1844

La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu'un objet n'est nôtre que lorsque nous l'avons, qu' [il] existe donc pour nous comme capital ou qu'il est immédiatement possé­dé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref qu'il est utilisé par nous, bien que la propriété privée ne saisisse à son tour toutes ces réalisations directes de la possession elle-même que comme des moyens de subsistance, et la vie, à laquelle elles servent de moyens, est la vie de la propriété privée, le travail et la capitalisation.

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Manuscrits de 1844

Karl Marx


Troisième manuscrit [127]

[Propriété privée et travail. Points de vue des mercantilistes, des physiocrates, d’Adam smith, de Ricardo et de son école.]

[I] A propos de la page XXXVI.

L'essence subjective de la propriété privée, la propriété privée, comme activité étant pour soi, comme sujet, comme personne, est le travail. On comprend donc parfaitement que seule l'économie politique, qui a reconnu le travail pour principe - Adam Smith -, qui ne connais­sait donc plus la propriété privée seulement comme un état en dehors de l'homme, que cette économie politique doit être considérée d'une part comme un produit de l'énergie et du mou­ve­ment réels de la propriété privée  [128] , comme un produit de l'industrie moderne, et que, d'au­tre part, elle a accéléré, célébré l'énergie et le développement de cette industrie et en a fait une puissance de la conscience. C'est donc comme des fétichistes, des catholiques qu'ap­pa­rais­­­sent aux yeux de cette économie politique éclairée, qui a découvert l'essence subjec­tive de la richesse - dans les limites de la propriété privée - les partisans du système moné­taire et du mercantilisme qui connaissent la propriété privée comme une essence seulement objective pour l'homme. Engels a donc eu raison d'appeler Adam Smith le Luther de l'économie politique   [129] . De même que Luther re­con­nais­sait la religion, la foi comme l'essence du monde réel et s'opposait donc au paganisme catholique, de même qu'il abolissait la religiosité extérieure en faisant de la religiosité l'es­sence intérieure de l'homme, de même qu'il niait les prêtres existant en dehors du laïque, parce qu'il transférait le prêtre dans le cœur du laïque, de même la richesse qui se trouve en dehors de l'homme et indépendante de lui - qui ne peut donc être conservée et affirmée que d'une manière extérieure - est abolie ; en d'autres termes cette objectivité extérieure absurde qui est la sienne est supprimée du fait que la propriété privée s'incorpore dans l'homme lui-même et que celui-ci est reconnu comme son essence ; mais, en conséquence, il est lui-même placé dans la détermination de la propriété privée, comme chez Luther il était placé dans celle de la religion. Sous couleur de reconnaître l'hom­me, l'économie politique, dont le prin­ci­pe est le travail, ne fait donc au contraire qu'accomplir avec conséquence le reniement de l'homme, car il n'est plus lui-même dans un rapport de tension externe avec l'essence extérieure de la propriété privée, mais il est devenu lui-même cette essence tendue de la pro­priété privée. Ce qui était autrefois l'être-extérieur-à-soi, l'aliénation réelle de l'homme, n'est devenu que l'acte d'aliénation, l'aliénation de soi. Si donc cette économie politique débute en paraissant reconnaître l'homme, son indépendance, son activité propre, etc., et si, quand elle transfère la propriété privée dans l'essence même de l'homme, elle ne peut plus être condi­tion­née par les déterminations locales, nationales, etc. de la propriété privée en tant qu'essen­ce existant en dehors d'elle; si donc elle développe une énergie cosmopolite, univer­selle, qui renverse toute barrière et tout lien pour se poser elle-même à la place comme la seule poli­tique, la seule universalité, la seule barrière et le seul lien, il faudra en continuant à se déve­lop­per qu'elle rejette cette hypocrisie et apparaisse dans tout son cynisme ; et eue le fait - sans se soucier de toutes les contradictions apparentes où l'entraî­ne cette doctrine - en déve­lop­pant le travail d'une façon beaucoup plus exclusive, donc plus nette et plus consé­quente, comme l'essence unique de la richesse ; à l'opposé de cette conception primitive, elle démontre au con­traire que les conséquences de cette doctrine sont hostiles à l'homme et elle donne, en fin de compte, le coup de grâce à la dernière existence individuelle, naturelle, indépendante du mouvement du travail, de la propriété privée et à la source de la richesse - la rente foncière - cette expression de la propriété féodale qui est déjà devenue tout à fait économique et qui est donc incapable de résister à l'économie (école de Ricardo). Non seulement le cynisme de l'économie politique grandit relativement de Smith en passant par Say pour aboutir à Ricardo, Mill, etc., dans la mesure où les conséquences de l'industrie appa­rais­sent aux derniers nommés plus développées et plus remplies de contradic­tions, mais encore, sur le plan positif, ceux-ci vont toujours et consciemment plus loin que celui qui les a précédés dans l'aliénation par rapport à l'homme, et ceci seulement parce que leur science se développe avec plus de conséquence et de vérité. Du fait qu'ils font de la pro­priété privée sous sa forme active le sujet, que du même coup ils font donc de l'homme l'essence (de cet homme qu'ils réduisent à un monstre)  [130] , la contradiction de la réalité correspond pleinement à l'essence emplie de contradictions qu'ils ont reconnue pour principe. La réalité [II] déchirée de l'industrie, loin de le réfuter, confirme leur principe déchiré en soi. Leur principe est en effet le principe de ce déchirement.

La doctrine physiocratique du docteur Quesnay constitue le passage du mercantilisme à Adam Smith. La physiocratie est directement la décomposition économique de la propriété féodale, mais elle est de ce fait tout aussi immédiatement la transformation économique, la restauration de celle-ci, à ceci près que son langage n'est plus maintenant féodal, mais écono­mi­que. Toute richesse se résout en terre et en agriculture. La terre n'est pas encore le capital, elle en est encore un mode d'existence particulier, qui doit être valable dans sa particularité naturelle et à cause d'elle; mais la terre est cependant un élément naturel, général, tandis que le mercantilisme ne reconnaissait que le métal précieux comme existence de la richesse. L'objet de la richesse, sa matière, a donc aussitôt reçu son universalité la plus haute dans le cadre des limites naturelles - dans la mesure où, en tant que nature, elle est aussi la richesse immédiatement objective. Et la terre n'est pour l'homme que par le travail, l'agriculture. Donc l'essence subjective de la richesse est déjà transférée dans le travail. Mais en même temps l'agriculture est le seul travail productif. Donc, le travail n'est pas encore saisi dans son universalité et son abstraction; il est encore lié à un élément naturel particulier, à sa matière, il n'est donc encore reconnu que sous un mode d'existence particulier déterminé par la nature. Il est donc seulement une aliénation déterminée, particulière de l'homme, de même que son produit n'est encore conçu que comme une richesse déterminée - qui échoit plus en­co­re à la nature qu'à lui-même. La terre est encore reconnue ici comme existence naturelle, indépendante de l'homme, et ne l'est pas encore comme capital, c'est-à-dire comme un mo­ment du travail lui-même. C'est plutôt le travail qui apparaît comme son moment. Mais du fait que le fétichisme de la vieille richesse extérieure existant seulement comme objet est réduit à un élément naturel très simple et que son essence est déjà reconnue d'une manière particulière, si elle ne l'est que partiellement, dans son existence subjective, le progrès néces­saire sera que l'essence générale de la richesse sera reconnue et que, par conséquent, le travail, dans son absolu achevé, c'est-à-dire son abstraction, sera érigé en principe. Il sera démontré à la physiocratie que l'agriculture, du point de vue économique, donc le seul fondé en droit, n'est différente d'aucune autre indus. trie ; que donc ce n'est pas un travail déterminé, une extériorisation particulière du travail, hé à un élément particulier, mais le travail en général qui est l'essence de la richesse.

La physiocratie nie la richesse particulière extérieure seulement objective, en déclarant que le travail en est l'essence. Mais tout d'abord le travail n'est pour elle que l'essence subjec­tive de la propriété foncière (elle part de l'espèce de propriété qui apparaît historiquement comme l'espèce dominante et reconnue) ; elle fait seulement de la propriété foncière l'homme aliéné. Elle abolit son caractère féodal en déclarant que l'industrie (l'agriculture) est son essence ; mais elle a une attitude négative à l'égard du monde de l'industrie, elle reconnaît la féodalité en déclarant que l'agriculture est la seule industrie.

Il est évident que dès que l'on saisit l'essence subjective de l'industrie qui se constitue en opposition avec la propriété privée, c'est-à-dire comme industrie, cette essence implique ce contraire qui lui est propre. Car de même que l'industrie englobe la propriété foncière abolie, de même son essence subjective englobe également l'essence subjective de celle-ci.

De même que la propriété foncière est la première forme de la propriété privée, que l'industrie ne l'affronte tout d'abord histo­riquement que comme une espèce particulière de propriété - elle est plutôt l'esclave affran­chi de la propriété foncière -, de même ce processus se répète lorsque l'on saisit d'une ma­nière scientifique l'essence subjective de la propriété privée, le travail; et celui-ci n'apparaît d'abord que comme travail agricole, mais il est ensuite reconnu comme travail en général.

[III] Toute richesse s'est transformée en richesse industrielle, en richesse du travail, et l'industrie est le travail achevé, comme le régime de fabrique est l'essence développée de l'industrie, c'est-à-dire du travail, et le capital industriel la forme objective achevée de la propriété privée.

Nous voyons comment la propriété privée peut achever maintenant seulement sa domi­nation sur l'homme et, sous sa forme la plus universelle, devenir une puissance historique mondiale.

[Propriété privée et communisme, stades de développement des conceptions communistes. Le communisme grossier et égalitaire. Le communisme en tant que socialisme.]

A propos de la page XXXIX  [131] .

Mais l'opposition entre la non-propriété et la propriété est une opposition encore indif­fé­rente, qui n'est pas saisie dans sa relation active, dans son rapport interne, qui n'est pas enco­re saisie comme contradiction, tant qu'elle n'est pas comprise comme l'opposition du travail et du capital. Même sans le mouvement développé de la propriété privée dans la Rome antique, en Turquie, etc., cette opposition peut s'exprimer sous la première forme. Ainsi elle n'apparaît pas encore comme posée par la propriété privée elle-même. Mais le travail, essen­ce subjec­tive de la propriété privée comme exclusion de la propriété, et le capital, le travail objectif comme exclusion du travail, c'est la propriété privée, forme de cette opposition pous­sée jusqu'à la contradiction, donc forme énergique qui pousse à la solution de cette contra­diction.

A propos de la même page. La suppression de l'aliénation de soi suit la même voie que l'aliénation de soi. Tout d'abord la propriété privée n'est considérée que sous son côté objectif -avec cependant le travail pour essence. Sa forme d'existence est donc le capital, qui doit être supprimé “ en tant que tel ” (Proudhon  [132] ). Ou bien le mode particulier du travail, le travail nivelé, morcelé et par suite non libre, est saisi comme la source de la nocivité de la propriété privée et de son existence aliénée à l'homme - Fourier, qui, tout comme les physiocrates, conçoit aussi à son tour le travail agricole tout au moins comme le travail par excellence, tandis que chez Saint-Simon, au contraire, l'essentiel est le travail industriel en tant que tel et qu'il réclame de surcroît la domination exclusive des industriels et l'amélioration de la situation des ouvriers. Le communisme, enfin, est l'expression positive de la propriété privée abolie, et en premier lieu la propriété privée générale. En saisissant ce rapport dans son universalité, le communisme

1. n'est sous sa première forme qu'une généralisation et un achèvement de ce rapport ; en tant que rapport achevé, il apparaît sous un double aspect : d'une part la domination de la pro­priété matérielle est si grande vis-à-vis de lui qu'il veut anéantir tout ce qui n'est pas suscep­tible d'être possédé par tous comme propriété privée ; il veut faire de force abstraction du talent, etc. La possession physique directe est pour lui l'unique but de la vie et de l'exis­tence ; la catégorie d'ouvrier n'est pas supprimée, mais étendue à tous les hommes; le rapport de la propriété privée reste le rapport de la communauté au monde des choses. Enfin, ce mouve­ment qui consiste à opposer à la propriété privée la propriété privée générale s'exprime sous cette forme bestiale qu'au mariage (qui est certes une forme de la propriété privée exclusive) on oppose la communauté des femmes, dans laquelle la femme devient donc une propriété collective et commune. On peut dire que cette idée de la communauté des femmes constitue le secret révélé de ce communisme encore très grossier et très irréfléchi. De même que la femme passe du mariage à la prostitution générale  [133] , de même tout le monde de la richesse, c'est-à-dire de l'essence objective de l'homme, passe du rapport du mariage exclusif avec le propriétaire privé à celui de la prostitution universelle avec la communauté. Ce communisme - en niant partout la personnalité de l'homme - n'est précisément que l'expression conséquente de la propriété privée, qui est cette négation. L'envie générale et qui se constitue comme puissance est la forme dissimulée que prend la soif de richesse et sous laquelle elle ne fait que se satisfaire d'une autre manière. L'idée de toute propriété privée en tant que telle est tournée tout au moins contre la propriété privée plus riche, sous forme d'envie et de goût de l'égalisation, de sorte que ces derniers constituent me l'essence de la concur­rence. Le commu­nisme grossier n'est que l'achèvement de cette envie et de ce nivellement en partant de la repré­sen­tation d'un minimum. Il a une mesure précise, limitée. A quel point cette abolition de la propriété privée est peu une appropriation réelle, la preuve en est précisément faite par la négation abstraite de tout le monde de la culture et de la civilisation, par le retour à la simpli­cité [IV] contraire à la nature de l'homme pauvre et sans besoin, qui non seulement n'a pas dépassé le stade de la propriété privée, mais qui n'y est même pas encore parvenu.

Cette communauté ne signifie que communauté du travail et égalité du salaire que paie le capital collectif, la communauté en tant que capitaliste général. Les deux aspects du rapport sont élevés à une généralité figurée, le travail devient la détermination dans laquelle chacun est placé, le capital l'universalité et la puissance reconnues de la communauté.

Dans le rapport à l'égard de la femme, proie et servante de la volupté collective, s'exprime l'infinie dégradation dans laquelle l'homme existe pour soi-même, car le secret de ce rapport trouve son expression non-équivoque, décisive, manifeste, dévoilée dans le .rapport de l'hom­me à la femme et dans la manière dont est saisi le rapport générique  [134] naturel et immédiat. Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l'homme à l'homme est le rapport de l'homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l'homme à la nature est immédiate­ment son rapport à l'homme, de même que le rapport à l'homme est directement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. Dans ce rapport apparaît donc de façon sensible, réduite à un fait concret la mesure dans laquelle, pour l'homme, l'essence humaine est devenue la nature, ou celle dans laquelle la nature est devenue l'essence humaine de l'homme. En partant de ce rapport, on peut donc juger tout le niveau de culture de l'homme. Du carac­tère de ce rapport résulte la mesure dans laquelle l'homme est devenu pour lui-même être générique, homme, et s'est saisi comme tel; le rapport de l'homme à la femme est le rapport le plus naturel de l'homme à l'homme. En celui-ci apparaît donc dans quelle mesure le compor­tement naturel de l'homme est devenu humain ou dans quelle mesure l'essence humaine est devenue pour lui l'essence naturelle, dans quelle mesure sa nature humaine est devenue pour lui la nature. Dans ce rapport apparaît aussi dans quelle mesure le besoin de l'homme est devenu un besoin humain, donc dans quelle mesure l'homme autre en tant qu'homme est devenu pour lui un besoin, dans quelle mesure, dans son existence la plus individuelle, il est en même temps un être social.

La première abolition positive de la propriété privée, le communisme grossier, n'est donc qu'une forme sous laquelle apparaît l'ignominie de la propriété privée qui veut se poser comme la communauté Positive.

2. Le communisme a) encore de nature politique, démocratique ou despotique ;

b) avec suppression de l'État, mais en même temps encore inachevé et restant sous l'emprise de la propriété privée, c'est-à-dire de l'aliénation de l'homme. Sous ces deux formes, le communisme se connaît déjà comme réintégration ou retour de l'homme en soi, comme abolition de l'aliénation humaine de soi ; mais du fait qu'il n'a pas encore saisi l'essence positive de la propriété privée et qu'il a tout aussi peu compris la nature humaine du besoin, il est encore entravé et contaminé par la propriété privée. Il a certes saisi son concept, mais non encore son essence.

3. Le communisme, abolition positive de la propriété privée (elle-même aliénation humaine de soi) et par conséquent appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme ; donc retour total de l'homme pour soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient et qui s'est opéré en conservant toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme en tant que naturalisme  [135] achevé = humanisme, en tant qu'huma­nis­me achevé = naturalisme; il est la vraie solution de l'antagonisme entre l'homme et la nature, entre l'homme et l'homme, la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité, entre individu et genre. Il est l'énigme résolue de l'histoire et il se connaît comme cette solution.

[V] Le mouvement entier de l'histoire est donc, d'une part, l'acte de procréation réel de ce communisme - l'acte de naissance de son existence empirique - et, d'autre part, il est pour sa conscience pensante, le mouvement compris et connu de son devenir. Par contre, cet autre communisme encore non achevé cherche pour lui une preuve historique dans des formations historiques isolées qui s'opposent à la propriété privée, il cherche une preuve dans ce qui existe, en détachant des moments pris à part du mouvement (Cabet, Villegardelle, etc., ont en particulier enfourché ce dada) et en les fixant pour prouver que, au point de vue historique, il est pur sang ; par là il fait précisément apparaître que la partie in­com­pa­rablement la plus grande de ce mouvement contredit ses affirmations et que s'il a jamais existé, son Être passé réfute précisément sa prétention à l'essence.

Si tout le mouvement révolutionnaire trouve sa base tant empirique que théorique dans le mouvement de la propriété privée, de l'économie, on en comprend aisément la nécessité.

Cette propriété privée matérielle, immédiatement sensible, est l'expression matérielle sensible de la vie humaine aliénée. Son mouvement - la production et la consommation - est la révélation sensible du mouvement de toute la production passée, c'est-à-dire qu'il est la réa­li­sation ou la réalité de l'homme. La religion, la famille, l'État, le droit, la morale, la scien­ce, l'art, etc., ne sont que des modes particuliers de la production et tombent sous sa loi géné­rale. L'abolition positive de la propriété privée, l'appropriation de la vie humaine, signifie donc la suppression positive de toute aliénation, par conséquent le retour de l'homme hors de la religion, de la famille, de l'État, etc., à son existence humaine, c'est-à-dire sociale. L'aliéna­tion religieuse en tant que telle ne se passe que dans le domaine de la conscience, du for intérieur de l'homme, mais l'aliénation économique est celle de la vie réelle - sa sup. pression embrasse donc l'un et l'autre aspects. Il est évident que chez les différents peuples le mouve­ment prend sa première origine selon que la véritable vie reconnue du peuple se déroule plus dans la conscience ou dans le monde extérieur, qu'elle est plus la vie idéale ou réelle. Le communisme commence immédiatement (Owen) avec l'athéisme. L'athéisme est au début encore bien loin d'être le communisme, de même que cet athéisme est plutôt encore une abs­trac­tion. La philanthropie de l'athéisme n'est donc au début qu'une philanthropie philoso­phi­que abstraite, celle du communisme est immédiatement réelle et directement tendue vers l'action (Wirkung).

Nous avons vu  [136] comment dans l'hypothèse de la propriété privée positivement abolie, l'homme produit l'homme, se produit soi-même et produit l'autre homme; comment l'objet, qui est le produit de l'activité immédiate de son individualité, est en même temps se propre existence pour l'autre homme, l'existence de celui-ci et l'existence de ce dernier pour lui. Mais, de même, le matériel du travail aussi bien que l'homme en tant que sujet sont tout autant le résultat que le point de départ du mouvement (et la nécessité historique de la pro­priété privée réside précisément dans le fait qu'ils doivent être ce point de départ). Donc le caractère social est le caractère général de tout le mouvement ; de même que la société  [137] elle-même produit l'homme en tant qu'homme, elle est produite par lui. L'activité et la jouissance tant par leur contenu que par leur genre d'origine sont sociales; elles sont activité sociale et jouissance sociale. L'essence humaine de la nature n'est là que pour l'homme social; car c'est seulement dans la société que la nature est pour lui comme lien avec l'homme, comme existence de lui-même pour l'autre et de l'autre pour lui, ainsi que comme élément vital de la réalité humaine; ce n'est que là qu'elle est pour lui le fondement de sa propre existence hu­mai­ne. Ce West que là que son existence naturelle est pour lui son existence humaine et que la nature est devenue pour lui l'homme. Donc, la société est l'achèvement de l'unité essen­tielle de l'homme avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l'homme et l'humanisme accompli de la nature.

[VI] L'activité sociale et la jouissance sociale n'existent nullement sous la seule forme d'une activité immédiatement collective et d'une jouissance immédiatement collective, bien que l'activité collective et la jouissance collective, c'est-à-dire l'activité et la jouissance qui s'expriment et se vérifient directement en société réelle avec d'autres hommes, se rencontrent partout où cette expression immédiate de la sociabilité est fondée dans l'essence de leur contenu et appropriée à la nature de celui-ci.

Mais même si mon activité est scientifique, etc., et que je puisse rarement m'y livrer en communauté directe avec d'autres, je suis social parce que j'agis en tant qu'homme. Non seulement le matériel de mon activité - comme le langage lui-même grâce auquel le penseur exerce la sienne -m'est donné comme produit social, mais ma propre existence est activité sociale ; l'est en conséquence ce que je fais de moi, ce que je fais de moi pour la société et avec la conscience de moi en tant qu'être social.

