1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

2
Sous le régime de la loi anti-socialiste


Bismarck et le Parti Ouvrier allemand

The Labour Standard, 23-07-1881.

La presse bourgeoise anglaise est devenue très silencieuse ces derniers temps sur les brutalités exercées par Bismarck et ses créatures contre les membres du Parti ouvrier social-démocrate en Allemagne. Le Daily News a représenté dans une certaine mesure la seule exception. Autrefois l'indignation était véritablement considérable dans les quotidiens et hebdomadaires anglais, lorsqu'à l'étranger des gouvernements despotiques se permettaient de tels excès vis-à-vis de leurs sujets. Mais, en l'occurrence, ceux qui sont touchés par la répression, ce sont des ouvriers qui sont fiers de ce nom. C'est la raison pour laquelle les journalistes qui représentent la « bonne société », les « dix mille privilégiés », cachent les faits, et, à en juger par leur silence obstiné, il semblerait presque qu'ils les approuvent. Les ouvriers, qu'ont-ils à faire avec la politique ? Ne devraient-ils pas l'abandonner aux classes « supérieures » ? Et il y a encore une autre raison au silence de la presse anglaise : il est bien difficile d'attaquer la loi de force bismarckienne et son application et de défendre en même temps les mesures de violence prises par monsieur Forster en Irlande [1]. C'est un point particulièrement sensible auquel il ne faut pas toucher, bien sûr. Il est difficile d'attendre de la presse bourgeoise qu'elle révèle elle-même combien la réputation morale de l'Angleterre a souffert en Europe et en Amérique à la suite des procédés employés par l'actuel gouvernement en Irlande.

A chaque élection générale, le Parti ouvrier allemand est sorti avec un nombre de suffrages plus considérable : lors des avant-dernières élections, ses candidats obtinrent plus de 500 000 voix, et lors des dernières plus de 600 000. Berlin élut deux députés sociaux-démocrates, Elberfeld-Barmen un, ainsi que Breslau et Dresde. Dix sièges furent conquis, et ce, face à la coalition du gouvernement avec la totalité des partis libéraux, conservateurs et catholiques, face aux clameurs qui se sont élevées à la suite des deux tentatives d'assassinat de l'Empereur Guillaume I° pour lesquelles tous les autres partis, unanimes, ont attribués la responsabilité au Parti ouvrier. C'est alors que Bismarck réussit à faire passer son projet de loi, par lequel il a mis hors la loi la social-démocratie. Les journaux des ouvriers, dont le nombre atteint plus de cinquante, ont été bridés, leurs associations interdites, leurs cercles fermés, leurs fonds mis sous séquestre, leurs réunions dispersées par la police et, pour couronner le tout, une ordonnance stipule que l' « état de siège » peut être décrété dans toutes les villes et tous les districts - tout comme en Irlande. Cependant Bismarck s'est permis de faire en Allemagne ce que les lois d'exception anglaises elles-mêmes n'ont osé faire en Irlande. Dans tous les districts dans lesquels l' « état de siège » était décrété la police obtint le droit d'expulser quiconque pouvait lui apparaître simplement « suspect » de faire de la propagande socialiste. L'état de siège fut naturellement aussitôt décrété à Berlin, et des centaines de personnes (des milliers avec leurs familles) furent expulsées. En effet, la police prussienne se plaît à expulser des pères de famille; en général, elle laisse en paix les jeunes gens, non mariés, car pour eux l'expulsion ne serait pas une bien grande sanction, alors qu'elle représente dans la plupart des cas une longue période de misère, sinon de ruine complète pour les pères de famille. Lorsque Hambourg élut un ouvrier au Reichstag, l'état de siège fut aussitôt décrété. La première fournée d'ouvriers expulsés de Hambourg s'élève environ à une centaine, et il faut y ajouter pour chacun d'eux plus de trois membres de leur famille. En deux jours, le parti ouvrier put rassembler l'argent pour leur voyage et leurs autres besoins immédiats. L'état de siège vient également d'être décrété à Leipzig, sans autre justification que celle selon laquelle le gouvernement n'avait pas d'autre moyen pour détruire l'organisation du parti. Dès le premier jour, trente-trois ouvriers furent expulsés, en majeure partie des hommes mariés, chargés de famille. En tête de liste figurent les trois députés au Reichstag allemand; peut-être monsieur Dillon [2] leur enverra-t-il un message de congratulations en raison de ce que leur situation n'est finalement pas plus mauvaise que la sienne.

