar n'eut que l'approbation de la presse bourgeoise, le parti le critiqua sévèrement, et le Congrès d'Erfurt condamna ses positions.

[18] Engels fait allusion à la polémique du Vorwärts contre l'article de Vollmar publié dans la Revue bleue parisienne de juin 1892 où il avait affirmé que le Congrès d'Erfurt s'était rapproché sur un certain nombre de points du socialisme d'État proclamé par Bismarck et Guillaume II. Le Vorwärts réfuta les arguments de Vollmar dans ses articles des 6, 12, 21 et 22 juillet 1892.

[19] Engels fait allusion à son article sur La Question paysanne en France et en Allemagne (cf. Éd. sociales, Paris, 1956), qu'il rédigea pour réfuter l'opportunisme de Vollmar sur la question agraire lors du Congrès de Francfort. Vollmar avait utilisé à ses fins les faiblesses du programme français du Congrès de Nantes en prétendant que celui-ci avait reçu l'approbation expresse d Engels.

[20] La seconde lettre a été perdue.

[21] Dans son discours, Liebknecht avait évoqué le projet gouvernemental relatif aux modifications et adjonctions aux textes sur la répression des délits de presse. Ce projet prévoyait une peine de forteresse pour les incitations à la sédition, même lorsqu'elles n'étaient pas suivies d'effet. Le 11 mai 1895 le projet fut définitivement repoussé. En ce qui concerne l'insulte à l'Empereur : dans la séance du Reichstag du 6 décembre 1894, les membres de la fraction social-démocrate étaient restés assis lorsque le président von Levetzow porta un vivat à l'Empereur. Le 11 décembre, le Chancelier zu Hohenlohe demanda que l'on engageât des poursuites contre Wilhelm Liebknecht. Cette proposition fut repoussée par 168 voix contre 58, le 15 décembre.


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