Ma conscience universelle n'est que la forme théorique de ce dont la communauté réelle, l'organisation sociale est la forme vivante, tandis que de nos jours la conscience universelle est une abstraction de la vie réelle et, à ce titre, s'oppose à elle en ennemie. Donc L'activité de ma conscience universelle - en tant que telle - est aussi mon existence théorique en tant qu'être social.

Il faut surtout éviter de fixer de nouveau la “ société ” comme une abstraction en face de l'individu. L'individu est l'être social. La manifestation de sa vie - même si elle n'apparaît pas sous la forme immédiate d'une manifestation collective de la vie, accomplie avec d'autres et en même temps qu'eux - est donc une manifestation et une affirmation de la vie sociale. La vie individuelle et la vie générique de l'homme ne sont pas différentes, malgré que - et ceci néces­sairement - le mode d'existence de la vie individuelle soit un mode plus particulier ou plus général de la vie générique ou que la vie du genre soit une vie individuelle plus parti­culière ou plus générale.

En tant que conscience générique l'homme affirme sa vie sociale réelle et ne fait que répé­ter dans la pensée son existence réelle ; de même qu'inversement l'être générique s'affir­me dans la conscience générique et qu'il est pour soi, dans son universalité, en tant qu'être pensant.

L'homme - à quelque degré qu'il soit donc un individu particulier et sa particularité en fait précisément un individu et un être social individuel réel - est donc tout autant la totalité, la totalité idéale, l'existence subjective pour soi de la société pensée et sentie, que dans la réalité il existe soit comme contemplation et jouissance réelle de l'existence sociale soit comme totalité de manifestations humaines de la vie.

La pensée et l’Être sont donc certes distincts, mais en même temps ils forment ensemble une unité.

La mort apparaît comme une dure victoire du genre sur l'individu déterminé et semble contredire leur unité ; mais l'individu déterminé n'est qu'un être générique déterminé, et à ce titre mortel.

4. De même que la propriété privée n'est que l'expression sensible du fait que l'homme devient à la fois objectif pour lui. même et en même temps au contraire un objet étranger pour lui-même et non-humain, que la manifestation de sa vie est l'aliénation de sa vie, que sa réalisation est sa privation de réalité, une réalité étrangère, de même l'abolition positive de la propriété privée, c'est-à-dire l'appropriation sensible pour les hom­mes et par les hommes de la vie et de l'être humains, des hommes objectifs, des oeuvres humai­nes, ne doit pas être saisie seulement dans le sens de la jouissance immédiate, exclu­sive, dans le sens de la possession, de l'avoir. L'homme s'approprie son être universel d'une manière universelle, donc en tant qu'homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l'activité, l'amour, bref tous les organes de son individualité, comme les organes qui, dans leur forme, sont immédiatement des organes sociaux, [VII] sont dans leur compor­te­ment objectif ou dans leur rapport à l'objet l'appropriation de celui-ci, l'appropri­ation de la réalité humaine; leur rapport à l'objet est la manifestation de la réalité humaine   [138] ; c'est l'activité humaine et la souffrance humaine car, comprise au sens humain, la souffrance est une jouissance que l'homme a de soi.

La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu'un objet n'est nôtre que lorsque nous l'avons, qu' [il] existe donc pour nous comme capital ou qu'il est immédiatement possé­dé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref qu'il est utilisé par nous, bien que la propriété privée ne saisisse à son tour toutes ces réalisations directes de la possession elle-même que comme des moyens de subsistance, et la vie, à laquelle elles servent de moyens, est la vie de la propriété privée, le travail et la capitalisation.

A la place de tous les sens physiques et intellectuels est donc apparue la simple aliénation de tous ces sens, le sens de l'avoir. L'être humain devait être réduit à cette pauvreté absolue, afin d'engendrer sa richesse intérieure en partant de lui-même. (Sur la catégorie de l'Avoir cf. Hess dans les 21 Feuilles  [139] .)

L'abolition de la propriété privée est donc l'émancipation totale de tous les sens et de toutes les qualités humaines ; mais elle est cette émancipation précisément parce que ces sens et ces qualités sont devenus humains, tant subjectivement qu'objectivement. L'œil est devenu l'œil humain de la même façon que son objet est devenu un objet social, humain, venant de l'homme et destiné à l'homme. Les sens sont donc devenus directement dans leur praxis des théoriciens. Ils se rapportent à la chose pour la chose, mais la chose elle-même cet un rapport humain objectif à elle-même et à l'homme  [140] et inversement. Le besoin on la jouissance ont perdu de ce fait leur nature égoïste et la nature a perdu sa simple utilité, car l'utilité est devenue l'utilité humaine.

De même les sens et la jouissance des autres hommes sont devenus mon appropriation à moi. En dehors de ces organes immédiats se constituent donc des organes sociaux sous la forme de la société ; ainsi, par exemple, l'activité directement en société avec d'autres, etc. est devenue un organe de la manifestation de ma vie et un mode d'appropriation de la vie humaine.

Il va de soi que l’œil humain jouit autrement que l’œil grossier non-humain ; l'oreille humaine autrement que l'oreille grossière, etc.

Ainsi que nous l'avons vu, l'homme ne se perd pas dans son objet à la seule condition que celui-ci devienne pour lui objet humain ou homme objectif. Cela n'est possible que lorsque l'objet devient pour lui un objet social, que s'il devient lui-même pour soi un être social, comme la société devient pour lui être dans cet objet.

Donc, d'une part, à mesure que partout dans la société la réalité objective devient pour l'homme la réalité des forces humaines essentielles, la réalité humaine et par conséquent la réalité de ses propres forces essentielles, tous les objets deviennent pour lui l'objectivation de lui-même, les objets qui confirment et réalisent son individualité, ses objets, c'est-à-dire qu'il devient lui-même objet. De quelle manière ils deviennent siens, cela dépend de la nature de l'objet et de la nature de la force essentielle qui correspond à celle-ci ; car c'est précisément la détermination de ce rapport qui constitue le mode particulier, réel, d'affirmation. Pour l’œil un objet est perçu autrement que pour l'oreille et l'objet de ]'œil est un autre que celui de l'oreille. La particularité de chaque force essentielle est précisément son essence particulière, donc aussi le mode particulier de son objectivation, de son Être objectif, réel, vivant. Non seulement dans la pensée (VIII] mais avec tous les sens, l'homme s'affirme donc dans le monde objectif  [141] .

D'autre part, en prenant les choses subjectivement c'est d'abord la musique qui éveille le sens musical de l'homme pour l'oreille qui n’est pas musicienne, la musique la plus belle n'a aucun sens  [142] [n'] est [pas] un objet, car mon objet ne peut être que la confirmation d'une de mes forces essentielles, il ne peut donc être pour moi que tel que ma force essentielle est pour soi en tant que faculté subjective, car le sens d'un objet pour moi (il n'a de signification que pour un sens qui lui correspond) s'étend exactement aussi loin que s'étend mon sens  [143] . Voilà pourquoi les sens de l'homme social sont autres que ceux de l'homme non-social ; c'est seu­le­ment grâce à la richesse déployée objectivement de l'essence humaine que la richesse de la faculté subjective de sentir de l'homme est tout d'abord soit développée, soit produite, qu'une oreille devient musicienne, qu'un oeil perçoit la beauté de la forme, bref que les sens devien­nent capables de jouissance humaine, deviennent des sens qui s'affirment comme des forces essentielles de l'homme. Car non seulement les cinq sens, mais aussi les sens dits spirituels, les sens pratiques (volonté, amour, etc.), en un mot le sens humain, l'humanité des sens, ne se forment que grâce à l'existence de leur objet, à la nature humanisée. La formation des cinq sens est le travail de toute l'histoire passée.

Le sens qui est encore prisonnier du besoin pratique grossier n'a qu'une signification limitée.

Pour l'homme qui meurt de faim, la forme humaine de l'aliment n'existe pas, mais seulement son existence abstraite en tant qu'aliment; il pourrait tout aussi bien se trouver sous sa forme la plus grossière et on ne peut dire en quoi cette activité nutritive se distinguerait de l'activité nutritive animale. L'homme qui est dans le souci et le besoin n'a pas de sens pour le plus beau spectacle ; celui qui fait commerce de minéraux ne voit que la valeur mercantile, mais non la beauté ou la nature propre du minéral ; il n'a pas le sens minéralogique. Donc l'objectivation de l'essence humaine, tant au point de vue théorique que pratique, est nécessaire aussi bien pour rendre humain le sens de l'homme que pour créer le sens humain qui correspond à toute la richesse de l'essence de l'homme et de la nature.

De même que par le mouvement de la propriété privée et de sa richesse comme de sa misère - de la richesse et de la misère matérielles et spirituelles - la société qui prend naissan­ce trouve tout le matériel nécessaire à cette formation, de même la société constituée produit comme sa réalité constante l'homme avec toute cette richesse de son être, l'homme riche, l'homme doué de sens universels et profondément développés.

On voit comment le subjectivisme et l'objectivisme, le spiritualisme et le matérialisme, l'activité et la passivité ne perdent leur opposition, et par suite leur existence en tant que contraires de ce genre, que dans l'état de société;

on voit comment la solution des opposi­tions théoriques elles-mêmes n'est possible que d'une manière pratique, par l'énergie pratique des hommes, et que leur solution n'est donc aucunement la tâche de la seule connaissance, mais une tâche vitale réelle que la philosophie n'a pu résoudre parce qu'elle l'a précisément conçue comme une tâche seulement théorique...

On voit comment l'histoire de l'industrie et l'existence objective constituée de l'industrie sont le livre ouvert des forces humaines essentielles, la psychologie de l'homme concrète­ment présente, que jusqu'à présent on ne concevait pas dans sa connexion avec l'essence de l'homme, mais toujours uniquement du point de vue de quelque relation extérieure d'utilité, parce que - comme on se mouvait à l'intérieur de l'aliénation - on ne pouvait concevoir, comme réalité de ses for­ces essentielles et comme activité générique humaine, que l'existence universelle de l'hom­me, la religion, ou l'histoire dans son essence abstraite universelle (politique, art, littéra­ture, etc.). [IX] Dans l'industrie matérielle courante (- on peut tout aussi bien la concevoir comme une partie du mouvement général en question, que l'on peut concevoir ce mouvement lui-même comme une partie particulière de l'industrie, puisque toute activité humaine a été jusqu'ici travail, donc industrie, activité aliénée à soi-même -), nous avons devant nous, sous forme d'objets concrets, étrangers, utiles, sous la forme de l'aliénation, les forces essentielles de l'homme objectivées. Une psychologie pour laquelle reste fermé ce livre, c'est-à-dire précisément la partie la plus concrètement présente, la plus accessible de l'histoire, ne peut devenir une science réelle et vraiment riche de contenu.

Que penser somme toute d'une science qui en se donnant de grands airs fait abstraction de cette grande partie du travail humain et qui n'a pas le sentiment de ses lacunes tant que toute cette richesse déployée de l'activité humaine ne lui dit rien, sinon peut-être ce que l'on peut dire d'un mot : “ besoin ”, “ besoin vulgaire” ?

Les sciences de la nature ont déployé une énorme activité et ont fait leur un matériel qui va grandissant. Cependant, la philosophie leur est restée tout aussi étrangère qu'elles sont restées étrangères à la philosophie. Leur union momentanée n'était qu'une illusion de l'imagination  [144] . La volonté était là, mais les capacités manquaient. Les historiens eux-mêmes ne se réfèrent aux sciences de la nature qu'en passant, comme à un moment du développe­ment des lumières, d'utilité, qu'illustrent quelques grandes découvertes. Mais par le moyen de l'industrie, les sciences de la nature sont intervenues d'autant plus pratiquement dans la vie humaine et l'ont transformée et ont préparé l'émancipation humaine, bien qu'elles aient dû parachever directement la déshumanisation. L'industrie est le rapport historique réel de la nature, et par suite des sciences de la nature, avec l'homme; si donc on la saisit comme une révé­la­tion exotérique des forces essentielles de l'homme, on comprend aussi l'essence hu­maine de la nature ou l'essence naturelle de l'homme ; en conséquence les sciences de la nature perdront leur orientation abstraitement matérielle ou plutôt idéaliste et deviendront la base de la science humaine, comme elles sont déjà devenues - quoique sous une forme aliénée - la base de la vie réellement humaine; dire qu'il y a une base pour la vie et une autre pour la science est de prime abord un mensonge.

La nature en devenir dans l'histoire hu­mai­ne - acte de naissance de la société humaine - est la naturelle réelle de l'homme, donc la na­tu­­re telle que l'industrie la fait, quoique sous une forme aliénée, est la nature anthropolo­gique véritable.

Le monde sensible (cf. Feuerbach) doit être la base de toute science  [145] . Ce n'est que s'il part de celle-ci sous la double forme et de la conscience sens­ible et du besoin concret - donc si la science part de la nature - qu'elle est science réelle, L'histoire entière a servi à préparer (à développer)  [146] la transformation de “ l'homme ” en objet de la conscience sensible et du besoin de “ l'homme en tant qu'homme ” en besoin [naturel concret]. L'histoire elle-même est une partie réelle de l'histoire de la nature, de la transfor­ma­tion de la nature en homme. Les sciences de la nature comprendront plus tard aussi bien la science de l'homme, que la science de l'homme englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science.

[X] L'homme est l'objet immédiat des sciences de la nature  [147] ; car la nature sensible immé­diate pour l'homme est directement le monde sensible humain (expression identique) ; elle est immédiatement l'homme autre qui existe concrètement pour lui ; car son propre mon­de sensi­ble n'est que grâce à l'autre homme monde sensible humain pour lui-même. Mais la nature est l'objet immédiat de la science de l'homme. Le premier objet de l'homme - l'homme - est nature, monde sensible, et les forces essentielles particulières et concrètes de l'hom­me, ne trouvant leur réalisation objective que dans les objets naturels, ne peuvent parvenir à la connaissance de soi que dans la science de la nature en général. L'élément de la pensée elle-même, l'élément de la manifestation vitale de la pensée, le langage est de nature con­crète. La réalité sociale de la nature et les sciences naturelles humaines ou les sciences naturelles de l'homme sont des expressions identiques.

On voit comment l'homme riche et le besoin humain riche prennent la place de la richesse et de la misère de l'économie politique. L'homme riche est en même temps l'homme qui a besoin d'une totalité de manifestation vitale humaine. L'homme chez qui sa propre réali­sa­tion existe comme nécessité intérieure, comme besoin. Non seulement la richesse, mais aussi la pauvreté de l'homme reçoivent également - sous le socialisme - une significa­tion humaine et par conséquent sociale. Elle est le lien passif qui fait ressentir aux hommes com­me un besoin la richesse la plus grande, l'autre homme. La dénomination de l'essence objective en moi, l'explosion sensible de mon activité essentielle est la passion, qui devient par là l'activité de mon être  [148] .

5º Un être ne commence à se tenir pour indépendant que dès qu'il est son propre maître, et il n'est son propre maître que lorsqu'il doit son existence à soi-même. Un homme qui vit de la grâce d'un autre se considère comme un être dépendant. Mais je vis entièrement de la grâce d'un autre, si non seulement je lui dois l'entretien de ma vie, mais encore si en outre il a créé ma vie, s'il en est la source, et ma vie a nécessairement un semblable fondement en dehors d'elle si elle n'est pas ma propre création. C'est pourquoi la création est une idée très difficile à chasser de la conscience populaire. Le fait que la nature et l'homme sont par eux-mêmes lui est incompréhensible, parce qu'il contredit toutes les évidences de la vie pratique.

La création de la terre a été puissamment ébranlée par la géognosie, c'est-à-dire par la science qui représente la formation du globe, le devenir de la terre, comme un processus, un auto-engendrement. La génération spontanée est la seule réfutation pratique de la théorie de la création.

Or, il est certes facile de dire à l'individu isolé ce qu'Aristote dit déjà : “ Tu es engendré par ton père et ta mère, c'est donc l'accouplement de deux hommes, c'est donc un acte généri­que des hommes qui a produit en toi l'homme. Tu vois donc que même physiquement l'hom­me doit sa vie à l'homme. Tu ne dois par conséquent pas garder la vue fixée sur un aspect seulement, sur la progression à l'infini à propos de laquelle tu continues à poser des questions : qui a engendré mon père, qui a engendré son grand-père ?..., etc. Tu dois aussi garder la vue fixée sur le mouvement cyclique qui est concrètement visible dans cette progression et qui fait que l'homme dans la procréation se répète lui-même, donc que l'homme reste toujours sujet. Mais tu répondras : si je t'accorde ce mouvement cyclique, accorde-moi la progression qui me fait remonter de plus en plus haut jusqu'à ce que je pose la question : qui a engendré le premier homme et la nature en général ? Je ne puis que te répondre : ta question est elle-même un produit de l'abstraction. Demande-toi comment tu en arrives à cette question ; demande-toi si ta question n'est pas posée en partant d'un point de vue auquel je ne puis ré­pon­­dre parce qu'il est absurde ? Demande-toi si cette progression existe en tant que telle pour une pensée raisonnable ? Si tu poses la question de la création de la nature et de l'homme, tu fais donc abstraction de l'homme et de la nature. Tu les poses comme n'existant pas et tu veux pourtant que je te démontre qu'ils existent. Je te dis alors : abandonne ton abstraction et tu abandonneras aussi ta question, ou bien si tu veux t'en tenir à ton abstraction, sois consé­quent, et si, bien que tu penses l'homme et la nature comme n'étant pas [XII tu penses tout de même, alors pense-toi toi-même comme n'étant pas, puisqu'aussi bien tu es nature et homme. Ne pense pas, ne m'interroge pas, car dès que tu penses et que tu m'interroges, ta façon de faire abstraction de l'être de la nature et de l'homme n'a aucun sens. Ou bien es-tu à ce point égoïste que tu poses tout comme néant et que tu veuilles être toi-même ?

Tu peux me répliquer : je ne veux pas poser le néant de la nature, etc. ; je te pose la ques­tion de l'acte de sa naissance comme j'interroge l'anatomiste sur les formations osseuses, etc.

Mais, pour l'homme socialiste, tout ce qu'on appelle l'histoire universelle n'est rien d'autre que l'engendrement de l'homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l'hom­me ; il a donc la preuve évidente et irréfutable de son engendrement par lui-même, du proces­sus de sa naissance. Si la réalité essentielle de l'homme et de la nature, si l'homme qui est pour l'homme l'existence, de la nature et la nature qui est pour l'homme l'existence de l'hom­me sont devenus un fait, quelque chose de concret, d'évident, la question d'un être étranger, d'un être placé au-dessus de la nature et de l'homme est devenue pratiquement impossible - cette question impliquant l'aveu de l'inessentialité de la nature et de l'homme. L'athéisme, dans la mesure où il nie cette, chose secondaire, n'a plus de sens, car l'athéisme est une néga­tion de Dieu et par cette négation il pose l'existence de l'homme; mais le socialisme en tant que socialisme n'a plus besoin de ce moyen terme. Il part de la conscience théoriquement et pratiquement sensible de l'homme et de la nature comme de l'essence. Il est la conscience de soi positive de l'homme, qui n'est plus par le moyen terme de l'abolition de la religion, comme la vie réelle est la réalité positive de l'homme qui n'est plus par le moyen terme de l'abolition de la propriété privée, le communisme. Le communisme pose le positif comme néga­tion de la négation, il est donc le moment réel de l'émancipation et de la reprise de soi de l'homme, le moment nécessaire pour le développement à venir de l'histoire. Le communisme est la forme nécessaire et le principe énergétique du futur prochain, mais le communisme n'est pas en tant que tel le but du développement humain, - la forme de la société humaine.

[Signification des besoins humains dans le régime de la propriété privée et sous le socialisme. Différence entre la richesse dissipatrice et la richesse industrielle, division du travail dans la société bourgeoise.]

[XIV] 7º Nous avons vu quelle signification prend sous le socialisme la richesse des besoins humains et, par suite, quelle signification prennent un nouveau mode de production et un nouvel objet de la production : c'est une manifestation nouvelle de la force essentielle de l'homme et un enrichissement nouveau de l'essence humaine. Dans le cadre de la propriété privée, les choses prennent une signification inverse. Tout homme s'applique à créer pour l'autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le placer dans une nou­velle dépendance et le pousser à un nouveau mode de jouissance et, par suite, de ruine écono­mique. Chacun cherche à créer une force essentielle étrangère dominant les autres hommes pour y trouver la satisfaction de son propre besoin égoïste. Avec la masse des objets augmen­te donc l'empire des êtres étrangers auquel l'homme est soumis et tout produit nouveau renforce encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel. L'homme devient d'autant plus pauvre en tant qu'homme, il a d'autant plus besoin d'argent pour se rendre maître de l'être hostile, et la puissance de son argent tombe exactement en raison inverse du volume de la production, c'est-à-dire que son indigence augmente à mesure que croît la puissance de l'argent. - Le besoin d'argent est donc le vrai besoin produit par l'économie politique et l'unique besoin qu'elle produit. La quantité de l'argent devient de plus en plus l'unique et puissante propriété de celui-ci; de même qu'il réduit tout être à son abstraction, il se réduit lui-même dans son propre mouvement à un être quantitatif. L'absence de mesure et la démesure deviennent sa véritable mesure.