Mais ce n'est pas encore tout. Après que le Parti ouvrier a été mis hors la loi selon toutes les règles de l'art légal et privé de tous les droits politiques, dont jouissent tous, les autres Allemands, la police peut procéder avec le plus grand arbitraire contre les membres de ce parti. En prétextant des besoins inhérents aux perquisitions en vue de rechercher la littérature interdite, la police soumet les familles et les filles aux traitements les plus éhontés et les plus brutaux. Celles - ci sont arrêtées selon la fantaisie des policiers et retenues des semaines entières en détention préventive et ne sont libérées parfois qu'après des mois de prison. La police invente des délits nouveaux, inconnus du code pénal, et les prescriptions de ce code pénal lui-même sont étendues au-delà des limites du possible. Le plus souvent la police trouve des fonctionnaires de la justice et des juges assez corrompus ou fanatiques pour l'aider, voire lui fournir leur concours : la carrière n'en dépend-elle pas ? Les conséquences qui en découlent, ressortent clairement des chiffres suivants : dans la seule année qui va d'octobre 1879 à octobre 1880, il n'y avait pas moins de 1 108 personnes incarcérées dans la seule Prusse pour crime de haute trahison, de lèse-majesté, d'offense à l'État etc. et pas moins de 10 094 prisonniers politiques pour diffamation politique, injures à Bismarck et autres propos séditieux. Onze mille deux cent deux prisonniers politiques - cela dépasse même les prouesses irlandaises de Monsieur Forster !

Qu'est-ce que Bismarck a-t-il atteint avec toutes ces mesures de violence ? Exactement la même chose que Monsieur Forster en Irlande. Le parti social-démocrate continue de fleurir et possède une organisation tout aussi solide que la Ligue de la Terre irlandaise. Il y a quelques jours, des élections ont eu lieu pour renouveler le conseil municipal de Mannheim. Le Parti ouvrier a mis seize candidats sur les rangs et les a fait passer tous avec une majorité de presque trois contre un. C'est alors que Bebel - le député au Reichstag de Dresde - présenta sa candidature dans la troisième circonscription électorale de Leipzig pour la Diète de Saxe. Bebel lui-même est ouvrier (tourneur) et l'un des meilleurs - sinon le meilleur - orateur en Allemagne. Pour faire échec à son élection, le gouvernement expulsa tout son comité électoral. Or quel en fut le résultat ? Malgré toutes les limitations portées au droit de suffrage, Bebel fut élu à une forte majorité.

On le voit, les mesures de force de Bismarck ne servent à rien. Au contraire, elles exaspèrent le peuple. Ceux à qui on a enlevé tous les moyens légaux pour exprimer leur point de vue et défendre leurs intérêts saisiront un beau jour des moyens illégaux - et personne ne pourra leur en faire le reproche. Combien de fois monsieur Gladstone et Monsieur Forster n'ont-ils pas proclamé cette doctrine ! Et comment procèdent-ils maintenant en Irlande ?


Notes

[1] Au lieu de pleurnicher et de servir la violence adverse en se mettant à trembler et à démoraliser ses propres troupes devant la terreur policière, comme le font de nos jours les démocrates, Engels passe à l'attaque et ironise, sans faire de concession à l'opinion publique démocratique anglaise à laquelle il dévoile, au contraire, les mauvais coups portés par l'Angleterre, aux Irlandais.
L'entrée en vigueur de la loi foncière d'août 1881 suscita une vive résistance parmi les métayers irlandais. Forster, le secrétaire d'État pour l'Irlande, prit alors une série de mesures d'exception, et utilisa la troupe pour déloger les métayers qui refusaient de se plier aux exigences anglaises.

[2] John Dillon; homme politique irlandais, membre du parlement anglais, se trouvait à ce moment-là en prison.


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