1868-94

«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre. »
Fr. Engels - Préface à la brochure du Volksstaat de 1871-1875.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La social-démocratie allemande

K. Marx - F. Engels

3
Pénétration petite-bourgeoise de la social-démocratie


Un parti dans le Parti

Engels à E. Bernstein, 5 juin 1884.

Depuis que messieurs les opportunistes pleurnicheurs se sont littéralement constitués en parti et disposent de la majorité dans la fraction parlementaire, depuis qu'ils se sont rendu compte de la position de force que leur procurait la loi anti-socialiste et qu'ils l'aient utilisée, je considère qu'il est doublement de notre devoir de défendre jusqu'à l'extrême toutes les positions de force que nous détenons - et surtout la position-clé du Sozialdemokrat.

Ces éléments vivent grâce à la loi anti-socialiste. S'il y avait demain des libres débats, je serais pour frapper aussitôt, et alors ils seraient vite écrasés. Mais tant qu'il n'y a pas de libres débats, qu'ils dominent toute la presse imprimée en Allemagne et que leur nombre (comme majorité des « chefs ») leur donne la possibilité d'exploiter à plein les ragots, les intrigues et la calomnie insidieuse, nous devons, je crois, empêcher tout ce qui pourrait mettre à notre compte une rupture, c’est-à-dire la responsabilité d'une scission. C'est la règle générale dans la lutte au sein du parti même, et elle est aujourd'hui valable plus que jamais. La scission doit être organisée de telle sorte que nous continuons le vieux parti, et qu'ils le quittent ou qu'ils en soient chassés.

En outre, à l'époque où nous vivons actuellement tout leur est favorable [1]. Nous ne pouvons pas les empêcher, après la scission, de nous dénigrer et de nous calomnier en Allemagne, de s'exhiber comme les représentants des masses (étant donné que les masses les ont élus !). Nous n'avons que le Sozialdemokrat et la presse de l'étranger. Us ont toutes les facilités pour se faire entendre, et nous, les difficultés. Si nous provoquons la scission, toute la masse du parti dira non sans raison que nous avons suscité la discorde et désorganisé le parti à un moment où il était justement en train de se réorganiser à grand peine et au milieu des périls. Si nous pouvons l'éviter, alors la scission serait - à mon avis - simplement remise à plus tard, lorsqu'un quelconque changement en Allemagne nous aura procuré un peu plus de marge de manœuvre.

Si la scission devient néanmoins inévitable, il faudra lui enlever tout caractère personnel et éviter toute chamaillerie individuelle (ou ce qui pourrait en avoir l'air) entre toi et ceux de Stuttgart, par exemple. Elle devra s'effectuer sur un point de principe tout à fait déterminé, en d'autres termes, sur une violation du programme. Tout pourri que soit le programme [de Gotha], tu verras néanmoins, en l'étudiant de plus près, qu'on peut y trouver suffisamment de points d'appui. Or, la fraction n'a aucun pouvoir de jugement sur le programme. En outre, la scission doit être assez préparée, pour que Bebel au moins soit d'accord, et marche dès le début avec nous. Et troisièmement, il faut que tu saches ce que tu veux et ce que tu peux, lorsque la scission sera faite. Laisser le Sozialdemokrat passer dans les mains de tels hommes serait discréditer le parti allemand dans le monde entier.

L'impatience est la pire des choses qui soit en l'occurrence : les décisions de la première minute dictées par la passion peuvent paraître en elles-mêmes comme très nobles et héroïques. mais conduisent régulièrement à des bêtises - comme je ne l'ai constaté que trop bien dans une praxis cent fois renouvelée.

En conséquence : 1º différer autant que possible la scission; 2º devient-elle inévitable, alors il faut la laisser venir d'eux; 3º dans l'intervalle tout préparer; 4º ne rien faire, sans qu'au moins Bebel, et si possible Liebknecht qui est de nouveau très bien (peut-être trop bien), dès qu'il voit que les choses sont irrémédiables, et 5º tenir envers et contre tous la place forte du Sozialdemokrat, jusqu'à la dernière cartouche. Tel est mon avis.

La « condescendance », dont ces messieurs font preuve à votre égard, vous pouvez en vérité la leur rendre mille fois. N'avez-vous pas la langue bien pendue ? Et vous pouvez toujours faire preuve d'assez d'ironie et de morgue vis-à-vis de ces ânes, pour leur faire la vie dure. Il ne faut pas discuter sérieusement avec des gens aussi ignorants et, qui plus est, d'ignorants prétentieux; il faut plutôt les railler et les faire tourner dans leur propre mélasse, etc.

N'oublie pas non plus que si la bagarre commence, j'ai les mains très liées par d'énormes engagements en raison de mes travaux théoriques, et je ne disposerai pas de beaucoup de temps pour taper dans le tas comme je le voudrais bien sûr.

J'aimerais bien aussi que tu me donnes quelques détails sur ce que ces philistins nous reprochent et ce qu'ils réclament, au lieu de t'en tenir à des généralités. Nota bene : plus longtemps tu resteras en tractation avec eux, plus ils devront te fournir de matériel qui permettra de les condamner eux-mêmes !

Écris-moi pour me dire dans quelle mesure je peux aborder ce sujet dans ma correspondance avec Bebel; je vais devoir lui écrire ces jours-ci, mais je vais remettre ma réponse au lundi 9 c., date à laquelle je peux avoir ta réponse.


Notes

[1] Engels ne fait pas seulement allusion à la loi anti-socialiste, serre chaude de l'opportunisme sous la protection indirecte du régime bismarckien, mais encore au faible développement des antagonismes de classes en Allemagne : « Les chamailleries dans le parti allemand ne m'ont pas surpris. Dans un pays encore aussi petit-bourgeois que l'Allemagne, le parti a nécessairement aussi une aile droite de petits bourgeois philistins et « cultivés », dont il se débarrasse au moment voulu. Le socialisme petit-bourgeois date de 1844 en Allemagne, et nous l'avons déjà critiqué dans le Manifeste communiste. Il est aussi tenace que le petit bourgeois allemand lui-même. Tant que dure la loi anti-socialiste, je ne suis pas favorable à une scission que nous provoquerions, étant donné que les armes ne sont pas égales. Mais si ces messieurs provoquaient eux-mêmes la scission, en attaquant le caractère prolétarien du parti en lui substituant un philanthropisme abstrait, esthétique et sentimental sans vie ni saveur, alors il faudra bien que nous prenions les choses comme elles viennent » (à J.-Ph. Becker, 15-6-1885).


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