- Sur le plan subjectif même cela se manifeste d'une part en ceci, que l'extension des produits et des besoins devient l'esclave inventif et toujours en train de calculer d'appétits inhumains, raffinés, contre nature et imaginaires - la propriété privée ne sait pas transformer le besoin grossier en besoin humain; son idéalisme est l'imagination, l'arbitraire, le caprice et un ennuque ne flatte pas avec plus de bassesse son despote et ne cherche pas à exciter ses facultés émoussées de jouissance pour capter une faveur avec des moyens plus infâmes que l'eunuque industriel, le producteur, pour capter les pièces blanches et tirer les picaillons de la poche de son voisin très chrétiennement aimé. - (Tout produit est un appât avec lequel on tâche d'attirer à soi l'être de l'autre, son argent ; tout besoin réel ou possible est une faiblesse qui attirera la mouche dans la glu ; - exploitation universelle de l'essen­ce sociale de l'homme, de même que chacune de ses imperfections est un lien avec le ciel, un côté par lequel son cœur est accessible au prêtre ; tout besoin est une occasion pour s'approcher du voisin avec l'air le plus aimable et lui dire : cher ami, je te donnerai ce qui t'est nécessaire ; mais tu con­nais la condition sine qua non; tu sais de quelle encre tu dois signer le pacte qui te lie à moi; je t'étrille en te procurant une jouissance). L'eunuque industriel se plie aux caprices les plus infâmes de l'homme, joue l'entremetteur entre son besoin et lui, excite en lui des appétits morbides, guette chacune de ses faiblesses pour lui demander ensuite le salaire de ces bons offices.

- Cette aliénation apparaît d'autre part en produisant, d'un côté, le raffinement des besoins et des moyens de les satisfaire, de l'autre le retour à une sauvagerie bestiale, la simplicité complète, grossière et abstraite du besoin ; ou plutôt elle ne fait que s'engendrer à nouveau elle-même avec sa signification opposée. Même le besoin de grand air cesse d'être un besoin pour l'ouvrier; l'homme retourne à sa tanière, mais elle est maintenant empestée par le souffle pestilentiel et méphitique de la civilisation et il ne l'habite plus que d'une façon précaire, com­me une puissance étrangère qui peut chaque jour se dérober à lui, dont il peut chaque jour être [XV]. expulsé s'il ne paie pas. Cette maison de mort, il faut qu'il la paie. La maison de lumière, que, dans Eschyle, Prométhée désigne comme l'un des plus grands cadeaux qui lui ait permis de transformer le sauvage en homme, cesse d'être pour l'ouvrier. La lumière, l'air, etc., ou la propreté animale la plus élémentaire cessent d'être un besoin pour l'homme. La saleté, cette stagnation, cette putréfaction de l'homme, ce cloaque (au sens littéral) de la civilisation devient son élément de vie. L'incurie complète et contre nature, la nature putride devient l'élément de sa vie. Aucun de ses sens n'existe plus, non seulement sous son aspect humain, mais aussi sous son aspect inhumain, c'est-à-dire pire qu'animal. On voit revenir les modes (et instruments) les plus grossiers du travail humain : la meule   [149] des esclaves romains est devenue le mode de production, le mode d'existence pour beaucoup d'ouvriers anglais. Il n'est pas assez que l'homme n'ait pas de besoins humains, même les besoins animaux cessent. L'Irlandais ne connaît plus que le besoin de manger, et, qui plus est, seulement de manger des pommes de terre, et même des pommes de terre à cochon, celle de la pire espèce. Mais l'Angle­terre et la France ont déjà dans chaque ville industrielle une petite Irlande. Le sauva­ge, l'animal ressentent pourtant le besoin de la chasse, du mouvement, etc., de la société. - La simplification de la machine, du travail est utilisée pour transformer en ouvrier l'homme qui en est encore au stade de la formation, l'homme qui n'est encore absolument pas développé - l'enfant -, tandis que l'ouvrier est devenu un enfant laissé à l'abandon. La machine s'adapte à la faiblesse de l'homme pour transformer l'homme faible en machine. -

De quelle manière l'augmentation des besoins et des moyens de les satisfaire engendre-t-elle l'absence de besoins et de moyens ? L'économiste (et le capitaliste : en général nous par­lons toujours des hommes d'affaires empiriques lorsque nous recourons aux économistes... qui sont leur mea culpa et leur existence scientifiques) le prouve ainsi : 1º il réduit le besoin de l'ouvrier à l'entretien le plus indispensable et le plus misérable de la vie physique et son activité au mouvement mécanique le plus abstrait, et dit en conséquence l'homme n'a pas d'au­tre besoin ni d'activité, ni de jouissance car même cette vie-là, il la proclame vie et existence humaines il calcule la vie (l'existence) la plus indigente possible comme norme et, qui plus est, comme norme universelle : universelle parce que valable pour la masse des hommes ; il fait de l'ouvrier un être privé de sens et de besoins, comme il fait de son activité une pure abstraction de toute activité ; tout luxe de l'ouvrier lui apparaît donc condamnable et tout ce qui dépasse le besoin le plus abstrait - fût-ce comme jouissance passive ou manifesta­tion d'activité - lui semble un luxe. L'économie politique, cette science de la richesse, est donc en même temps la science du renoncement, des privations, de l'épargne, et elle en arrive réellement à épargner à l'homme même le besoin d'air pur ou de mouvement physique. Cette science de la merveilleuse industrie est aussi la science de l'ascétisme et son véritable idéal est l'avare ascétique, mais usurier, et l'esclave ascétique, mais produc­teur. Son idéal moral est l'ouvrier qui porte à la Caisse d'Épargne une partie de son salaire et, pour cette lubie favorite qui est la sienne, elle a même trouvé un art servile. On a porté cela avec beau­coup de sentiment au théâtre. Elle est donc - malgré son aspect profane et volup­tueux - une science morale réelle, la plus morale des sciences. Le renoncement à soi-même, le renonce­ment à la vie et à tous les besoins humains est sa thèse principale. Moins tu man­ges, tu bois, tu achètes des livres, moins tu vas au théâtre, au bal, au cabaret, moins tu penses, tu aimes, tu fais de la théorie, moins tu chantes, tu parles, tu fais de l'escrime, etc., plus tu épargnes, plus tu augmentes ton trésor que ne mangeront ni les mites ni la poussière, ton capital. Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus tu possèdes, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné. Tout [XVI] ce que l'économiste te prend de vie et d'hu­ma­nité, il te le rem­pla­ce en argent et en richesse et tout ce que tu ne peux pas, ton argent le peut : il peut man­ger, boire, aller au bal, au théâtre ; il connaît l'art, l'érudition, les curiosités his­to­ri­ques, la puis­san­ce politique; il peut voyager ; il peut t'attribuer tout cela ; il peut ache­ter tout cela ; il est la vraie capacité. Mais lui qui est tout cela, il n'a d'autre possibilité que de se créer lui-même, de s'acheter lui-même, car tout le reste est son valet et si je possède l'homme, je possède aussi le valet et je n'ai pas besoin de son valet. Toutes les passions et toute activité doivent donc sombrer dans la soif de richesse. L'ouvrier doit avoir juste assez pour vouloir vivre et ne doit vouloir vivre que pour posséder.

Certes il s'élève maintenant une controverse sur le terrain économique. Les uns (Lauder­dale, Malthus, etc.) recommandent le luxe et maudissent l'épargne ; les autres (Say, Ricardo, etc.) recommandent l'épargne et maudissent le luxe. Mais les premiers avouent qu'ils veulent le luxe pour produire le travail (c'est-à-dire l'épargne absolue) ; les autres avouent qu'ils recom­mandent l'épargne pour, produire la richesse, c'est-à-dire le luxe. Les premiers ont l'illusion romantique que ce n'est pas la seule soif du gain qui doit déterminer la consomma­tion des riches et ils contredisent leurs propres lois en donnant directement la prodigalité com­me moyen d'enrichissement ; et les autres leur démontrent en conséquence, avec beau­coup de gravité et un grand luxe de détails que, par la prodigalité, je diminue mon avoir et ne l'augmente pas ; les seconds commettent l'hypocrisie de ne pas avouer que la production est précisément déterminée par le caprice et l'inspiration; ils oublient les “ besoins raffinés ”, ils oublient que sans consommation on ne produirait pas; ils oublient que la production ne peut devenir que plus universelle et plus luxueuse par la concurrence ; ils oublient que l'usage détermine pour eux la valeur de la chose et que la mode détermine l'usa­ge. Ils souhaitent ne voir produire que de l' “ utile ”, mais ils oublient qu'à force de produire de l'utile, la produc­tion produit un excès de population inutile. Les uns et les autres oublient que le gaspillage et l'épargne, le luxe et le dénuement, la richesse et la pauvreté s'équivalent.

Et non seulement tu dois être économe de tes sens immédiats comme le manger, etc., mais tu dois aussi t'épargner de prendre part aux intérêts généraux, d'avoir pitié, confiance, etc., si tu veux te conformer aux enseignements de l'économie, si tu ne veux pas périr d'illusions.

Tout ce qui t'appartient, tu dois le rendre vénal, c'est-à-dire utile. Si je demande à l'écono­miste : est-ce que j'obéis aux lois économiques si je tire de l'argent de l'abandon, de la vente de mon corps à la volupté d'autrui (en France les ouvriers d'usines appellent la prostitution de leurs femmes et de leurs filles l'heure de travail supplémentaire, ce qui est littéralement exact), ou bien est-ce que je n'agis pas conformément à l'économie lorsque je vends mon ami aux Marocains (et la vente directe des hommes sous la forme du commerce des recrues, etc., a lieu dans tous les pays civilisés). celui-ci me répond : tu n'agis pas à ren­contre de mes lois; mais prends garde à ce que disent mes cousines, la morale et la religion; ma morale et ma religion économiques n'ont rien à t'objecter, mais... Mais qui dois-je plutôt croire alors de l'économie politique ou de la morale? La morale de l'économie politique est le gain, le travail et l'épargne, la sobriété... mais l'économie politique me promet de satisfaire mes besoins. L'économie politique de la morale est la richesse en bonne conscience, en vertu, etc., mais com­ment puis-je être vertueux si je ne suis pas, comment puis-je avoir une bonne conscience si je ne sais rien ? Tout ceci est fondé dans l'essence de l'aliénation : chaque sphère m'appli­que une norme différente et contraire, la morale m'en applique une et l'économie une autre, car chacune est une aliénation déterminée de l'homme et chacune [XVII] retient une sphère particulière de l'activité essentielle aliénée, chacune est dans un rapport d'aliénation à l'autre aliénation. Ainsi M. Michel Chevalier reproche à Ricardo de faire abstraction de a morale. Mais Ricardo laisse l'économie parler son propre langage. Si celui-ci n'est pas moral, Ricardo n'y peut rien. M. Chevalier fait abstraction de l'économie dans la mesure où il moralise, mais il fait nécessairement et réellement abstraction de la morale dans la mesure où il fait de l'économie politique. La relation de l'économie à la morale, si par ailleurs elle West pas arbitraire, contingente, et par suite sans fondement et sans caractère scientifique, si on n'en fait pas état pour la frime, mais qu'on la considère comme essentielle, ne peut être que la relation des lois économiques à la morale : si celle-ci n'apparaît pas, ou plutôt que le contraire se produit, en quoi Ricardo en est-il responsable ? D'ailleurs l'opposition entre l'économie et la morale West qu'une appa­rence et s'il y a une opposition, ce n'en est pas une. L'économie politique ne fait qu'exprimer à sa manière les lois morales.

L'absence de besoins comme principe de l'économie se manifeste de la façon la plus éclatante dans sa théorie de la population. Il y a trop d'hommes. Même l'existence des hom­mes est un pur luxe et si l'ouvrier est “ moral ” (Mill propose des félicitations publiques pour ceux qui se montrent abstinents au point de vue sexuel, et un blâme public pour ceux qui pèchent contre cette stérilité [idéale] du mariage  [150] ... N'est-ce pas moral, n'est-ce pas la doctrine de l'ascétisme ?), il sera économe sur le plan de la génération. La production de l'homme apparaît comme une calamité publique.

Le sens qu'a la production en ce qui concerne les riches apparaît ouvertement dans le sens qu'elle a pour les pauvres ; par rapport à ceux qui sont en haut, il s'exprime toujours d'une manière subtile, déguisée, ambiguë, il est l'apparence, par rapport à ceux qui sont en bas, il s'exprime d'une manière grossière, directe, sincère, il est l'essence. Le besoin grossier de l'ouvrier est une source bien plus grande de profit que le besoin raffiné du riche. Les sous-sols de Londres rapportent à leurs loueurs plus que les palais, c'est-à-dire que par rapport au propriétaire, ils sont une richesse plus grande, donc pour parler comme l'économiste une plus grande richesse sociale.

Et tout comme l'industrie spécule sur le raffinement des besoins, elle spécule sur leur grossièreté, mais sur leur grossièreté provoquée artificiellement. La véritable joie que procu­rent ces besoins grossiers consiste donc à s'étourdir, elle est donc cette satisfaction apparente du besoin, cette civilisation à l'intérieur de la grossière barbarie du besoin. Les estaminets anglais sont par conséquent des illustrations symboliques de la propriété privée. Leur luxe montre le véritable rapport à l'homme du luxe et de la richesse industriels. Ils sont donc aussi avec rai­son les seules réjouissances dominicales du peuple qui soient tout au moins traitée$ avec douceur par la police anglaise.

Nous avons déjà vu comment l'économiste pose de façon variée l'unité du travail et du capital. 1º Le capital est du travail accumulé ; 2º La détermination du capital à l'intérieur de la production, soit la reproduction du capital avec profit, soit le capital comme matière première (matière du travail), soit comme instrument travaillant lui-même (l a machine est le capital qui est posé immédiatement comme identique avec le travail), est le travail productif; 3º L'ouvrier est un capital ; 4º Le salaire fait partie des frais du capital ; 5º En ce qui concerne l'ouvrier, le travail est la reproduction de son capital vital ; 6º En ce qui concerne le capitaliste, il est un facteur d'activité de son capital ; enfin 7º L'économiste suppose l'unité primitive de l'un et de l'autre, comme l'unité du capitaliste et de l'ouvrier ; c'est l'état primitif paradisiaque. Comme ces deux aspects qu'incarnent deux personnes [XIX] se sautent à la gorge l'un de l'autre, cela est pour l'économiste un événement contingent et par suite qui ne peut s'expliquer que de l'extérieur (cf. Mill)  [151] .

Les nations qui sont encore aveuglées par l'éclat sensible des métaux précieux et qui sont donc encore des fétichistes de l'argent métal - ne sont pas encore les nations d'argent ache­vées. Opposition entre la France et l'Angleterre. - Combien la solution des énigmes thé­ori­ques est une tâche de la praxis et se fait par son entremise, combien la praxis vraie est la condition d'une théorie réelle et positive apparaît par exemple à propos du fétichisme. La conscience sensible du fétichiste est différente de celle du grec, parce que son existence sensible est aussi différente. L'hostilité abstraite entre sensibilité et esprit est nécessaire tant que le sens de l'homme pour la nature, le sens humain de la nature, donc aussi le sens naturel de l'homme n'est pas encore produit par le travail propre de l'homme. -

L'égalité n'est rien d'autre que le moi = moi de l'allemand traduit en français, c'est-à-dire dans le langage politique. L'égalité comme raison du communisme est son fondement politi­que et la même chose se passe lorsque l'Allemand se donne le fondement du communisme en concevant l'homme comme conscience de soi universelle. Il va de soi que l'abolition de l'aliénation part toujours de la forme de l'aliénation qui est la puissance dominante, en Allemagne la conscience de soi, en France l'égalité à cause de la politique, en Angleterre le besoin réel matériel pratique qui ne se mesure qu'à soi-même. C'est de là qu'il faut partir pour critiquer et apprécier Proudhon.  [152]

Si nous caractérisons encore le communisme lui-même - parce qu'il est la négation de la négation, l'appropriation de l'essence humaine qui a pour moyen terme avec elle-même la négation de la propriété privée parce qu'il ne pose donc pas encore le positif de façon vraie, en partant de lui-même, mais en partant au contraire de la propriété privée  [153] , -

... de la ... ainsi à la manière vieille allemande - à la manière de la Phénoménologie de Hegel...

... soit maintenant liquidé comme un mouvement dépassé et qu'on ...

... et que l'on puisse se tranquilliser parce que dans sa conscience...

... de l'essence humaine seulement par là réelle...

... abolition de sa pensée tout comme avant...

comme demeurent donc avec lui l'aliénation réelle de la vie humaine et une aliénation d'autant plus grande que l'on en a plus conscience en tant que telle - peut être réalisé (e), elle (il) ne peut donc se réaliser que par le communisme rais en oeuvre.

Pour abolir l'idée de la propriété privée, le communisme pensé suffit entièrement. Pour abolir la propriété privée réelle, il faut une action communiste réelle. L'histoire l'apportera et ce mouvement, dont nous savons déjà en pensée qu'il s'abolit lui-même, passera dans la réalité par un processus très rude et très étendu. Mais nous devons considérer comme un progrès réel que, de prime abord, nous ayons acquis une conscience tant de la limitation que du but du mouvement historique, et une conscience qui le dépasse. -

Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, c'est d'abord la doctrine, la propagande, etc., qui est leur but. Mais en même temps ils s'approprient par là un besoin nouveau, le besoin de la société, et ce qui semble être le moyen est devenu le but. On peut observer les plus brillants résultats de ce mouvement pratique, lorsque l'on voit réunis des ouvriers socialistes français. Fumer, boire, manger, etc., ne sont plus là comme des prétextes à réunion ou des moyens d'union. L'assemblée, l'association la conversation qui à son tour a la société pour but leur suffisent, la fraternité humaine n'est pas chez eux une phrase vide, mais une vérité, et la noblesse de l'humanité brille sur ces figures endurcies par le travail.

[XX] Si l'économie politique affirme que la demande et l'offre se couvrent toujours l'une l'autre, elle oublie aussitôt que, d'après ses propres affirmations, l'offre en hommes (thé­orie de la Population) dépasse toujours la demande, que le résultat essentiel de toute la production -l'existence de l'homme - fait donc apparaître de la façon la plus éclatante la disproportion entre la demande et l'offre. -

quel point l'argent, qui à l'origine est moyen, est la puissance vraie et le but unique, - combien en général le moyen qui fait de moi un être, qui fait mien l'être objectif, étranger, est un but en soi... on peut le voix à la façon dont la propriété foncière, là où la terre est la source de la vie, dont le cheval et l'épée, là où ils sont les vrais moyens de subsistance, sont aussi reconnus comme les vraies puissantes politiques de la vie. Au Moyen Age une classe est émancipée dès qu'elle a le droit de porter l'épée. Dans les Populations nomades, le cheval est ce qui fait de moi un homme libre, un participant à la communauté,-

Nous avons dit plus haut  [154] que l'homme retourne à sa tanière, etc., mais la retrouve sous une forme aliénée et hostile. Le sauvage dans sa caverne - cet élément de la nature qui s'offre spontanément à lui pour qu'il en jouisse et qu'il y trouve abri - ne se sent pas plus étranger, nu plus exactement tout aussi a l'aise que le poisson dans l'eau. Mais la cave où loge le pauvre est quelque chose d'hostile, elle est “ un domicile qui contient en soi une puissance étrangère, qui ne se donne à lui que dans la mesure où il lui donne sa sueur ”, 'il ne peut considérer comme sa propre maison, - où il pourrait enfin dire : ici je suis chez où il se trouve plutôt dans la maison d'un autre, dans la maison d'un étranger qui chaque jour le guette et l'expulse s'il ne paie pas le loyer. De même au point de vue de la qualité, il connaît son logement comme le contraire du logement humain situé dom l'au-delà, au ciel de la richesse.

L'aliénation apparaît tout autant dans le fait que mes moyens de subsistance appartien­nent à un autre, que ce qui est mon désir est la possession inaccessible d'ait autre, que dans le fait que toute chose est elle-même autre qu'elle-même, que mon activité est autre chose, qu'enfin - et ceci est vrai aussi pour le capitalisme - c'est somme toute la puissance inhumaine qui règne.

Définition de la richesse inactive, dissipatrice adonnée seulement à la jouissance : d'une part, celui qui en jouit se conduit, certes, comme un individu seulement éphémère, se pas­sant des lubies inconsistantes, et il considère également le travail d'esclave d'autrui, la sueur de sang de l'homme, comme la proie de son désir; c'est pourquoi il connaît l'homme lui-même, donc se connaît lui-même, comme un être sacrifié et nul (cependant son mépris des hommes apparaît comme superbe, comme gaspillage de tout ce qui peut prolonger cent vies humaines ou bien comme l'illusion infâme que sa prodigalité effrénée et sa consomma­tion impétueuse et improductive conditionnent le travail et par suite la subsistance d'autrui) ; la réalisation des forces essentielles de l'homme, il ne la connaît que comme la réalisation de sa monstruosité, de son caprice et de ses lubies arbitraires et bizarres. Mais cette richesse-là, d'autre part, connaît la richesse comme un simple moyen et comme une chose qui mérite elle est donc à la fois son esclave et son. maître, à la fois généreuse et abjecte, capricieuse, infa­tuée, orgueilleuse et raffinée, cultivée, spirituelle; elle n'a pas encore fait l'expérience de la richesse comme d'une puissance totalement étrangère qui la domine; elle voit bien plutôt en elle sa propre puissance et [ce n'est pas] la richesse, mais la jouissance (qui est pour elle]  [155] ... fin dernière. Cette... [XXI] et à l'illusion brillante, aveuglée par l'apparence sensible, l'essence de la richesse, s'oppose l'industriel travailleur, sobre, pensant selon l'économie, prosaïque - qui est éclairé sur l'essence même de la richesse - et tout en procurant à la soif de jouissance du dissipateur un champ plus vaste, en ne lui disant que de belles flatteries par ses produc­tions, - ses produits sont précisément tout autant de bas complimenta aux appétits de celui-ci, - il sait s'approprier pour lui-même de la 4eule manière utile la puissance qui échappe à l'autre. Si donc la richesse industrielle apparaît tout d'abord comme le résultat de la richesse dissipatrice, fantaisiste, - le mouvement de la première la supplante aussi activement, par un mouvement qui lui est propre. La baisse du taux de l'intérêt est, en effet, une conséquence et un résultat nécessaire du mouvement industriel. Les moyens du dissipateur vivant de ses rentes diminuent donc chaque jour, exactement en raison inverse de l'augmentation des moyens de jouissance et de leurs pièges. Il doit donc ou bien manger lui-même son capital, donc périr, ou bien se transformer lui-même en capitaliste industriel... D'autre part, la rente foncière monte certes directement d'une façon continue grâce à la marche du mouvement industriel, mais - nous l'avons déjà vu - il vient nécessairement un moment où la propriété foncière doit tomber comme toute autre propriété dans la catégorie du capital qui se reproduit avec profit - et, qui plus est, c'est là le résultat de ce même mouvement industriel. Donc, le propriétaire foncier dissipateur doit, lui aussi, ou bien manger son capital, donc périr... ou bien devenir lui-même le fermier de sa propre terre -l'industriel pratiquant l'agriculture.

La diminution de l'intérêt de l'argent - que Proudhon considère comme la suppression du capital et comme la tendance à la socialisation du capital - n'est donc bien plutôt qu'un symptôme direct de la victoire complète du capital qui travaille sur la richesse dissipatrice, c'est-à-dire la transformation de toute propriété privée en capital industriel - la victoire com­plète de la propriété privée sur toutes ses qualités encore humaines en apparence et l'assujet­tis­se­ment total du propriétaire privé à l'essence de la propriété privée, - le travail. Certes le capitaliste industriel jouit lui aussi. Il ne revient nullement à la simplicité contre nature du besoin, niais sa jouissance n'est que chose secondaire, récréation, subordonnée à la produc­tion, et elle est avec cela jouissance calculée, donc même conforme à l'économie, car il l'ajou­te aux frais du capital et elle ne doit donc lui coûter que ce qu'il faut pour que ce qu'il a dissipé pour elle soit remplacé avec profit par la reproduction du capital. La jouissance est donc subordonnée au capital, l'individu qui jouit est subordonné à celui qui capitalise, tandis qu'autrefois c'était le contraire. La diminution de l'intérêt n'est donc un symptôme de l'abo­li­tion du capital que dans la mesure où elle est un symptôme de sa domination en voie d’ac­com­plissement, donc de l'aliénation qui s'achève et se hâte vers sa suppression. C'est somme toute l'unique manière dont ce qui existe confirme son contraire.

La querelle des économistes à propos du luxe et de l'épargne n'est par conséquent que la querelle de l'économie politique arrivée à une notion claire de l'essence de la richesse avec celle qui est encore entachée de souvenirs romantiques et anti-industriels. Mais les deux parties ne savent pas ramener l'objet de leur querelle à son expression simple et par suite n'arrivent pas à venir à bout l'une de l'autre.

[XXXIV] La rente foncière fut en outre renversée parce que rente foncière - car à l'oppo­sé de l'argument des physiocrates qui faisaient du propriétaire foncier le seul vrai producteur, l'économie politique moderne a démontré au contraire qu'il était en tant que propriétaire foncier le seul rentier tout à fait improductif. L'agriculture serait l'affaire du capi­ta­liste qui donnerait cet emploi à son capital s'il avait à en attendre le profit habituel. Le principe posé par les physiocrates - que la propriété foncière étant la seule propriété produc­trice devrait seule payer l'impôt d'État, donc aussi seule l'accorder et prendre part à la gestion de l'État - se change donc en la définition inverse : l'impôt sur la rente foncière est le seul im­pôt sur un revenu improductif et par suite le seul qui ne soit pas nuisible pour la produc­tion nationale. Il est évident que, selon cette conception, le privilège politique des propriétai­res fonciers ne résulte plus non plus de ce qu'ils portent le poids principal de l'impôt. -

Tout ce que Proudhon saisit comme le mouvement du travail contre le capital n'est que le mouvement du travail dans sa détermination de capital, de capital industriel, contre le capital qui ne se consomme pas en tant que capital, c'est-à-dire d'une façon industrielle. Et ce mou­ve­ment suit sa voie victorieuse, c'est-à-dire la voie de la victoire du capital industriel. - On voit donc que ce West qu'une fois le travail saisi comme essence de la propriété privée que le mou­ve­ment de l'économie peut être lui aussi percé à jour en tant que tel dans sa détermi­na­tion réelle.

La société - telle qu'elle apparaît à l'économiste - est la société bourgeoise dans laquelle chaque individu est un ensemble de besoins et n'est là que pour l'autre, comme l'autre [XXXV] n'est là que pour lui dans la mesure où ils deviennent l'un pour l'autre un moyen. L'écono­miste - aussi bien que la politique dans ses droits de l'homme - réduit tout à l'homme, c'est-à-dire à l'individu qu'il dépouille de toute détermination pour le retenir comme capi­ta­liste ou comme ouvrier.

La division du travail est l'expression économique du caractère social du travail dans le cadre de l'aliénation. Ou bien, comme le travail n'est qu'une expression de l'activité de l'homme dans le cadre de l'aliénation, l'expression de la manifestation de la vie comme aliénation de la vie, la division du travail n'est elle-même pas autre chose que le fait de poser, d'une manière devenue étrangère, aliénée, l'activité humaine comme une activité générique réelle, ou comme l'activité de l'homme en tant qu'être générique.

Sur l'essence de la division du travail - qui devait naturellement être conçue comme un facteur essentiel de la production de la richesse dès l'instant où le travail était reconnu comme l'essence de la propriété privée - c'est-à-dire sur cette forme devenue étrangère et aliénée de l'activité humaine en tant qu'activité générique, les économistes sont très obscurs et se contredisent.

Adam Smith   [156] :

Cette division du travail, [de laquelle découlent tant d'avantages,] ne doit pas être regar­dée, dans son origine, comme l'effet d'une sagesse humaine... elle est la consé­quen­ce nécessaire, quoique lente et graduelle, de... ce penchant à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre. [Il n'est pas de mon sujet d'examiner si] ce pen­chant est [un de ces premiers principes de la nature humaine... ou bien,] comme il pa­raît plus probable, [s'il est] une conséquence nécessaire de l'usage du raisonnement et de la parole. Il est commun à tous les hommes, et on ne l'aperçoit dans aucune autre espè­ce d'animaux  [157] ... Dans presque toutes les autres espèces d'animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant... [Mais] l'homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de son fait en s'adressant à leur intérêt personnel, et en leur persuadant qu'il y va de leur propre avantage de faire ce qu'il souhaite d'eux... Nous ne nous adressons pas à leur humanités, mais à leur égoïsme   [158] ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage   [159] . Comme c'est ainsi par traité, par troc et par achat que nous obtenons des autres la plupart de ces bons offices qui nous sont mutuel­le­­ment nécessaires, c'est cette même disposition à trafiquer   [160] qui a, dans l'origine, don­né lieu à la division du travail  * . Par exemple, dans une tribu de chasseurs ou de bergers, un particulier fait des arcs et des flèches avec plus de célérité et d'adresse qu'un autre. Il troque souvent avec ses compagnons ces sortes d'ouvrages contre du bétail ou du gibier, et il s'aperçoit bientôt que par ce moyen il peut se procurer plus de bétail et de gibier que s'il se met­tait lui-même en campagne pour en avoir. Par calcul d'int­é­rêt donc, il fait sa principale affaire de fabriquer des arcs et des flèches... Dans la réalité, la différence des talents naturels  * entre les individus  [161] ... n'est pas tant la cause  * que l'effet  * de la division du travail... Sans la disposition des hommes à trafi­quer et à échanger, chacun aurait été obligé de se procurer à soi-même toutes les néces­si­tés et commodités de la vie. Chacun aurait eu la même tâche à remplir et le même ou­vra­ge à faire, et il n'y aurait pas eu lieu à cette grande différence d'occupations  * , qui seule peut donner naissance à une grande différence de talents. Comme c'est ce pen­chant à troquer qui donne lieu à cette diver­sité de talents, si remarquable entre hommes de dif­fé­rentes professions, c'est aussi ce même penchant qui rend cette diversité utile. Beau­coup de races d'animaux, qu'on recon­naît pour être de la même espèce, ont reçu de la natu­re des signes distinctifs, quant à leurs dispositions, beau. coup plus remarquables que ceux qu'on pourrait observer entre les hommes, antérieurement à l'effet des habi­tu­des et de l'éducation. Par nature, un philosophe n'est pas de moitié aussi différent d'un portefaix, en talent et en intelli­gence, qu'un mâtin l'est d'un lévrier, un lévrier d'un épagneul, et celui-ci d'un chien de berger. Toutefois, ces différentes races d'animaux, quoique de même espèce, ne sont presque d'aucune utilité les unes pour les autres. Le mâtin ne peut pas ajouter aux avantages [XXXVI] de sa force en s'aidant de la légèreté du lévrier... Les effets de ces différents talents ou degrés d'intelligence, faute d'une faculté ou d'un penchant au com­­mer­ce ou à l'échange, ne peuvent être mis en commun, et ne peuvent le moins du monde contribuer à l'avantage   [162] ou à la commodité com­mune  * de l'espèce. Chaque animal est toujours obligé de s'entretenir et de se défendre lui-même à part et indépendam­ment des autres, et il ne peut retirer la moindre utilité de cette variété de talents que la nature a répartis entre ses pareils. Parmi les hommes, au con­traire, les talents les plus disparates sont utiles les uns aux autres, parce que les différents produits  * de chacune de leurs diverses sortes d'industrie respective, au moyen de ce penchant universel à troquer et à commercer se trouvent mis, pour ainsi dire, en une masse commune où chaque homme peut aller acheter, suivant ses besoins, une portion quelconque du produit de l'indus­trie des autres. Puisque c'est la faculté d'échanger  * qui donne lieu à la division du tra­vail, l'ac­crois­sement  * de cette division  * doit par conséquent toujours être limité par l'éten­due de la faculté d'échanger, ou, en d'autres termes, par l'étendue du marché. Si le marché est très petit, personne ne sera encourage à s'adonner entièrement à une seule occupation, faute de pouvoir trouver à échanger tout ce surplus du produit de son travail qui excédera sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail d'autrui qu'il voudrait se procu­rer... ”  [163] . Dans l'état avancé : “ Ainsi chaque homme subsiste d'échanges ou devient une espè­ce de marchand et la société elle-même est proprement une société commerçante. (Cf. Destutt de Tracy : la société est... une série continuelle d'échanges, le commerce est toute la société)  [164] . ... L'accumulation des capitaux augmente avec la division du travail et récipro­que­ment  [165] .

Voilà pour Adam Smith.

Si chaque famille produisait la totalité des objets de sa consommation, la société pour­rait marcher ainsi, quoi qu'il ne s'y fît aucune espèce d'échanges ; je sais que, sans être fondamentaux, ils sont indispensables dans l'état avancé de nos sociétés  [166] . On peut dire que la séparation des travaux est un habile emploi des forces de l'homme, qu'elle accroît en conséquence les produits de la société, c'est-à-dire sa puis­sance et ses jouis­sances, mais qu'elle ôte quelque chose à la capacité de chaque hom­me pris individuelle­ment. La production ne peut avoir lieu sans échange  [167] .

Ainsi parle J.-B. Say.

Les forces inhérentes à l'homme sont : son intelligence et son aptitude physique au tra­­vail. Celles qui dérivent de l'état de société consistent - dans la faculté de diviser et de répartir parmi les hommes les divers travaux... et dans a faculté d'échanger les services mutuels et les produits qui constituent ces moyens... Les motifs pour lesquels il con­sent à vouer ses services à autrui... sont l'égoïsme, - l'homme exige... une récompense pour les services rendus à autrui  [168] ... L'existence du droit de propriété exclusive est donc indispensable pour que l'échange puisse s'établir parmi les hommes  [169] ... Influence réci­proque de la division d'industrie sur l'échange et de l'échange sur cette division  [170] .

C'est ce que dit Skarbek.

Mill représente l'échange développé, le commerce, comme une conséquence de la divi­sion du travail.

L'action de l'homme peut être ramenée à de très simples éléments. Il ne peut, en effet, rien faire de plus que de produire du mouvement; il peut mouvoir les choses pour les approcher [XXXVII] ou les éloigner les unes des autres ; les propriétés de la matière font tout le reste...  [171] . Dans l'emploi du travail et des machines, on trouve souvent que les effets peuvent être augmentés... en séparant toutes les opérations qui ont une tendance à se contrarier, et en réunissant toutes celles qui peuvent, de quelque manière que ce soit, se faciliter les unes les autres. Comme en général les hommes ne peuvent exécuter beau­coup d'opérations différentes avec la même vitesse et la même dextérité qu'ils parviennent, par l'habitude, à en exécuter un petit nombre, il est toujours avantageux de limiter autant que possible le nombre d'opérations confiées à chaque individu. Pour diviser le travail et distribuer les forces des hommes et des machines de la manière la plus avantageuse, il est nécessaire, dans une foule de cas, d'opérer sur une grande échel­le, ou en d'autres ter­mes de produire les richesses par grandes masses. C'est cet avan­­tage qui donne nais­sance aux grandes manufactures. Un petit nombre de ces manu­factures placées dans les positions les plus convenables, approvisionnent quelquefois non pas un seul, mais plusieurs pays, de la quantité qu'on y désire de l'objet qu'elles produisent  [172] .

Voilà ce que dit Mill.

Mais toute l'économie moderne s'accorde sur le fait que division du travail et richesse de la production, division du travail et accumulation du capital se conditionnent réciproquement, ainsi que sur le fait que la propriété privée affranchie, laissée à elle-même, peut seule pro­duire la division du travail la plus utile et la plus vaste.

On peut résumer ainsi le développement dAdam Smith : la division du travail donne au travail une capacité infinie de production. Elle est fondée sur la disposition à l'échange et au trafic, disposition spécifiquement humaine qui n'est vraisemblablement pas fortuite, mais conditionnée par l'usage de la raison et du langage. Le mobile de celui qui pratique l'échange n'est pas l'humanité, mais l'égoïsme. La diversité des talents humains est plutôt l'effet que la cause de la division du travail, c'est-à-dire de l'échange. C'est aussi ce dernier seulement qui rend utile cette diversité. Les qualités particulières des diverses races d'une espèce animale sont par nature plus fortement marquées que la diversité des dons et de l'activité humaine. Mais comme les animaux ne peuvent pas échanger, la propriété différente d'un animal de la même espèce mais de race différente ne sert à aucun individu animal. Les animaux ne peuvent pas additionner les qualités différentes de leur espèce; ils ne peuvent en rien contribuer à l'avantage ou à la commodité communes de leur espèce. Il en va différemment pour l'homme chez qui les talents et les modes d'activité les plus disparates sont utiles les uns aux autres parce qu'ils peuvent rassembler leurs divers produits en une masse commune où chacun peut acheter. De même que la division du travail naît de la disposition à l'échan­ge, elle grandit, elle est limitée par l'étendue de l'échange, du marché. Dans l'état avan­cé, chaque homme est commerçant, la société est une société de commerce. Say considère l'échange comme fortuit et non fondamental. La société pourrait subsister sans lui. Il devient indispen­sable dans l'état avancé de la société. Pourtant la production ne peut avoir lieu sans lui. La division du travail est un moyen commode et utile, une habile utilisation des forces humaines pour la richesse sociale, mais elle diminue la faculté de chaque homme pris individuellement. Cette dernière remarque est un progrès de Say.

Skarbek distingue les forces individuelles inhérentes à l'homme, l'intelligence et la disposition physique au travail, des forces dérivées de la société, l'échange et la division du travail qui se conditionnent réciproquement. Mais la condition nécessaire de l'échange est la propriété privée. Skarbek exprime ici, sous une forme objective, ce que Smith, Say, Ricardo, etc., disent lorsqu'ils font de l'égoïsme, de l'intérêt privé, le fondement de l'échange, ou du trafic la forme essentielle et adéquate de l'échange.

Mill représente le commerce comme la conséquence de la division du travail. L'activité humaine se réduit pour lui à un mouvement mécanique. La division du travail et l'utilisation des machines font progresse; la richesse de la production. On doit confier à chaque homme un cercle aussi réduit que possible d'opérations. De leur côté, la division du travail et l'utili­sa­tion des machines conditionnent la production de la richesse en masse, donc du produit. C'est le fondement des grandes manufactures.

[XXXVIII] L'examen de la division du travail et de l'échange est du plus haut intérêt, parce qu'ils sont l'expression visiblement aliénée de l'activité et de la force essentielle de l'hom­me en tant qu'activité et force essentielle génériques.

Dire que la division du travail et l'échange reposent sur la propriété privée n'est pas autre chose qu'affirmer que le travail est l'essence de la propriété privée, affirmation que l'écono­miste ne peut pas prouver et que nous allons prouver pour lui. Dans le fait précisément que division du travail et échange sont des formes de la propriété privée, repose la double preuve que, d'une part, la vie humaine avait besoin de la propriété privée pour se réaliser, et que, d'autre part, elle a maintenant besoin de l'abolition de la propriété privée.

Division du travail et échange sont les deux phénomènes qui font que l'économiste tire vanité du caractère social de sa science et que, inconsciemment, il exprime d'une seule haleine la contradiction de sa science, la fondation de la société par l'intérêt privé asocial.

Les aspects que nous avons à examiner sont les suivants d'une part la disposition à l'échange -dont le motif est trouvé dans l'égoïsme - est considérée comme la raison ou l'effet en retour de la division du travail. Say estime que l'échange n'est pas fondamental pour l'essen­ce de la société. La richesse, la production est expliquée par la division du travail et l'échange. On admet que la division du travail provoque l'appauvrissement et la dégradation de l'activité individuelle. L'échange et la division du travail sont reconnus comme les produc­teurs de la grande diversité des talents humains, diversité qui retrouve son utilité grâce au premier. Skarbek divise les formes de production ou les forces essentielles productives de l'homme en deux parts, 1º les forces individuelles qui lui sont inhérentes, son intelligence et la faculté ou la disposition spéciale au travail; 2º celles qui sont dérivées de la société, - non de l'individu réel, - la division du travail et l'échange. En outre la division du travail est limitée par le marché. - Le travail humain est un simple mouvement mécanique; l'essentiel est fait par les propriétés matérielles des objets. Il faut attribuer à un individu le moins d'opérations possible. Séparation du travail et concentration du capital, insignifiance de la production individuelle et production de la richesse en masse. -Intelligence de la propriété privée libre dans la division du travail  [173] .

[Pouvoir de l’argent dans la société bourgeoise]

[XLI] Si les sensations, les passions, etc. de l'homme ne sont pas seulement des détermi­na­tions anthropologiques au sens [étroit]  [174] , mais sont vraiment des affirmations ontologiques essentielles (naturelles) - et si elles ne s'affirment réellement que par le fait que leur objet est sensible pour elles, il est évident 1º que le mode de leur affirmation n'est absolument pas un seul et même mode, mais qu'au contraire, la façon distincte dont elles s'affirment constitue le caractère propre de leur existence, de leur vie ; la façon dont l'objet existe pour elles constitue le caractère propre de chaque jouissance spécifique ; 2º là où l'affirmation sensible est sup­pres­­sion directe de l'objet sous sa forme indépendante (manger, boire, façonnage de l'objet, etc.), c'est l'affirmation de l'objet ; 3º dans la mesure où l'homme est humain, où donc sa sensation, etc., aussi est humaine, l'affirmation de l'objet par un autre est également sa propre jouissance ; 4º ce n'est que par l'industrie développée, c'est-à-dire par le moyen terme de la propriété privée, que l'essence ontologique de la passion humaine atteint et sa totalité et son humanité ; la science de l'homme est donc elle-même un produit de la manifestation pratique de soi par l'homme ; 5º le sens de la propriété privée - détachée de son aliénation - est l'exis­tence des objets essentiels pour l'homme tant comme objets de jouissance que comme objets d'activité.

L'argent en possédant la qualité de tout acheter, en possédant la qualité de s'approprier tous les objets est donc l'objet comme possession éminente. L'universalité de sa qualité est la toute-puissance de son essence. Il passe donc pour tout-puissant... L'argent est l'entremetteur entre le besoin et l'objet, entre la vie et le moyen de subsistance de l'homme. Mais ce qui sert de moyen terme à ma vie, sert aussi de moyen terme à l'existence des autres hommes pour moi. C'est pour moi l'autre homme.

Que diantre! il est clair que tes mains et les pieds
Et ta tête et ton c... sont à toi ;
Mais tout ce dont je jouis allégrement
En est-ce donc moins à moi ?
Si je puis payer six étalons,
Leurs forces ne sont-elles pas miennes ?
Je mène bon grain et suis un gros monsieur,
Tout comme si j'avais vingt-quatre pattes.

GOETHE : Faust (Méphistophélès)  [175]

Shakespeare dans Timon d'Athènes   [176] :

De l'or! De l'or jaune, étincelant, précieux! Non, dieux du ciel, je ne suis pas un sou­pi­rant frivole... Ce peu d'or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l'injuste, noble l'infâme, jeune le vieux, vaillant le lâche... Cet or écartera de vos autels vos prêtres et vos serviteurs ; il arrachera l'oreiller de dessous la tête des mourants ; cet esclave jaune garantira et rompra les serments, bénira les maudits, fera adorer la lèpre livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le banc des sénateurs ; c'est lui qui pousse à se remarier la veuve éplorée. Celle qui ferait lever la gorge à un hôpital de plaies hideuses, l'or l'embaume, la parfume, en fait de nouveau un jour d'avril. Allons, métal maudit, putain commune à toute l'humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations...

Et plus loin  [177] :

O toi, doux régicide, cher agent de divorce entre le fils et le père, brillant profana­teur du lit le plus pur d'Hymen, vaillant Mars, séducteur toujours jeune, frais, délicat et aimé, toi dont la splendeur fait fondre la neige sacrée qui couvre le giron de Diane, toi dieu visible,& qui soudes ensemble les incompatibles   [178] et les fais se baiser, toi qui parles par toutes les bouches [XLII] et dans tous les sens, pierre de touche des cœurs, traite en rebelle l'humanité, ton esclave, et par ta vertu jette-la en des querelles qui la détruisent   [179] , afin que les bêtes aient l'empire du monde.

Shakespeare décrit parfaitement l'essence de l'argent. Pour le comprendre, commençons d'abord par expliquer le passage de Gœthe :

Ce qui grâce à l'argent est pour moi, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Ma force est tout aussi grande qu'est la force de l'argent. Les qualités de l'argent sont mes qualités et mes forces essentielles - à moi son possesseur. Ce que je suis et ce que je peux n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je peux m'acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante, est anéanti par l'argent. De par mon individualité, je suis perclus, mais l'argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas perclus; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans conscience, sans esprit, mais l'ar­gent est vénéré, donc aussi son possesseur, l'argent est le bien suprême, donc son posses­seur est bon, l'argent m'évite en outre la peine d'être malhonnête ; on me présume donc hon­nê­te; je suis sans esprit, mais l'argent est l'esprit réel de toutes choses, comment son possesseur pourrait-il ne pas avoir d'esprit ? De plus, il peut acheter les gens spirituels et celui qui possè­de la puissance sur les gens d'esprit n'est-il pas plus spirituel que l'homme d'esprit? Moi qui par l'argent peux tout ce à quoi aspire un cœur humain, est-ce que je ne possède pas tous les pouvoirs humaine ? Donc mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ?

Si l'argent est le lien qui me lie à la vie humaine, qui lie à moi la société et qui me lie à la nature et à l'homme, l'argent n'est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas dénouer et nouer tous les liens ? N'est-il non plus de ce fait le moyen universel de séparation ? Il est la vraie monnaie divisionnaire, comme le vrai moyen d'union, la force chimique [universelle]  [180] de la société.

Shakespeare souligne surtout deux propriétés de l'argent :

1º Il est la divinité visible, la transformation de toutes les qualités humaines et naturelles en leur contraire, la confusion et la perversion universelle des choses ; il fait fraterniser es impossibilités.

2º Il est la courtisane universelle, l'entremetteur universel des hommes et des peuples.

La perversion et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles, la fraternisa­tion des impossibilités - la force divine - de l'argent sont impliquées dans son essence in tant qu'essence générique aliénée, aliénante et s'aliénant, des hommes. Il est la puissance aliénée de l'humanité.

Ce que je ne puis en tant qu'homme, donc ce que ne peuvent toutes mes forces essen­tielles d'individu, je le puis grâce à l'argent. L'argent fait donc de chacune de ces forces es­sen­tielles ce qu'elle n'est pas en soi; c'est-à-dire qu'il en fait éon contraire.

Si j'ai envie d'un aliment ou si je veux prendre la chaise de poste, puisque je ne suis pas assez fort pour faire la route à pied, l'argent me procure l'aliment et la chaise de poste, c'est-à-dire qu'il transforme mes vœux d'êtres de la représentation qu'ils étaient, il les transfère de leur existence pensée, figurée, voulue, dans leur existence sensible, réelle; il les fait passer de la représentation à la vie, de l'être figuré à l'être réel. Jouant ce rôle de moyen terme, l'[argent] est la force vraiment créatrice.

La demande existe bien aussi pour celui qui n'a pas d'argent, mais sa demande est un pur être de la représentation qui sur moi, sur un tiers, sur les autres [XLIII] n'a pas d'effet, n'a pas d'existence, donc reste pour moi-même irréel, sans objet. La différence entre la demande effective, basée sur l'argent, et la demande sans effet, basée sur mon besoin, ma passion, mon désir, etc., est la différence entre l’Être et la Pensée, entre la simple représentation existant en moi et la représentation telle qu'elle est pour moi en dehors de moi en tant qu'objet réel .

Si je n'ai pas d'argent pour voyager, je n'ai pas de besoin, c'est-à-dire de besoin réel et se réalisant de voyager. Si j'ai la vocation d'étudier mais que je n'ai pas l'argent pour le faire, je n'ai pas de vocation d'étudier, c'est-à-dire pas de vocation active, véritable. Par contre, si je n'ai réellement pas de vocation d'étudier, mais que j'en ai la volonté et l'argent, j'ai par-dessus le marché une vocation effective. L'argent, - moyen et pouvoir universels, extérieurs, qui ne vien­nent pas de l'homme en tant qu'homme et de la société humaine en tant que société, - moyen et pouvoir de convertir la représentation en réalité et la réalité en simple représen­ta­tion, transforme tout aussi bien les forces essentielles réelles et naturelles de l'homme en représentation purement abstraite et par suite en imperfections, en chimères douloureuses, que d'autre part il transforme les imperfections et chimères réelles, les forces essentielles réellement impuissantes qui n'existent que dans l'imagination de l'individu, en forces essen­tielles réelles et en pouvoir. Déjà d'après cette définition, il est donc la perversion générale des individualités, qui les change en leur contraire et leur donne des qualités qui contredisent leurs qualités propres.

Il apparaît alors aussi comme cette puissance de perversion contre l'individu et contre les liens sociaux, etc., qui prétendent être des essences pour soi. Il transforme la fidélité en infidélité, l'amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le valet en maître, le maître en valet, le crétinisme en intelligence, l'intelligence en crétinisme.

Comme l'argent, qui est le concept existant et se manifestant de la valeur, confond et échan­ge toutes choses, il est la confusion a la permutation universelles de toutes choses, donc le monde à l'envers, la confusion et la permutation de toutes les qualités naturelles et humaines.

Qui peut acheter le courage est courageux, même s'il est lâche. Comme l'argent ne s'é­chan­ge pas contre une qualité déterminée, contre une chose déterminée, contre des forces essentielles de l'homme, mais contre tout le monde objectif de l'homme et de la nature, il échan­ge donc - du point de vue de son possesseur - toute qualité contre toute autre - et aussi sa qualité et son objet contraires; il est la fraternisation des impossibilités. Il oblige à s'embras­ser ce qui se contredit.

Si tu supposes l'homme en tant qu'homme et son rapport au monde comme un rapport humain, tu ne peux échanger que l'amour contre l'amour, la confiance contre la confiance, etc. Si tu veux jouir de l'art, il faut que tu sois un homme ayant une culture artistique; si tu veux exercer de l'influence sur d'autres hommes, il faut que tu sois un homme qui ait une action réellement animatrice et stimulante sur les autres hommes. Chacun de tes rapports à l'homme - et à la nature -doit être une manifestation déterminée, répondant à l'objet de ta volonté, de ta vie individuelle réelle. Si tu aimes sans provoquer d'amour réciproque, c'est-à-dire si ton amour, en tant qu'amour, ne provoque pas l'amour réciproque, si par ta manifestation vitale en tant qu'homme aimant tu ne te transformes pas en homme aimé, ton amour est impuissant et c'est un malheur.

[Critique de la dialectique de Hegel et de sa philosophie en général]

6. Voici peut-être le moment et le lieu  [181] où, pour expliquer et justifier les idées dévelop­pées, il conviendrait de donner quelques indications et sur la dialectique de Hegel en général et, en particulier, sur son exposé dans la Phénoménologie et dans la Logique, enfin sur le rapport du mouvement critique moderne à Hegel.

La critique allemande moderne s'occupa tellement du contenu du monde ancien, bien qu'empêtrée dans son sujet, elle se développa avec une telle force qu'il en résulta un manque complet d'attitude critique à l'égard de la méthode de la critique et une inconscience totale à l'égard de la question apparemment formelle, mais réellement essentielle : Où en sommes-nous avec la dialectique de Hegel ? L'inconscience - au sujet des rapports de la critique mo­der­ne à la philosophie de Hegel en général et à la dialectique en particulier - était si grande que des critiques comme Strauss   [182] et Bruno Butter, le premier totalement, le second dans ses Synoptiques   [183] (où en opposition avec Strauss il remplace par la “ conscience de soi ” de l'hom­me abstrait la substance de la “ nature abstraite ”) et même encore dans Le Christianis­me dévoilé   [184] furent encore, virtuellement du moins, entièrement empêtrés dans la logique de Hegel. Ainsi, par exemple, nous lisons dans Le Christianisme dévoilé : “ Com­me si la con­scien­ce de soi, en posant le monde, en posant la différence, et en se produisant elle-même dam ce qu'elle produit, car elle supprime à nouveau la différence entre ce qu'elle engendre et elle-même, car elle n'est elle-même que dans l'acte d'engendrer et dans son propre mouve­ment - comme si cette conscience de soi n'avait pas son but dans ce mouve­ment, etc. ”  [185] . Ou encore : “ Ils (les matérialistes français) n'ont encore pu comprendre que le mouvement de l'Univers n'est devenu réellement pour soi qu'en tant que mouvement de la conscience de soi et a atteint avec celui-ci l'unité avec lui-même  [186] . ” Ces expressions ne différent même pas par le vocabulaire de la conception hégélienne, mais au contraire la répètent littéralement.

[XII] Combien, en se livrant à la critique (BAUER Les Synoptiques), ces gens avaient peu conscience de leurs rapports avec la dialectique hégélienne, combien peu cette conscien­ce est née, même une fois accompli l'acte de critique matérielle, Bauer le montre lorsque dans sa Bonne Cause de la Libertés   [187] il écarte la question indiscrète de M. Gruppe : “ Qu'en est-il de la Logique ” en le renvoyant aux critiques à venir.

Mais même maintenant, après que Feuerbach - tant dans ses Thèses   [188] , dans les Anekdota, que d'une manière détaillée dans la Philosophie de l'avenir   [189] - a renversé radicalement la vieille dialectique et la vieille philosophie, après que par contre cette fameuse critique, inca­pa­ble d'accomplir cet acte, mais l'ayant vu accompli, [a'] est proclamée critique pure, déci­sive, absolue, qui y voit clair en elle-même, après que dans son orgueil spiritualiste elle a ramené tout le mouvement de l'histoire au rapport du reste du monde - qui en face d'elle tombe dam la catégorie de la “ masse ”  [190] - avec elle-même et qu'elle a résolu toutes les oppo­si­tions dogmatiques en la seule opposition dogmatique entre sa propre sagesse et la sottise du monde. entre le Christ critique et l'humanité en tant que “foule ”, après avoir fait, jour après jour et heure après heure, la preuve de sa pro­pre excellence en démontrant l'indigence d'esprit de la masse, après avoir enfin annoncé le jugement dernier critique en déclarant que le jour approchait où toute l'humanité décadente se rassemblerait en face d'elle, séparée par elle en groupes dont chacun se verrait attribuer son certificat d'indigence  [191] , après avoir fait imprimer son élévation au-dessus des sentiments humains, ainsi qu'au-dessus du monde, sur lequel, trônant dans une sublime solitude, elle laisse seulement retentir de temps à autre du haut de ses lèvres sarcastiques le rire des Dieux de l'Olympe, - après toutes ces réjouissantes gesticu­lations de l'idéalisme (des “ jeunes hégé­liens ”) qui agonise sous la forme de la critique, celui-ci n'a même pas fait la plus lointaine allusion à la nécessité d'avoir une explication critique avec sa mère, la dialectique de Hegel, il n'a même [rien] su indiquer sur son attitude critique à l'égard de la dialectique de Feuerbach. Voilà un comportement complètement dénué de critique vis-à-vis de soi-même.

Feuerbach est le seul qui ait eu une attitude sérieuse, critique, envers la dialectique hégé­lien­ne et qui ait fait de véritables découvertes dans ce domaine ; il est en somme le vrai vain­queur de l'ancienne philosophie. La grandeur de ce qu'il a accompli et la simplicité discrète avec laquelle Feuerbach la livre au monde font un contraste surprenant avec l'attitude inverse des autres.

La grande action de Feuerbach est : 1º d'avoir démontré que la philosophie n’est rien d'autre que la religion mise sous forme d'idées et développée par la pensée  [192] ; qu'elle n'est qu'une autre forme et un autre mode d'existence de l'aliénation de l'homme; donc qu'elle est tout aussi condamnable.

2º d'avoir fondé le vrai matérialisme et la science réelle en faisant également du rapport social “ de nomme à l'homme” le principe de base de la théorie  [193] ;

3º en opposant à la négation de la négation qui prétend être le positif absolu, le positif fondé positivement sur lui-même et reposant sur lui-même  [194] .

Voici comment Feuerbach explique la dialectique de Hegel - (et il fonde ainsi le point de départ du positif, de la certitude sensible) - :

Hegel part de l'aliénation (en termes de Logique : de l'infini, de l'universel abstrait) de la subs­tance, de l'abstraction absolue et immobile - c'est-à-dire en langage populaire il part de la religion et de la théologie.

Deuxièmement : il abolit l'Infini; il pose le Réel, le sensible, le concret, le fini, le particu­lier (la philosophie, abolition de la religion et de la théologie).

Troisièmement : il abolit à son tour le positif; il rétablit l'abstraction, l'infini. Rétablisse­ment de la religion et de la théologie.

Pour Feuerbach la négation de la négation n'est donc que la contradiction de la philoso­phie avec elle-même, la philosophie qui affirme la théologie (transcendance, etc.) après l'avoir niée, donc l'affirme en opposition avec elle-même  [195] .

L'affirmation positive ou l'affirmation et la confirmation de soi, qui est impliquée dans la négation de la négation, est conçue comme n'étant pas encore sûre d'elle-même, donc affectée de son contraire, doutant d'elle-même, donc ayant besoin de preuve, comme ne se prouvant pas elle-même par son existence, comme inavouée, [XIII] et il lui oppose donc directement et sans média­tion l'affirmation positive fondée sur elle-même de la certitude sensible  [196] .

Mais, en considérant la négation de la négation - sous l'aspect positif qu'elle implique comme le seul positif véritable - sous l'aspect négatif qu'elle implique comme le seul acte véri­ta­ble et comme l'acte de manifestation de soi de tout être, Hegel n'a trouvé que l'expres­sion abstraite, logique, spéculative du mouvement de l'histoire qui n'est pas encore l'histoire réelle de l'homme en tant que sujet donné d'avance, mais qui est seulement l'acte d'engendre­ment, l'histoire de la naissance de l'homme. - Nous expliquerons et la forme abstraite de ce mou­vement chez Hegel et la différence qui lui est propre et l'oppose à la critique moderne, au même processus dans L'Essence du Christianisme de Feuerbach, ou plutôt nous expliquerons la forme critique de ce mouvement qui n'est pas encore critique chez Hegel.

Jetons un coup d'œil sur le système de Hegel. Il faut commencer par la Phénoménologie, source véritable et secret de la philosophie de Hegel.

Phénoménologie  [197]

A. - La Conscience de soi

I. Conscience. a) Certitude sensible ou le ceci et ma visée du ceci. b) La perception ou la chose avec ses propriétés et l'illusion. c) Force et entendement, phénomène et monde supra-sensible.

II. Conscience de soi. La vérité de la certitude de soi-même. a) Indépendance et dépen­dance de la conscience de soi, domination et servitude. b) Liberté de la conscience de soi. Stoïcisme, scepticisme, la conscience malheureuse.

III. Raison. Certitude et vérité de la raison. a) Raison observante ; observation de la nature et de la conscience de soi. b) Actualisation de la conscience de soi rationnelle par sa propre activité. Le plaisir et la nécessité. La loi du cœur et le délire de la présomption. La vertu et le cours du monde. c) L'individualité qui se sait elle-même réelle en soi et pour soi-même. Le règne animal de l'esprit et la tromperie ou la chose même. La raison législatrice. La raison examinant les lois.

B. - L'Esprit

I. L'esprit vrai; l'ordre éthique

II. L'esprit devenu étranger à soi-même, la culture

III. L'esprit certain de soi-même : la moralité.

C. - La Religion Religion naturelle. Religion esthétique. Religion révélée.

D. - Le Savoir absolu

L'Encyclopédie  [198] de Hegel commençant par la logique, par la pure pensée spéculative et finissant par le savoir absolu, par l'esprit philosophique ou absolu, c'est-à-dire surhumain et abstrait, conscient de lui-même, se saisissant lui-même, elle n'est dans sa totalité pas autre cho­se que le déploiement de l'esprit philosophique, son objectivation de soi ; l'esprit philoso­phi­que n'est pas autre chose que l'esprit du monde aliéné qui se saisit lui-même mentalement, c'est-à-dire abstraitement, sans sortir de son aliénation de soi. - La logique c'est l'argent de l'esprit, la valeur pensée, spéculative, de l'homme et de la nature - son essence devenue com­plè­te­ment indifférente à toute détermination réelle et pour cela même irréelle - c'est la pensée aliénée, qui fait donc abstraction de la nature et des hommes réels : la pensée abstraite. L'exté­riorité de cette pensée abstraite... la nature telle qu'elle est pour cette pensée abstraite. Elle est extérieure à l'esprit, elle est sa perte de lui-même; et il la saisit aussi extéri­eu­re­ment comme une pensée abstraite, comme la pensée abstraite aliénée - enfin l'esprit, cette pensée qui revient à sa propre source, qui sous la forme de l'esprit anthropologique, phénoménolo­gique, psychologique, moral, artistique, religieux, n'estime toujours pas qu'elle est pour soi jusqu'à ce qu'elle se trouve enfin elle-même comme savoir absolu, et par consé­quent comme esprit absolu, c'est-à-dire abstrait, jusqu'à ce qu'elle se rapporte à elle-même et reçoive l'existence consciente qui lui convient. Car son existence réelle est l'abstraction.

Double erreur chez Hegel.

La première apparaît le plus clairement dans la Phénoménologie, source originelle de la philosophie de Hegel. Quand par exemple il a appréhendé la richesse, la puissance de l'État, etc., comme des essences devenues étrangères à l'être humain, il ne les prend que dans leur forme abstraite... Elles sont des êtres pensés - donc seulement une aliénation de la pensée philosophique pure, c'est-à-dire abstraite. C'est pourquoi tout le mouvement se termine par le savoir absolu. Ce dont ces objets sont l'aliénation et qu'ils affrontent en prétendant à la réalité, c'est précisément la pensée abstraite. Le philosophe - lui-même forme abstraite de l'homme aliéné - se donne pour la mesure du monde aliéné. C'est pourquoi toute l'histoire de l'aliénation et toute la reprise de cette aliénation ne sont pas autre chose que l'histoire de la production de la pensée abstraite, c'est-à-dire absolue, [XVII] de la pensée logique spécula­tive. L'aliénation qui constitue donc l'intérêt proprement dit de ce dessaisissement et de sa suppression est, à l'intérieur de la pensée elle-même, l'opposition de l'En Soi et du Pour Soi, de la conscience et de la conscience de soi, de l'objet et du sujet, c'est-à-dire l'opposition de la pensée abstraite et de la réalité sensible ou du sensible réel. Toutes les autres oppositions et leurs mouvements ne sont que l'apparence, l'enveloppe, la forme exotérique de ces opposi­tions, les seules intéressantes, qui constituent le sens des autres, les oppositions profanes. Ce qui passe pour l'essence posée et à supprimer de l'aliénation, ce n'est pas que l'être humain s'objective de façon inhumaine, en opposition à lui-même, mais qu'il s'objective en se différenciant de la pensée abstraite et en opposition à elle.

[XVIII] Par conséquent l'appropriation des forces essentielles de l'homme, devenues des objets, et des objets étrangers, est en premier lieu une appropriation qui se passe dan& la conscience, dans la pensée pure, c'est-à-dire dans l'abstraction, elle est l'appropriation de ces objets en qualité de pensées et de mouvements de pensée; c'est pourquoi déjà dans la Phéno­ménologie - malgré son aspect tout à fait négatif et critique et malgré la critique qu'elle con­tient et qui souvent anticipe largement le développement ultérieur - on voit déjà à l'état latent, existant en germe, en puissance, et comme mystère, le positivisme non critique et l'idéa­­lisme pareillement non critique des productions ultérieures de Hegel - cette décompo­si­tion et restauration philosophiques de la réalité empirique existante. Deuxièmement. La re­ven­dication du retour à l'homme du monde objectif, - par exemple reconnaître que la con­scien­ce sensible n'est pas une conscience abstraitement sensible, mais une conscience humai­ne­ment sensible, que la religion, la richesse, etc., ne sont que la réalité aliénée de l'objectiva­tion hu­maine, des forces essentielles humaines devenues oeuvres et qu'elles ne sont donc que la voie qui mène à la réalité humaine véritable, -cette appropriation ou l'intelligence de ce processus apparaît donc chez Hegel de telle façon que le monde sensible, la religion, le pou­voir de l'État, etc., sont des essences spirituelles - car seul l'esprit est l'essence véritable de l'hom­me et la forme vraie de l'esprit est l'esprit pensant, l'esprit logique spéculatif. Le carac­tère humain de la nature et de la nature engendrée par l'histoire, des produits de l'homme, apparaît en ceci qu'ils sont produits de l'esprit abstrait et donc, dans cette mesure, des mo­ments de l'esprit, des êtres pensés. C'est pourquoi la Phénoménologie est la critique cachée, encore obscure pour elle-même et mystifiante; mais dans la mesure où elle retient l'aliénation de l'homme, - bien que l'homme n'y apparaisse que sous la forme de l'esprit, - on trouve cachés en elle tous les éléments de la critique, et ceux-ci sont déjà souvent préparés et élaborés d'une manière qui dépasse de beaucoup le point de vue hégélien. La “ conscience mal­heu­reuse ”, la “ conscience honnête ”, la lutte de la “ conscience noble et de la con­scien­ce vile ”, etc., chacune de ces sections contient - bien qu'encore sous une forme aliénée - les éléments de la critique de domaines entiers comme la religion, l'État, la vie civile, etc. Et de même que l'essence, l'objet est toujours pour lui essence pensée, de même le sujet est toujours conscien­ce ou con­science de soi, ou plus exactement l'objet n'apparaît que comme conscience abstrai­te et l'homme comme conscience de soi. C'est pourquoi les différentes formes de l'aliénation qui apparaissent dans la Phénoménologie ne sont que des formes variées de la conscience et de la conscience de soi. De même que la conscience abstraite - forme sous laquelle on appré­hende l'objet - n'est en soi qu'un moment de différenciation de la conscience de soi, - de même on obtient comme résultat du mouvement l'identité de la conscience de soi et de la con­science, le savoir absolu, le mouvement de la pensée abstraite qui ne se fait plus en direction de l'exté­rieur, mais seulement au-dedans d'elle-même, c'est-à-dire qu'on obtient pour résultat la dialectique de la pensée pure.

[XXIII] La grandeur de la Phénoménologie de Hegel et de son résultat final - la dialecti­que de la négativité comme principe moteur et créateur - consiste donc, d'une part, en ceci, que Hegel saisit la production de l'homme par lui-même comme un processus, l'objectivation comme désobjectivation, comme aliénation et suppression de cette aliénation ; en ceci donc qu'il saisit l'essence du travail et conçoit l'homme objectif, véritable parce que réel, comme le résultat de son propre travail. Le rapport réel actif de l'homme à lui-même en tant qu'être géné­rique ou la manifestation de soi comme être générique réel, c'est-à-dire comme être humain, n'est possible que parce que l'homme extériorise réellement par la création toutes ses forces génériques - ce qui ne peut à son tour être que par le fait de l'action d'ensemble des hommes, comme résultat de l'histoire, - qu'il se comporte vis-à-vis d'elles comme vis-à-vis d'objets, ce qui à son tour n'est d'abord possible que sous la forme de l'aliénation.

Nous allons maintenant exposer dans le détail l'étroitesse et la limitation de Hegel en étudiant le dernier chapitre de la Phénoménologie, le savoir absolu - chapitre qui contient à la fois l'esprit condensé de la Phénoménologie, son rapport à la dialectique spéculative, et également la conscience que Hegel a de l'un et de l'autre et de leurs rapports réciproques.

Provisoirement nous ne dirons plus pour anticiper que ceci : Hegel se place du point de vue de l'économie politique moderne. Il appréhende le travail comme l'essence, comme l'essence avérée de l'homme ; il voit seulement le côté positif du travail et non son côté négatif. Le travail est le devenir pour soi de l'homme à l'intérieur de l'aliénation ou en tant qu'homme aliéné. Le seul travail que connaisse et reconnaisse Hegel est le travail abstrait de l'esprit. Ce qui, en som­me, constitue donc l'essence de la philosophie, l'aliénation de l'homme qui a la connais­sance de soi, ou la science aliénée qui se pense elle-même, Hegel le saisit comme l'essence du travail et c'est pourquoi il peut, face à la philosophie antérieure, ras­sem­bler ses divers mo­ments et présenter sa philosophie comme la Philosophie. Ce que les autres philosophes ont fait, - appréhender divers moments de la nature et de la vie humaine comme des moments de la conscience de soi et, qui plus est, de la conscience de soi abstraite, - Hegel le connaît com­me l'action de la philosophie. C'est pourquoi sa science est absolue.

Passons maintenant à notre sujet.

Le Savoir absolu. Dernier chapitre de la Phénoménologie.

L'idée essentielle est que l'objet de la conscience n'est rien d'autre que la conscience de soi ou que l'objet n'est que la conscience de soi objectivée, la conscience de soi en tant qu'objet. (Poser l'homme conscience de soi.)

Il faut donc dépasser l'objet de la conscience. L'objectivité en tant que telle est un rapport aliéné de l'homme, un rapport qui ne correspond pas à l'essence humaine, à la conscience de soi. La réappropriation de l'essence objective de l'homme, engendrée comme étrangère, dans la détermination de l'aliénation, ne signifie donc pas seulement la suppression de l'aliénation, mais aussi de l'objectivité; c'est-à-dire donc que l'homme est un être non-objectif, spiritu­aliste.

Voici comment Hegel décrit le mouvement de dépassement de l'objet de la conscience :

L'objet n'apparaît pas seulement (et c'est, d'après Hegel, la conception unilatérale - qui n'appréhende donc qu'un des côtés - de ce mouvement) comme retournant dans le Soi  [199] . L'homme est posé comme égal au Soi. Mais le Soi n'est que l'homme saisi abstraitement et engendré par abstraction. L'homme est de la nature du Soi  [200] . Son oeil, son oreille, etc., sont de la nature du Soi; chacune de ses forces essentielles a en lui la qualité du Soi  [201] . Mais de ce fait il est maintenant tout à fait faux de dire - la conscience de soi à des yeux, des oreilles, des forces essentielles. C'est plutôt la conscience de soi qui est une qualité de la nature humaine, de l'œil humain, etc., et non la nature humaine qui est une qualité de [XXIV] la conscience de soi.

Le Soi abstrait et fixé pour soi est l'homme en tant qu'égoïste abstrait, l'égoïsme élevé à sa pure abstraction, à la pensée. (Nous y reviendrons.)

Pour Hegel, l'essence humaine, l'homme, égale la conscience de soi. Par conséquent toute aliénation de l'essence humaine n'est rien qu'aliénation de la conscience de soi. L'aliénation de la conscience de soi n'est pas l'expression, qui se réfléchit dans la pensée et le savoir, de l'aliénation réelle de l'essence humaine. Au contraire, l'aliénation réelle, apparaissant concrètement, n'est d'après son essence cachée la plus intime - et ramenée au jour seulement par la philosophie - rien d'autre que la manifestation de l'aliénation de l'essence humaine réelle, de l'aliénation de la conscience de soi. C'est pourquoi la science qui conçoit cela s'appelle la Phénoménologie . Toute réappropriation de l'essence objective aliénée apparaît donc comme une intégration dans la conscience de soi ; l'homme qui se rend maître de son essence n'est que la conscience de soi qui se rend maîtresse de l'essence objective. Le retour de l'objet dans le Soi est donc la réappropriation de l'objet.

Exprimé d'une manière universelle, le dépassement de l'objet de la conscience consiste en ceci :

- 1º L'objet en tant que tel se présente à la conscience sur le point de disparaître ; 2º c'est l'aliénation de la conscience de soi qui pose la choséité; 3º cette aliénation a une signification non seulement négative, mais positive; 4º elle ne l'a pas seulement pour nous ou en soi, mais encore pour elle-même; 5º pour elle  [202] , le négatif de l'objet ou l'autosuppression de celui-ci a une signification positive, en d'autres termes la conscience de soi sait cette nullité de l'objet parce qu'elle s'aliène elle-même, car dans cette aliénation elle se pose soi-même comme objet, ou, en vertu de l'unité indivisible de l’Être-pour-soi, elle pose l'objet comme soi-même. 6º D'autre part cela impli­que en même temps cet autre moment qu'elle a et supprimé et repris en elle-même cette alié­na­tion et cette objectivité et qu'elle est donc dans son être autre en tant que tel près de soi-même. 7º Tel est le mouvement de la conscience et elle est donc la totalité de ses moments. 8º Elle doit de même se rapporter à l'objet selon la totalité de ses détermi­na­tions et l'avoir ainsi appréhendé selon chacune d'entre elles. Cette totalité de ses détermi­na­tions élève en soi l'objet à l'essence spirituelle et, pour la conscience, il devient cela en vérité par l'appréhension de chacune de ses déterminations singulières comme le Soi ou par le comportement spirituel envers elles déjà mentionné  [203] .

À propos de 1º. Le fait que l'objet en tant que tel se présente à la conscience sur le point de disparaître est le retour mentionné ci-dessus de l'objet dans le Soi.

À propos de 2º. L'aliénation de la conscience de soi pose la choséité. Comme l'homme = la conscience de soi, son être objectif aliéné ou la choséité - (ce qui est objet pour lui, et n'est véritablement objet pour lui que ce qui est pour lui objet essentiel, ce qui est donc son être objectif. Comme ce n'est pas l'homme réel en tant que tel, que ce n'est donc pas la nature non plus qui devient sujet, - l'homme n'est pas autre chose que la nature humaine,- mais seule­ment l'abstraction de l'homme, la conscience de soi, la choséité ne peut être que la conscience de soi aliénée) égale la conscience de soi aliénée, et la choséité est posée par cette aliénation. Il est tout à fait naturel qu'un être vivant, naturel, doué et pourvu de forces essentielles objectives, c'est-à-dire matérielles, ait des objets réels et naturels de son être, et aussi que son aliénation de soi pose un monde objectif réel, mais se présentant sous la forme de l'extério­rité, n'appartenant donc pas à son essence et le dominant. Il n'y a là rien d'incompréhensible ni d'énigmatique. C'est le contraire qui le serait. Mais il est tout aussi évident qu'une con­science de soi ne peut poser, par son aliénation, que la choséité, c'est-à-dire seulement une chose elle-même abstraite, une chose de l'abstraction, et non pas une chose réelle. Il est [XXVI] en outre évident que la chosé­ité n'est donc absolument rien d'indépendant, d'essentiel par rapport à la conscience de soi, mais n'est qu'une simple création, quelque chose qu'elle a posé, et que le posé, au lieu de s'affirmer lui-même, n'est qu'une affirmation de l'acte de poser qui cristallise pour un instant son énergie sous la forme du produit et qui en apparence - mais pour un instant seulement - lui confère le rôle d'un être indépendant, réel.

Quand l'homme réel, en chair et en os, campé sur la terre solide et bien ronde, l'homme qui aspire et expire toutes les forces de la nature, pose ses forces essentielles objectives réelles par son aliénation comme des objets étrangers, ce n'est pas le fait de poser qui est sujet; c'est la subjectivité de forces essentielles objectives, dont l'action doit donc être égale­ment objective. L’être objectif agit d'une manière objective et il n'agirait pas objectivement si l'objectivité n'était pas incluse dans la détermination de son essence. Il ne crée, il ne pose que des objets, parce qu'il est posé lui-même par des objets, parce qu'à l'origine il est Nature. Donc, dans l'acte de poser, il ne tombe pas de son “ activité pure ” dans une création de l'objet, mais son produit objectif ne fait que confirmer son activité objective, son activité d'être objectif naturel.

Nous voyons ici que le naturalisme conséquent, ou humanisme, se distingue aussi bien de l'idéalisme que du matérialisme et qu'il est en même temps leur vérité qui les unit. Nous voyons en même temps que seul le naturalisme est capable de comprendre l'acte de l'histoire universelle.

L'homme est immédiatement être de la nature. En qualité d'être naturel, et d'être naturel vivant, il est d'une part pourvu de forces naturelles, de forces vitales; il est un être naturel actif; ces forces existent en lui sous la forme de dispositions et de capacités, sous la forme d'inclinations. D'autre part, en qualité d'être naturel, en chair et en os, sensible, objectif, il est, pareillement aux animaux et aux plantes, un être passif, dépendant et limité ; c'est-à-dire que les objets de ses inclinations existent en dehors de lui, en tant qu'objets indépendants de lui; mais ces objets sont objets de ses besoins ; ce sont des objets indispensables, essentiels pour la mise en jeu et la confirmation de ses forces essentielles. Dire que l'homme est un être en chair et en os, doué de forces naturelles, vivant, réel, sensible, objectif, c'est dire qu'il a pour objet de son être, de la manifestation de sa vie, des objets réels, sensibles, et qu'il ne peut manifester sa vie qu'à l'aide d'objets réels, sensibles  [204] . Être objectif, naturel, sensible, c'est la même chose qu'avoir en dehors de soi objet, nature, sens ou qu'être soi-même objet, nature, sens pour un tien. La faim est un besoin naturel; c'est pourquoi, pour la satisfaire, pour la calmer, il lui faut une nature, un objet en dehors d'elle. La faim c'est le besoin avoué qu'a mon corps d'un objet qui se trouve en dehors de lui, qui est nécessaire pour le compléter et manifester son être. Le soleil est l'objet de la plante, un objet qui lui est indispensable et qui confirme sa vie; de même, la plante est l'objet du soleil en tant qu'elle manifeste la force vivi­fiante du soleil, la force essentielle objective du soleil  [205] .

Un être qui n'a pas sa nature en dehors de lui n'est pas un être naturel, il ne participe pas à l'être de la nature. Un être qui n'a aucun objet en dehors de lui n'est pas un être objectif. Un être qui n'est pas lui-même objet pour un troisième être n'a aucun être pour objet, c'est-à-dire ne se comporte pas de manière objective, son être n'est pas objectif.

[XXVII] Un être non-objectif est un non-être  [206] (Unwesen).

Supposez un être qui n'est pas objet lui-même et qui n'a pas d'objet. Un tel être serait, premièrement, être unique; en dehors de lui il n'y aurait aucun être, il existerait seul et dans sa solitude. Car dès que des objets existent en dehors de moi, dès que je ne suis pas seul, je suis un autre, une autre réalité que l'objet en dehors de moi. Donc, pour ce troisième objet, je suis une autre réalité que lui, c'est-à-dire que je suis son objet. Un être qui n'est pas l'objet d'un autre être suppose donc qu'il n'existe aucun être objectif. Dès que j'ai un objet, cet objet m'a comme objet. Mais un être non objectif, c'est un être non réel, non sensible, mais seule­ment pensé, c'est-à-dire seulement imaginé, un être d'abstraction. Être doué de sens, c'est-à-dire être réel, c'est être objet des sens, objet sensible, donc avoir en dehors de soi des objets sensibles, der, objets de ses sens. Avoir des sens signifie souffrir  [207] .

C'est pourquoi l'homme, en tant qu’être objectif sensible, est un être qui souffre et comme il est un être qui ressent sa Souffrance, il est un être passionné. La passion est la force essentielle de l'homme qui tend énergiquement vers son objet  [208] .

Mais l'homme n'est pas seulement un être naturel, il est aussi un être naturel humain; c'est-à-dire un être existant pour soi, donc un être générique, qui doit se confirmer et se mani­fester en tant que tel dans son être et dans son savoir. Donc, ni les objets humains ne sont objets naturels tels qu'ils s'offrent immédiatement, ni le sens humain tel qu'il est immédia­tement, objectivement, n'est la sensibilité humaine, l'objectivité humaine. Ni la natu­re - au sens objectif - ni la nature au sens subjectif n'existent immédiatement d'une manière adé­qua­te à l'être humain. Et de même que tout ce qui est naturel doit naître, de même l'hom­me a aussi son acte de naissance, l'histoire, mais elle est pour lui une histoire connue et par suite, en tant qu'acte de naissance, elle est un acte de naissance qui se supprime con­sciem­ment lui-même. L'histoire est la véritable histoire naturelle de l'homme - (y revenir).

Troisièmement, comme le fait de poser la choséité n'est lui-même qu'une apparence, un acte qui contredit l'essence de l'activité pure, il doit à son tour être supprimé, la choséité doit être niée.

Sur les points 3, 4, 5, 6 : 3º Cette aliénation de la conscience a une signification non seulement négative, mais aussi positive et 4º elle a cette signification positive non seulement pour nous ou en Soi, mais aussi pour elle-même, pour la conscience. 5º Pour elle  [209] le négatif de l'objet ou l'auto-suppression de celui-ci a une signification positive (ou elle sait la nullité de l'objet) parce qu'elle s'aliène elle-même, car dans cette aliénation elle se sait objet, ou elle sait l'objet comme elle-même, en vertu de l'unité indivisible de l’Être-pour-Soi. 6º D'autre part, cela implique en même temps cet autre moment qu'elle a et supprimé et repris en elle. même cette aliénation et cette objectivité et qu'elle est donc, dans son être autre en tant que tel près de soi-même.

Ainsi que nous l'avons vu, l'appropriation de l'être objectif aliéné, ou la suppression de l'objectivité dans la détermination de l'aliénation - laquelle va nécessairement du caractère étranger indifférent jusqu'à l'aliénation hostile réelle - signifie en même temps, ou même principalement, pour Hegel, la suppression de l'objectivité, parce que ce n'est pas le caractère déterminé de l'objet, mais son caractère objectif, qui est pour la conscience de soi l'incon­gruité et l'aliénation. L'objet est donc un négatif, quelque chose qui se supprime soi-même, une nullité. Cette nullité de l'objet a pour la conscience un sens non seulement négatif, mais un sens positif, car cette nullité de l'objet est précisément l'auto-confirmation de la non-objectivité de celui-ci, de [XXVIII] son abstraction. Pour la conscience elle-même, la nullité de l'objet a une signification positive parce qu'elle connaît cette nullité, l'être objectif comme son aliénation de soi, qu'elle sait qu'il n'existe que par cette aliénation de soi...

La façon dont la conscience existe et dont les choses existent pour elle est le savoir. Le savoir est son acte unique. C'est pourquoi quelque chose existe pour la conscience dans la mesure où elle connaît ce quelque chose . Savoir est son seul comportement objectif. - Or la conscience sait la nullité de l'objet, c'est-à-dire que l'objet ne se distingue pas d'elle, elle sait le non-être de l'objet pour elle - parce qu'elle sait que l'objet est son aliénation de soi, c'est-à-dire elle se connaît elle-même - le savoir comme objet - parce que l'objet n'est que l'apparen­ce d'un objet, je ne sais quel mirage, mais par son essence il n'est rien d'autre que le savoir lui-même qui s'oppose à soi-même et qui s'est donc opposé une nullité, quelque chose qui n'a point d'objectivité en dehors du savoir; en d'autres termes, le savoir sait qu'en tant qu'il se rapporte à un objet, il est seulement en dehors de roi, qu'il s'aliène; que lui-même ne fait que s'apparaître comme objet, ou bien que ce qui lui apparaît comme objet n'est que lui-même.

D'autre part, dit Hegel, cela implique en même temps cet autre moment : que la conscien­ce de soi a et supprimé et repris en elle même cette aliénation et cette objectivité et qu'elle est donc dans son être-autre en tant que tel près de soi-même.

Dans ce raisonnement, nous trouvons rassemblées toutes les illusions de la spéculation.

Premièrement. La conscience, la conscience de soi se trouve - dans son être-autre en tant que tel près de soi-même. Elle se trouve donc - ou si nous faisons abstraction de l'abstraction hégélienne et que nous remplaçons la conscience de soi par la conscience de soi de l'homme, - elle se trouve donc auprès de soi dans son être-autre en tant que tel. Cela implique d'une part que la conscience - le savoir - en tant que savoir, - la pensée en tant que pensée, - prétend être immédiatement l'autre de soi-même, prétend être le monde sensible, la réalité, la vie. C'est la pensée qui renchérit sur elle-même dans la pensée (Feuerbach). Cet aspect est impli­qué ici dans la mesure où la conscience en tant que conscience seulement ne se scandalise pas de l'objectivité aliénée, mais de l'objectivité en tant que telle.

Deuxièmement, cela implique que pour autant que l'homme conscient de soi a reconnu comme aliénation de soi et a supprimé le monde spirituel, - ou l'existence spirituelle univer­selle de son monde, - il réaffirme pourtant ce monde sous cette forme aliénée, le donne pour son existence véritable, le restaure, prétend que l'homme se trouve auprès de soi dans son être-autre en tant que tel. Et ainsi, après avoir supprimé, par exemple, la religion, après avoir reconnu en elle un produit de l'aliénation de soi, il trouve cependant sa confirmation dans la religion en tant que religion. C'est là que gît la racine du faux positivisme de Hegel et de son criticisme qui n'est qu'apparent; ce que Feuerbach appelle poser, nier et rétablir la religion et la théologie  [210] , mais qu'on peut saisir d'une manière plus universelle. Donc la raison se trouve auprès de soi dans la déraison en tant que déraison. L'homme qui a reconnu que dans le droit, dans la politique, etc., il mène une vie aliénée, mène dans cette vie aliénée en tant que telle sa vie humaine véritable. L'affir­mation de soi, la confirmation de soi en contradiction avec soi-même, tant avec le savoir qu'avec l'essence de l'objet, c'est le vrai savoir et la vraie vie.

Ainsi, il ne peut même plus être question de concessions faites par Hegel à la religion, à l'État, etc., car ce mensonge est le mensonge de son principe même.

[XXIX] Si je sais que la religion est la conscience de soi aliénée de l'homme, je sais donc que dans la religion en tant que telle, ce n'est pas ma conscience de soi, mais ma conscience de soi aliénée qui trouve sa confirmation. Donc je sais alors que ma conscience de soi qui relève d'elle-même, de son essence, s'affirme non dans la religion, mais au contraire dans la religion anéantie, abolie.

C'est pourquoi chez Hegel la négation de la négation n'est pas la confirmation de l'essen­ce véritable, précisément par la négation de l'essence apparente, mais la confirmation de l'essen­ce apparente ou de l'essence aliénée à soi dans sa négation, ou encore la négation de cette essence apparente en tant qu'essence objective, résidant en dehors de l'homme et indé­pen­dante de lui, et sa transformation en sujet.

C'est un rôle propre que joue donc le dépassement  [211] (Aufhebung) dans lequel sont liées la négation et la conservation, l'affirmation.

Ainsi par exemple dans la Philosophie du Droit de Hegel, le droit privé dépassé égale moralité, la moralité dépassée égale famille, la famille dépassée égale société civile, la société civile dépassée égale État, l'État dépassé égale histoire universelle   [212] . Dans la réalité, le droit privé, la morale, la famille, la société civile, l'État, etc., demeurent, mais ils sont devenus des moments, des existences et des modes d'être de l'homme, qui n'ont pas de valeur pris à part, qui se dissolvent et s'engendrent l'un l'autre. Moments du mouvement.

Dans leur existence réelle, leur essence mobile est cachée. Celle-ci n'apparaît, ne se révè­le que dans la pensée, la philosophie, et c'est pourquoi ma véritable existence religieuse est mon existence dans la philosophie de la religion, ma véritable existence politique est mon exis­tence dans la philosophie du droit, ma véritable existence naturelle est mon existence dans la philosophie de la nature, ma véritable existence artistique est mon existence dans la philo­sophie de l'art, ma véritable existence humaine est mon existence philosophique. De mê­me, la véritable existence de la religion, de l'État, de la nature, de l'art, c'est la philosophie de la religion, la philosophie de la nature, la philosophie de l'État, la philosophie de l'art. Mais si seule la philosophie de la religion, etc., est pour moi la véritable existence de la reli­gion, je ne suis aussi véritablement religieux qu’en tant que philosophe de la religion, ce qui me fait nier la religiosité réelle et l'homme réellement religieux. Mais en même temps je les confirme aussi, soit à l'intérieur de ma propre existence, soit à l'intérieur de celle d'autrui que je leur oppose, car celle-ci n'est que leur expression philosophique ; soit dans leur forme primitive propre, car ils ont pour moi la valeur de l’Être-autre seulement apparent, d'allégo­ries, de figures cachées sous des envelopper, sensibles de leur propre existence vraie, c'est-à-dire de mon existence philosophique.

De même que la qualité dépassée égale quantité, la quantité dépassée égale mesure, la mesure dépassée égale essence, l'essence dépassée égale phénomène, le phénomène dépassé égale réalité, la réalité dépassée égale concept, le concept dépassé égale objectivité, l'objecti­vité dépassée égale idée absolue, ridée absolue dépassée égale nature, la nature dépassée éga­le esprit subjectif, l'esprit subjectif dépassé égale esprit moral, objectif, l'esprit moral dépas­sé égale art, l'art dépassé égale religion, la religion dépassée égale savoir absolu  [213] .

D'une part ce dépassement est un dépassement de l'être pensé, donc la propriété privée pen­sée se dépasse dans l'idée de la morale. Et comme la pensée s'imagine qu'elle est immé­dia­te­ment l'autre de soi-même, qu'elle est la réalité sensible, comme par conséquent son action a pour elle valeur d'action réelle sensible, ce dépassement par la pensée, qui laisse en réalité son objet intact, croit l'avoir réellement surmonté; d'autre part, comme cet objet est devenu pour elle un moment de la pensée, dans sa réalité il a donc aussi pour elle valeur d'auto-confirmation d'elle-même, de la conscience de soi, de l'abstraction.

[XXX] D'un côté cette existence que Hegel dépasse en la transférant dans la philosophie n'est donc pas la religion, l'état, la nature réelle, mais la religion déjà en qualité d'objet du savoir, la dogmatique, et de même la jurisprudence, la science politique et la science de la nature. D'un côté, il est donc en opposition et avec l'être réel et avec la science immédiate non-philosophique ou les concepts non-philosophiques de cet être. Par suite, il contredit les concepts courants.

D'autre part, l'homme religieux, etc., peut trouver chez Hegel sa confirmation finale.

Considérons maintenant les moments positifs de la dialectique de Hegel - à l'intérieur de la détermination de l'aliénation.

C'est, exprimée à l'intérieur de l'aliénation, ridée de l'appropriation de l'essence objective par la suppression de son aliénation. C'est la compréhension aliénée de l'objectivation réelle de l'homme, de l'ap­pro­priation réelle de son essence objective par l'anéantissement de la détermination aliénée du monde objectif, par sa suppression dans son existence aliénée, - de même que l'athéisme, suppression de Dieu, est le devenir de l'humanisme théorique, que le communis­me, abolition de la propriété privée, est la revendication de la vie réelle de l'homme comme sa propriété, le deve­nir de l'humanisme pratique; en d'autres termes, l'athéisme est l'humanisme ramené à lui-même par le moyen terme de la suppression de la religion, le communisme est l'humanisme ramené à lui-même par celui de l'abolition de la propriété privée. Ce n'est que par la sup­pression de ce moyen terme - qui est toutefois une condition préalable nécessaire - que naît l'humanisme qui part positivement de lui-même, l'humanisme positif.

Mais l'athéisme et le communisme ne sont pas une fuite, une abstraction, une perte du monde objectif engendré par l'homme, une perte de ses forces essentielles qui ont pris une forme objective. Ils ne sont pas une pauvreté qui retourne à la simplicité contre nature et non encore développée. Ils sont bien plutôt, pour la pre­mière fois, le devenir réel, la réalisation devenue réelle pour l'homme de son essence, et de son essence en tant qu'essence réelle.

En considérant le sens positif de la négation rapportée à elle-même - bien qu'à nouveau d'une manière aliénée - Hegel saisit donc l'aliénation de soi, l'aliénation de l'essence, la perte d'objectivité et de réalité de l'homme comme la prise de possession de soi, la manifestation de l'essence, l'objectivation, la réalisation.

Bref il saisit - à l'intérieur de l'abstraction - le travail comme l'acte d'engendrement de l'homme par lui-même, le rapport à soi-même com­me à un être étranger et la manifestation de soi en tant qu'être étranger comme la con­science générique et la vie générique en devenir.

b) Mais chez Hegel - abstraction faite, ou plutôt comme conséquence, de la perversion que nous avons déjà décrite - cet acte apparaît d'une part comme un acte seulement formel, parce qu'abstrait, car l'être humain lui-même n'a de valeur que comme être pensant abstrait, comme conscience de soi ; et deuxièmement, parce que la conception en est formelle et abstraite, la suppression de l'alié­na­tion se change en confirmation de l'aliénation. Autrement dit, pour Hegel, ce mouve­ment d'engendrement de soi, d'objectivation de soi, en tant qu'aliénation et dessaisiss­ement de soi, est la manifestation absolue de la vie humaine, et par conséquent la dernière, celle qui est son propre but et qui est apaisée en elle-même, qui est parvenue à son essence.

Sous sa forme [XXXI] abstraite, en tant que dialectique, ce mouvement passe donc pour la vie véritablement humaine, et comme elle est tout de même une abstraction, une aliénation de la vie humaine, elle passe pour le processus divin, mais pour le processus divin de l'homme - processus par lequel passe son essence différente de lui, abstraite, pure, absolue.

Troisièmement : Il faut que ce processus ait un agent, un sujet mais ce sujet n'apparaît que comme résultat; c'est pourquoi ce résultat, le sujet qui se connaît lui-même comme la con­science de soi absolue, est Dieu, l'Esprit absolu, l'Idée qui se connaît et se manifeste. L'homme réel et la nature réelle deviennent de simples prédicats, des symboles de cet homme irréel caché et de cette nature irréelle  [214] . Sujet et prédicat sont donc dans un rapport d'inver­sion absolue à l'égard l'un de l'autre; c'est le sujet-objet mystique ou la subjectivité qui débor­de l'objet, le sujet absolu en tant que processus (le sujet s'aliène, revient à lui-même du fond de cette aliénation, mais la reprend en même temps en lui-même) et le sujet en tant que ce processus ; c'est le mouvement circulaire pur, incessant, en soi-même.

Premier point. Conception formelle et abstraite de l'acte d'auto-engendrement et d'auto-objectivation de l'homme.

L'objet devenu étranger, la réalité essentielle aliénée de l'homme - puisque Hegel pose l'homme égale la conscience de soi - ne sont rien que conscience, que l'idée de l'aliénation, l'expression abstraite, et par conséquent vide et irréelle de celle-ci, la négation. La suppres­sion de l'aliénation n'est donc également rien qu'une suppression abstraite et vide de cette abstrac­tion vide, la négation de la négation. L'activité substantielle, vivante, sensible, concrè­te de l'objectivation de soi devient donc sa pure abstraction, la négativité absolue, abstraction qui, à son tour, est fixée comme telle et qui est pensée comme une activité indépendante, comme l'activité à l'état pur. Or, comme la dite négativité n'est pas autre chose que la forme abstraite et vide de cet acte vivant, réel, son contenu ne peut être aussi qu'un contenu formel, produit en faisant abstraction de tout contenu. C'est pourquoi ce sont les formes générales abstraites de l'abstraction, propres à tout contenu et par suite aussi bien indifférentes à tout contenu que valables pour chacun d'eux, ce sont les formes de la pensée, les catégories logiques, détachées de l'esprit réel et de la nature réelle. (Nous développerons plus loin le contenu logique de la négativité absolue.)

Ce que Hegel a réalisé ici de positif, - dans sa Logique spéculative - c'est d'avoir fait des concepts déterminés, des formes universelles fixes de la pensée, dans leur indépendance à l'égard de la nature et de l'esprit, le résultat nécessaire de l'aliénation générale de l'être hu­main, donc aussi de la pensée de l'homme, et de les avoir en conséquence présentés et grou­pés comme des moments du processus d'abstraction. Par exemple, l'être dépassé est l'essence, l'essence dépassée est le concept, le concept dépassé... l'Idée absolue. Mais qu'est-ce que l'Idée absolue ? Elle se dépasse elle-même à son tour, si elle ne veut pas repasser depuis le début par tout l'acte d'abstraction et se contenter d'être une totalité d'abstractions ou l'abstrac­tion qui se saisit elle-même. Mais l'abstraction qui se saisit elle-même comme abstraction se connaît comme n'étant rien; elle doit s'abandonner elle-même, abandonner l'abs­traction, et ainsi elle arrive auprès d'un être qui est son contraire direct, la Nature. La Logique tout entière est donc la preuve que la pensée abstraite n'est rien pour elle-même, pas plus que l'Idée absolue, que seule la nature est quelque chose.

[XXXII] L'Idée absolue, l'Idée abstraite, qui “considérés selon son unité avec elle-même est contemplation  [215] ” (HEGEL : Encyclopédie, 3e édit., p. 222), qui “ dans la vérité absolue d'elle-même se résout à faire sortir librement d'elle le moment de sa particularité ou de la pre­mière détermination et de l'être-autre, l'idée immédiate en tant que son reflet, à se faire sortir librement d'elle-même en tant que nature ”   [216] , toute cette Idée qui se comporte d'une façon si étrange et si baroque et à propos de laquelle les hégéliens se sont terriblement cassé la tête, n'est absolument rien d'autre que l'abstraction, c'est-à-dire le penseur abstrait. Instruite par l'expérience et éclairée sur sa vérité, elle se résout, sous de multiples conditions - fausses et encore abstraites elles-mêmes - à renoncer à elle et à poser son être-autre, le particulier, le déterminé, à la place de son être-auprès-de-soi, de son non-être, de son universalité et de son indétermination; elle se résout à faire sortir librement d'elle-même la nature, qu'elle ne ca­chait en elle que comme abstraction, comme idée, c'est-à-dire à abandonner l'abstraction et à regarder enfin la nature qu'elle a fait sortir d'elle. L'Idée abstraite, qui devient immédiate­ment contemplation, n'est pas autre chose que la pensée abstraite qui renonce à elle-même et se ré­sout à la contemplation. Tout ce passage de la Logique à la Philosophie de la Nature n'est pas autre chose que le passage - si difficile à réaliser pour le penseur abstrait et par suite décrit par lui de manière si extravagante - de l'abstraction à la contemplation. Le sentiment mysti­que, qui pousse le philosophe à quitter la pensée abstraite pour la contemplation, est l'ennui, la nostalgie d'un contenu.

(L'homme devenu étranger à soi-même est aussi le penseur devenu étranger à son essen­ce, c'est-à-dire à l'essence naturelle et humaine. C'est pourquoi ses idées sont des esprits figés qui résident en dehors de la nature et de l'homme. Dans sa Logique, Hegel a rassemblé et enfermé tous ces esprits figés et a considéré chacun d'eux, d'abord comme négation, c'est-à-dire comme aliénation de la pensée de l'homme, puis comme négation de la négation, c'est-à-dire comme suppression de cette aliénation, comme manifestation réelle de la pensée humai­ne; mais - comme il est encore lui-même prisonnier de l'aliénation - cette négation de la néga­tion est soit le rétablissement de ces esprits figés dans leur aliénation, soit le fait de s'arrêter au dernier acte, - de se rapporter à soi-même dans l'aliénation qui est l'existence vraie de ces esprits figés  [217] ; soit encore dans la mesure où cette abstraction se saisit elle-même et ressent un ennui infini de soi-même, l'abandon de la pensée abstraite qui se meut, seulement dans la Pensée, qui n'a ni oeil, ni dent, ni oreille, ni rien, apparaît chez Hegel comme la décision de reconnaître la nature en tant qu'essence et de se consacrer à la contemplation.)

[XXXIII] Mais même la nature, prise abstraitement, isolée, fixée dans la séparation de l'homme, n'est rien pour lui. Il est évident que le penseur abstrait qui s'est résolu à la contem­pla­tion la contemple abstraitement. Comme la nature était enfermée par le penseur dans sa pro­pre personne qui lui était encore cachée et énigmatique, sous forme d'idée abso­lue, de cho­se pensée, il a en vérité, en la libérant de soi, fait seulement sortir de lui cette natu­re abs­traite, cette pure abstraction de la Nature - avec maintenant ce sens qu'elle est l’Être-autre de la pensée, qu'elle est la nature réelle contemplée, distincte de la pensée abstraite. Ou bien, pour parler un langage humain, dans sa contemplation de la nature, le penseur abstrait ap­prend que les êtres, que dans la dialectique divine il pensait créer à partir du néant, de l'abs­trac­tion pure comme de purs produits du travail de la pensée tournant en rond en elle-même et ne regardant nulle part au dehors dans la réalité, ne sont rien d'autre que des abstractions de déterminations naturelles. La nature entière ne fait donc que répéter pour lui, sous une forme sensible extérieure, les abstractions de la Logi­que. Il l'analyse, et analyse à nouveau ces abstractions. Sa contemplation de la nature n'est donc que l'acte qui confirme son abstraction de la contemplation de la nature, le proces­sus d'en­gendrement de son abstraction qu'il répète consciemment. Par exemple le temps est iden­tique a la négativité qui se rapporte à elle-même (p. 238, l.c.)  [218] . Au devenir supprimé en tant qu'existence correspond - sous sa forme naturelle - le mouvement supprime en tant que ma­tière. La lumière est... la forme naturelle... de la ré­flex­ion en soi. Le corps en tant que lune et comète... est la forme naturelle de... l'opposition qui, d'après la Logique, est d'une part le positif reposant sur lui-même, d'autre part le négatif reposant sur lui-même. La terre est la forme naturelle du fond logique, en tant qu'unité néga­tive de l'opposition, etc.

La nature en tant que nature, c’est-à-dire dans la mesure où elle se distingue encore con­crète­ment de ce sens secret qui est caché en elle, la nature, séparée et distincte de ces abstrac­tions, est le néant, un néant qui se vérifie comme néant, elle n'a pas de sens, ou elle n'a que le sens de son extériorité qui doit être supprimée.

Le point de vue de la téléologie finie implique la supposition juste que la nature ne renferme pas en elle la fin absolue (p. 225)  [219] .

Son but est la confirmation de l'abstraction.

La nature s'est révélée comme l'idée dans la forme de l’Être-autre. Comme l'Idée est ainsi le négatif d'elle-même, autrement dit comme elle est extérieure à elle-même, la nature n'est pas extérieure seulement relativement à cette idée, mais l'extériorité cons­titue la détermina­tion dans laquelle elle est comme nature (p. 227)  [220] .

L'extériorité ne doit pas être comprise ici comme le monde sensible qui s'extériorise et s'est ouvert à la lumière, à l'homme doué de sens. Il faut la prendre ici au sens de l'aliénation, d'une faute, d'une infirmité qui ne doit pas être. Car la vérité reste toujours l'Idée. La nature n'est que la forme de son Être-autre. Et comme la pensée abstraite est l'essence, ce qui lui est extérieur n'est, par son essence, que quelque chose d'extérieur. Le penseur abstrait reconnaît en même temps que le monde sensible est l'essence de la nature, l'extériorité en opposition avec la pensée qui tourne en rond en elle-même. Mais en même temps il exprime cette opposition de telle sorte que cette extériorité de la nature, son opposition à la pensée est son défaut, et que, dans la mesure où elle se distingue de l'abstraction, elle est un être imparfait.

[XXXIV] Un être qui n'est pas seulement imparfait pour moi, a mes yeux, mais qui l'est en soi, a en dehors de lui quelque chose qui lui manque. C'est-à-dire que son essence est quelque chose d'autre que lui-même. C'est pourquoi la nature doit se supprimer elle-même pour le penseur abstrait, car elle est déjà posée par lui comme un être supprimé en puissance.

L'Esprit a pour nous, comme présupposition, la nature: il est sa vérité et par là le pre­mier absolu. Dans cette vérité la nature a disparu et l'Esprit s'est révélé comme l'Idée qui a atteint son Être-pour-soi dont le concept est à la fois le sujet et l'objet. Cette identité est négativité, absolue, car dans la nature le concept a son objectivité exté­rieure achevée, mais il a supprimé cette aliénation qui est sienne et il est en elle devenu identique avec soi. Aussi est-il cette identité seulement en tant que revenu de la nature vers soi-même (p. 392)  [221] .
La manifestation, qui comme idée abstraite est passage immédiat, devenir de la nature, est en tant que manifestation de l'Esprit qui est libre, le fait de poser la nature com­me son monde; position qui, en tant que réflexion, est en même temps présupposition du monde comme nature indépendante. La manifestation dans le concept est création de la nature comme être de celui-ci, dans lequel il se donne la confirmation et la vérité de sa liber-té... L'Absolu est l'Esprit, telle est la plus haute définition de l'Absolu  [222] .

Notes

Texte marqué : portion du manuscrit barrée par l'auteur.

[127] Le troisième manuscrit est un cahier composé de 17 feuilles in-folio pliées en deux, soit 68 pages, que Marx a paginées lui-même. Toutefois, après la page XXI, Marx écrit XXIII et, après XXIV, il numérote XXVI. Les 23 dernières pages sont vides. Le manuscrit commence par deux addendas à un texte perdu qui constituent les deux premiers chapitres. Au cours de la page XI, immédiatement à la suite de développements économiques, commence la critique de la philosophie de Hegel, entrecoupée de nouvelles considérations économiques. Tout ce qui concernait la philosophie de Hegel a été regroupé en un chapitre, tandis que les parties économiques sont données d'abord sous forme de chapitres séparés. Enfin, à la page XXXIX, commence la préface qui figure maintenant en tête du volume.

[128] Elle est le mouvement indépendant de la propriété privée devenu pour soi dans la conscience, l'industrie moderne en tant que sujet autonome. (Note de Marx.)

[129] Esquisse d'une critique de l'économie politique. Cf. MEGA, I, tome II, p. 383.

[130] Marx emploie ici l'expression Unwesen. Le terme est la négation de Wesen qui signifie à la fois essence et être. Nous choisissons de traduire par monstre, ce qu'implique la pensée de Marx, mais qui nous oblige à renoncer à la violente opposition Wesen-Unwesen si caractéristique de son style. Nous ne pensons pas devoir retenir la traduction “ quelque chose d'inessentiel ” adoptée par l'édition anglaise.

[131] Selon toute vraisemblance, Marx se réfère ici à la page XXXIX du second manuscrit dont seules les quatre dernières pages (XL à XLIII) nous sont parvenues.

[132] “ Tout capital accumulé étant une propriété sociale, nul ne peut en avoir la propriété exclusive. ” (PROUDHON, I.c., p. 96.)

[133] La prostitution n'est qu'une expression particulière de la prostitution générale de l'ouvrier et comme la prostitution est un rapport où entrent non seulement le prostitué mais aussi celui qui prostitue - dont l'abjection est plus grande encore - le capitaliste, etc., tombe aussi dans cette catégorie. (Note de Marx.)

[134] Voir la note vers le fin du Premier Manuscrit rattachée au texte suivant : “L’homme est un être générique”.

[135] Il ne s'agit ici ni de naturalisme au sens littéraire, ni du retour à la nature. Marx veut dire que l'homme a retrouvé sa propre nature, qu'il peut développer librement ses forces essentielles sans que l'aliénation pervertisse les effets de cette manifestation de soi, fasse du monde des objets un monde hostile au lieu du prolongement de son être, et finalement aboutisse à la négation de sa nature d'homme.

[136] Marx se réfère sans doute ici à un développement qui se trouvait dans le manuscrit perdu.

[137] Marx entend ici par société la société vraie, celle où les hommes ne s'opposeront plus et qui naîtra de l'abolition positive de la propriété privée.

[138] Elle est donc tout aussi multiple que le sont les déterminations essentielles et les activités de l'homme. (Note de Marx.)

[139] Marx fait sans doute allusion ici au passage suivant de l'article de Hess intitulé : “ Philosophie de l'action ” dans les 21 Feuilles :
“ La propriété matérielle est l'être pour soi de l'esprit devenu idée fixe. Comme il ne saisit pas par la pensée le travail, la manifestation extérieure de soi par le travail, comme son acte libre, comme sa vie propre, mais qu'il le saisit comme quelque chose de matériellement différent il doit aussi le garder pour lui, pour ne pas se perdre dans l'infinité, pour arriver à son être-pour-soi. Mais la propriété cesse d'être pour l'esprit ce qu'elle doit être, à savoir son être pour soi, si ce qui est saisi et maintenu à deux mains comme l'être pour soi de l'esprit, ce n'est pas l'acte dans la création, mais le résultat, la chose créée - si c'est l'ombre, la représentation de l'esprit qui est saisie comme son concept, bref si c'est son être autre qui est saisi comme son être-pour-soi. C'est précisément la soif d'être, c'est-à-dire la soif de subsister comme individualité déterminée, comme moi borné, comme être fini qui conduit à la soif d'avoir. Ce sont à leur tour la négation de toute détermination, le moi abstrait et le communisme abstrait, la conséquence de la “ chose en soi ” vide, du criticisme et de la révolution, du devoir insatisfait qui ont conduit à l'être et à l'avoir. ” (Moses Hess : Sozialistische Aufsätze, édités par Zlocisti, Bertin 1921, P. 58-59).
Marx a lui-même traité de cette catégorie de l'avoir dans La Sainte Famille. Cf. MEGA, I, 3, p. 212.

[140] Je ne puis me rapporter humainement à la chose que si la chose se rapporte humainement à l'homme. (Note de Marx.)

[141] On lit dans le premier chapitre de L'Essence du christianisme de Feuerbach , “ C'est donc au contact de son objet que l'homme devient conscient de lui-même : la conscience de l'objet est la conscience de soi de l'homme. C'est à son objet que tu connais l'homme; c'est en lui que l'apparaît son essence : l'objet est son essence révélée, son moi vrai et objectif. Et loin d'être vrai des seuls objets spirituels, ceci s'applique aussi et même aux objets sensibles. Parce qu'ils sont ses objets, et selon le sens où ils le sont, les objets les plus éloignés de l'homme sont, eux aussi, des révélations de l'essence humaine. ” (loc. cit., p. 62).

[142] Feuerbach : “ Si tu n'as sens ni sentiment musical, tu ne percevras rien de plus dans la plus belle des musiques que dans le vent qui siffle à tes oreilles ou dans le torrent qui mugit à tes pieds. ” (Ibidem, p. 66.)

[143] Feuerbach : “ Ton être s'étend aussi loin que ta vue, et inversement. ” (Ibid.)

[144] Marx pense ici à la philosophie de la nature de Hegel, sur laquelle il reviendra d'ailleurs dans le dernier chapitre.

[145] Le terme de Sinnlichkeit que nous traduisons ici par monde sensible est employé chez Feuerbach dans des sens différents. Nous ne pensons pas cependant qu'il s'agisse ici de la sensibilité (sense-perception) comme l'entend la traduction anglaise. S'opposant à la philo­sophie spéculative qui va “ de l'abstrait au concret, de l'idéal au réel ” et ne parvient jamais qu'à “ la réalisation de ses propres abstractions”, Feuerbach réclame que la philoso­phie prenne pour point de départ le réel. Il écrit dans les Thèses provisoires pour la Réforme de la philosophie (No 65) : “ Toutes les sciences doivent se fonder sur la nature. Tant qu'elle n'a pas trouvé sa base naturelle, une théorie n'est qu'une hypothèse. ” (loc. cil., p. 125).

[146] Dans le manuscrit de Marx, les deux termes (Vorbereitungs- Entwicklungs-) sont écrite l'un au-dessus de l'autre.

[147] Tout ce développement repose sur l'idée que c'est l'objet d'un être qui révèle son essence. Dans les Principes de la philosophie de l'avenir, Feuerbach écrit (No 7) : “ Or c'est à son objet qu'on reconnaît la nature d'un être ; l'objet auquel se rapporte nécessairement un être n'est rien d'autre que la révélation de son essence. ” (loc. cit., pp. 132-133). Il ajoute plus loin : “ Seule des êtres de même rang sont objets les uns pour les autres, et ils le sont tels qu'ils sont en soi. ” (p . 134.)

[148] On peut rapprocher de ce passage la thèse provisoire suivante de Feuerbach (no 43) : “ Sans liberté, temps, ni souffrance, il n'est non plus ni qualité, ni énergie, ni esprit, ni flamme, ni amour. Seul l'être nécessiteux est l'être nécessaire. Une existence sans besoin est une existence superflue. Celui qui est dépourvu de tout besoin en général n'éprouve pas non plus le besoin d'exister. Qu'il soit ou ne soit pas, c'est tout un, tout un pour lui, tout un pour autrui. Un être sans souffrance est un être sans fondement. Seul mérite d'exister celui qui peut souffrir. Seul l'être douloureux est un être divin. Un être sans affection est un être sans être. Un être sans affection n'est rien d'autre qu'un être sans sensibilité, sans matière. ” (loc. cit., p. 115.)
On mesurera mieux l'écart entre la pensée de Marx et celle de Feuerbach.

[149] Pour punir les esclaves romains, on les condamnait à faire tourner la meule d'un moulin.

[150] J. MILL : Éléments d'économie politique, traduction Parisot, Paris 1823, p. 10 sq.

[151] Ibid., p. 59 sq.

[152] Marx, bien qu'à la même époque il reconnaisse expressément les mérites de Proudhon, esquisse ici une critique fondamentale de sa théorie qui repose essentiellement sur la notion d'égalité.

[153] Le coin gauche de la page du manuscrit est déchiré. Il subsiste seulement les fins de lignes, ce qui interdit à peu près toute reconstitution du texte. Nous reproduisons ce qu'il en reste en utilisant les derniers travaux de l'Institut du Marxisme-Léninisme à Moscou.

[154] Cf. p. 143.

[155] La page est déchirée. Il manque trois ou quatre lignes.

[156] Cette citation, tirée de la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des Nations, est donnée dans le texte d'Adam Smith. Les passages entre [ ] n'ont pas été repris par Marx.

[157] Ibid., tome I, p. 29.

[158] Souligné par Marx.

[159] Ibid., tome I, pp. 30-31. Le dernier mot est souligné par Marx.

[160] Souligné par Marx.

[161] Ibid., tome I, pp. 32-33.

[162] Souligné par Marx.

[163] Ibid., tome I, pp. 34-37.

[164] DESTUTT de Tracy : Éléments d'idéologie, IV° et V° parties : Traité de la volonté et de ses effets, Paris, 1826, p. 68, 78.

[165] Ibid., p. 46.

[166] SAY : Traité d'économie politique. 3e édition. Paris 1817, tome I, p. 300

[167] Ibid., tome I, p. 76.

[168] SKARBEK : Théorie des richesses sociales, suivie d'une bibliographie de l'économie politique. T. I-II, Paris 1829, tome I, pp. 25-27.

[169] Ibid., tome I, p. 75.

[170] Ibid., tome I, p. 121. Cette citation est le titre du chapitre V.

[171] J. MILL : Éléments d'économie politique. Traduit par J.-T. Parisot. Paris, 1823, p. 7.

[172] Ibid., pp. 11-12.

[173] Ici s'interrompt la partie du troisième manuscrit qui est une sorte d'appendice à la page XXXIX du second manuscrit. Seule la partie gauche de la page XXXVIII est écrite, la partie droite est vierge. Vient ensuite la préface (placée en tête du volume) sur les pages XXXIX et XL, et le passage sur l'argent (pp. XLI-XLIII) que nous abordons maintenant.

[174] Le mot est illisible

[175] Faust, 1re partie. Traduction Lichtenberger. Paris 1932, tome I, p. 58.

[176] SHAKESPEARE : Les Tragédies. Nouvelle traduction par Pierre Mes­siaen, Paris 1941. “ La vie de Timon d'Athènes ”, Acte IV, Scène 3, p. 1035 sq.

[177] Ibid., p. 1046.

[178] Souligné par Marx.

[179] Souligné par Marx.

[180] Un coin de la page est déchiré.

[181] Dans le manuscrit de Marx, ce passage vient immédiatement à la suite de ce qui est dans notre édition le chapitre : Propriété et communisme... (pp. 84-99). Dans sa Préface, Marx qualifie cette “ analyse critique de la dialectique de Hegel et de sa philosophie en général ” de “ dernier chapitre ”. Elle figure donc comme tel dans notre édition.

[182] Il s'agit de David Friedrich STRAUSS dont le livre : Das Leben Jesu parut en 1835.

[183] Bruno BAUER : Kritik der evangelischen Geschichte der Synoptiker. Bd I-II, Leipzig 1841. Bd. III, Braunschwig 1842.

[184] Bruno BAUER : Das entdeckte Christentum. Eine Erinnerung an dos achtzehnte Jahrhundert und ein Beitrag sur Krisis des neunzehnten. Zurich. Winterthur 1843.

[185] Ibid., p. 113.

[186] Ibid., p. 114 sq.

[187] Bruno BAUER : Die gute Sache der Freiheit und meine eigene Angelegenheit. Zurich und Winterthur 1842. Le passage auquel Marx fait allusion (p. 193 sq.) se rapporte en fait non à Gruppe, mais à Marheinecke.

[188] Voir la Préface des Manuscrits de 1844.

[189] Voir la Préface des Manuscrits de 1844.

[190] Marx fait ici allusion aux articles parus dans l'AlIgemeine Literatur Zeitung de Bruno BAUER (Charlottenburg 1844). Il reprendra sa critique d'une manière détaillée dans La Sainte Famille.

[191] Ce dernier membre de phrase résume le paragraphe final d'un article de HIRZEL dans l'AlIgemeine Literatur Zeitung (cahier 5, p. 15) dont voici le texte : “ Lorsque enfin tout le monde s'alliera contre elle (la critique), - et le temps n'en est pas loin,:- quand tout le monde décadent se rassemblera autour d'elle pour le dernier assaut, alors le courage de la critique et sa signification auront trouvé la plus grande approbation. Nous ne sommes pas inquiets sur le résultat. Tout aboutira à ceci : nous réglerons nos comptes avec les groupes individuels et nous établirons un certificat général d'indigence à ces chevaleresques ennemis. ”

[192] Principes de la philosophie de l'avenir, § 5 : “ L'essence de la philosophie spéculative n'est rien d'autre que l'essence de Dieu rationalisée, réalisée et actualisée. La philosophie spéculative est la religion vraie, conséquente et rationnelle. ” (loc. cit., p. 129).

[193] Ibid., § 41 - “ La communauté de l'homme avec l'homme est le principe et le critère premiers de la vérité et de l'universalité. ” (p. 185). § 59 : “ L'homme pour soi ne possède en lui l'essence de, l'homme ni au titre d'être moral, ni au titre d'être pensant. L'essence de l'homme n'est contenue que dans la communauté, dans l'unité de l'homme avec l'homme, unité qui ne repose que sur la réalité de la distinction du moi et du toi. ” (p. 198).

[194] Ibid., § 38 : “ La vérité qui se médiatise est la vérité encore entachée de son contraire. On commence par le contraire, mais ensuite on le supprime. Mais s'il faut le supprimer et le nier, pourquoi commencer par lui, au lieu de commencer immédiatement par sa négation ?... Pourquoi donc ne pas commencer tout de suite par le concret ? Pourquoi donc ce qui doit sa certitude et sa garantie à soi-même ne serait-il pas supérieur à ce qui doit sa certitude à la nullité de son contraire ? ” (pp. 182-183).

[195] Voir sur ce point le § 21 des Principes de la Philosophie de l'avenir. Feuerbach y écrit notamment : “ Le secret de la dialectique hégélienne ne consiste en définitive qu'à nier la théologie au nom de la philosophie, pour nier ensuite à son tour la philosophie au nom de la théologie. C'est la théologie qui est le commencement et la fin ; au milieu se tient la philosophie qui nie la première position ; mais c'est la théologie qui est la néga­tion de la négation. ” (loc. cit., pp. 158/9).

[196] Feuerbach conçoit encore la négation de la négation, le concept concret, comme la Pensée qui se dépasse elle-même dans la pensée et qui, en tant que pensée, veut être immédiatement intuition, nature, réalité (1 ), (note de Marx).
Marx se réfère ici aux observations de Feuerbach dans les Principes de la philosophie de l'avenir. Il dit au § 29 : “ La pensée empiétant sur son contraire... est la pensée franchissant ses limites naturelles. La pensée empiète sur son contraire veut dire - la pensée revendique pour elle, non ce qui appartient à la pensée, mais ce qui appartient à l'être. Or c'est la singularité et l'individualité qui appartiennent à l'être, et l'universalité à la pensée La pensée... fait de la négation de l'universalité... un moment de la pensée. C'est ainsi que la pensée “ abstraite ” ou le concept abstrait, qui laisse l'être hors de lui, devient concept concret .” (loc. cit., p. 170). Et au § 30 il dit : “ Hegel est un penseur qui renchérit sur lui-même dans la pensée - il veut saisir la chose elle-même, mais dans la pensée de la chose; il veut être hors de la pensée, mais au sein de la pensée même : d'où la difficulté de concevoir le concept concret. ” (Ibid., p. 175).

[197] Marx reprend ici la table des matières de la Phénoménologie. Il donne textuellement (et parfois avec de légères additions) toute la partie A. Pour les parties B, C et D, il ne cite que les têtes de chapitres. Nous avons adopté ici le texte et la terminologie de la traduction de M. J. Hyppolite (2 vol. Paris, Aubier, 1939).

[198] G.W.F. HEGEL : Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse. Cet ouvrage comprend trois parties : 1. La logique; Il. La philosophie de la nature ; III. La philosophie de l'esprit.

[199] Dans la préface de La Phénoménologie, Hegel écrit : “ Dans son com. portement négatif.. la pensée ratiocinante est elle-même le Soi dans lequel le contenu retourne; par contre, dans sa-connaissance positive, le Soi est un sujet représenté auquel le contenu se rapporte comme accident et prédicat. Ce sujet constitue la base à laquelle le contenu est attaché, base sur laquelle le mouvement va et vient. Il en est tout autrement dans le cas de la pensée concevante. Puisque le concept est le Soi propre de l'objet qui se présente comme son devenir, le Soi n'est pas un sujet en repos supportant passivement les accidents, mais il est le concept se mouvant soi-même et reprenant en soi-même ses déterminations. ” (trad. Hyppolite, tome I, p. 52).

[200] Marx emploie ici le terme “ selbstisch ”. Le suffixe “ isch ” marque à la fois l'origine et la qualité. Nous avançons la traduction: de la nature du soi.

[201] Marx dit : Selbstigheit, qu'il faudrait traduire par la Soi-ité.

[202] C'est-à-dire pour la conscience de soi.

[203] Marx a reproduit ici à peu près textuellement un passage du premier paragraphe (Le contenu simple du Soi qui se prouve comme l'être) du chapitre: “ Le Savoir absolu ”. (cf. traduction Hyppolite, tome II, pp. 293-294).

[204] Feuerbach écrit dans les Principes de la philosophie de l'avenir : “ ... car seul un être sensible a besoin pour exister de choses extérieures à lui. J'ai besoin d'air pour respirer, d'eau pour boire, de lumière pour voir, de substances végétales et animales pour manger; mais je n'ai besoin de rien, du moins immédiatement, pour penser. Un être qui respire est impensable sans l'air, un être qui voit, impensable sans la lumière, mais l'être pensant, je puis le penser à part, pour soi. L'être qui respire se rapporte nécessairement à un être extérieur à lui. Son objet essentiel, qui le fait ce qu'il ut, est extérieur à lui; l'être pensant, lui, se rapporte à lui-même : il est son propre objet, il a son essence en lui-même, il est par lui-même ce qu'il est. ” (loc. cit., p. 131).

[205] Dans l'Introduction à L'Essence du Christianisme, Feuerbach écrit: “ Or l'objet auquel un sujet se rapporte par essence et par nécessité n'est rien d'autre que l'essence propre de ce sujet, mais objectivée. ” (loc. cit., p. 61. Voir aussi à ce sujet la note 3, p. 96).

[206] Nous traduisons le terme de Unwesen par non-être. Mais ce mot signifie aussi monstre, absurdité. (voir note 1, p. 81.)

[207] Nous donnons ici au “ leidend sein ” employé par Marx son sens fort, alors que nous avons précédemment traduit par passif. Mais il va introduire l'idée d'être passionné, et à l'origine de la passion il y a un manque, une souffrance que l'homme cherche à compenser.

[208] FEUERBACH : Thèses provisoires § 43 : “ Sans limite, temps, ni souffrance, il n'est non plus ni qualité, ni énergie, ni esprit, ni flamme, ni amour. Seul l'être nécessiteux est l'être nécessaire. Une existence sans besoin est une existence superflue... Un être sans souffrance est un être sans fondement. Seul mérite d'exister celui qui peut souffrir. Seul l'être doulou­reux est un être divin. Un dire sans affection est un dire sans être. ” (loc. cit., p. 115).

[209] Pour “ la conscience de soi ”.

[210] Ibid., § 21 : “ La contradiction de la philosophie moderne, du panthéisme en particulier, qui nie la théologie du point de vue de la théologie, ou transforme à nouveau en théologie la négation de la théologie : cette contradiction est particulièrement caractéristique de la philosophie hégélienne. ” (p. 156). “ Ainsi dès le principe suprême de la philosophie de Hegel, nous trouvons le principe et le résultat de sa philosophie de la religion, savoir que la philosophie, loin de supprimer les dogmes de la théologie, se contente de les rétablir à partir de la négation du rationalisme, et de les médiatiser. Le secret de la dialectique hégélienne ne consiste en définitive qu'à nier la théologie au nom de la philosophie, pour nier ensuite à son tour la philosophie au nom de la théologie. C'est la théologie qui est le commencement et la fin ; au milieu se tient la philosophie, qui nie la première position ; mais c'est la théologie qui est la négation de la négation. ” (pp. 158-159).

[211] Nous avons traduit jusqu'ici le mot Aufhebung par suppression, abolition. Mais, dans le passage qui suit, Marx examine en particulier la notion hégélienne d'Aujhebung, qui est chez Hegel à la fois suppression et conservation. Dans la Logique (1er Livre, ire partie, chapitre I, Remarque), il écrit : “ Aufheben a dans le langage ce double sens : le mot signifie quelque chose comme conserver, garder, et en même temps quelque chose comme faire cesser, mettre fin. Le fait de conserver lui-même implique déjà ce côté négatif, pour la garder, on soustrait la chose à son immédiateté et par suite à un être-là ouvert aux influences extérieures. Ainsi ce qui est supprimé est en même temps quelque chose de conservé, qui a seulement perdu son immédiateté, mais n'est pas pour autant anéanti. ” Nous utiliserons donc dans ce sens le terme de dépassement.

[212] Marx donne ici l'enchaînement des principaux concepts de la philosophie du droit de Hegel, concepts qui constituent les principales parties du livre.

[213] Marx donne ici l'enchaînement des concepts tel qu'il résulte de la division et du plan de l'encyclopédie.

[214] Feuerbach écrit dans les Thèses provisoires (§ 51) - “ Chez Hegel la pensée est l'être; la pensée est le sujet, l'être est le prédicat. La Logique est la pensée dans l'élément de la pensée, ou la pensée qui se pense elle-même, la pensée comme sujet sans prédicat ou la pensée qui est à la fois sujet et son propre prédicat. ” (loc. cit., p. 120).

[215] Anschauung. Nous traduisons par contemplation, au sens d'intuition, de vue directe.

[216] HEGEL : Encyclopédie, 3e édit., p. 222 / § 244/. (Note de Marx.)

[217] C'est-à-dire que. Hegel remplace ces abstractions figées par l'acte tournant en cercle en lui-même de l'abstraction; en cela il a évidemment le mérite d'avoir montré la source de tous ces concepts inadéquats qui, d'après leur date d'origine, sont propres à divers philosophes, de les avoir rassemblés et d'avoir créé comme objet de la critique au lieu d'une abstraction déterminée l'abstraction complète, dans toute son extension (nous verrons plus loin pourquoi Hegel sépare la pensée du sujet; mais dès maintenant il est évident que si l'homme n'est pas, la manifestation de son essence ne peut pas être humaine non plus; donc la pensée ne pouvait pas non plus être conçue comme la manifestation de l'essence de l'homme en tant qu'il est un sujet humain et naturel, doué d'yeux, d'oreilles, etc., vivant dans la société, le monde et la nature). (Note de Marx.)

[218] Voici le texte de Hegel auquel Marx fait allusion : “ La négativité qui se rapporte à l'espace en tant que point et développe en lui ses déterminations en tant que ligne et surface est pourtant dans la sphère de l'être extérieur à lui-même, également pour soi, et pose ses déterminations dans le pour soi de la négativité, mais en même temps dans la sphère de l'être extérieur à soi, y apparaissant comme indifférence vis-à-vis de la juxtaposition tranquille. Ainsi posée pour soi elle est le temps. ” (Ibid., § 254).

[219] Ibid., 245.

[220] Ibid., 247.

[221] Ibid., § 381.

[222] Ibid., § 384.


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