1844

Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme....
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La sainte famille

K. Marx - F. Engels

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« Vie terrestre et transfiguration de la critique critique », ou la critique critique personnifiée par Rodolphe, prince de Gerolstein

par Karl MARX.


Rodolphe, prince de Gerolstein, expie, dans sa vie terrestre, un double crime, son crime personnel et le crime de la Critique critique. Dans une altercation violente, il a tiré l'épée contre son père [1]; dans une altercation violente, la Critique critique s'est laissé entraîner vis-à-vis de la Masse à des émotions coupables. La Critique critique n'a pas dévoilé un seul mystère. Rodolphe expie cette carence et dévoile tous les mystères.

Rodolphe est, si nous en croyons M. Szeliga, le premier serviteur de l'État de l'humanité. (État humanitaire du Souabe Égidius. — Voir les Konstitutionelle Jahrbücher (Annales constitutionnelles) du Dr Karl Weil, 1844, 2e volume [2].)

Pour que le monde n'aille pas à sa perte, il faut, si l'on en croit M. Szeliga,

« qu'interviennent les hommes de la critique impitoyable... Rodolphe est un de ces hommes... Rodolphe appréhende l'idée de la Critique pure. Et cette idée est plus féconde pour lui et l'humanité que toutes les expériences que celle-ci a faites dans son histoire, que toute la science que Rodolphe, même sous la direction du maître le plus fidèle, a pu tirer de cette histoire... Le jugement impartial par lequel Rodolphe immortalise sa vie terrestre n'est en réalité que « la révélation des mystères de la société». Il est, quant à lui, « le mystère dévoilé de tous les mystères ».

Rodolphe dispose d'infiniment plus de moyens extérieurs que les autres hommes de la Critique critique. La Critique s'en console :

« L'homme moins favorisé par le sort ne peut atteindre les résultats (!) de Rodolphe; mais son noble but n'est pas impossible à atteindre (!). »

La Critique s'en remet donc au favori du sort Rodolphe du soin de réaliser ses propres idées à elle. Elle lui chante :

« Joli coq !
Passe devant !
C'est toi qui as les grandes bottes imperméables [3]

Accompagnons Rodolphe dans son pèlerinage critique par le monde, pèlerinage « plus fécond pour l'humanité que toutes les expériences que l'humanité a faites dans son histoire, que toute la science », etc., et qui, par deux fois, sauve le monde de la perte.

I: Métamorphose critique d'un boucher en chien, ou le chourineur.

De son métier, le Chourineur [4] était boucher. Divers conflits font un assassin de ce violent enfant de la nature. Rodolphe le rencontre par hasard, juste à l'instant où il maltraite Fleur-de-Marie [5]. Rodolphe applique de main de maître sur la tête de l'habile ferrailleur quelques coups de poing qui en imposent. Rodolphe s'assure ainsi le respect du Chourineur. Plus tard, au bouge, se révèle la nature bon enfant du Chourineur. « Tu as toujours du cœur et de l'honneur » ! lui dit Rodolphe. Par ces paroles, il lui inspire le respect de lui-même. Le Chourineur est corrigé ou, pour parler comme M. Szeliga, métamorphosé en « entité morale ». Rodolphe le prend sous sa protection. Suivons la nouvelle éducation du Chourineur, guidée par Rodolphe.

Premier stade. — Pour commencer, le Chourineur reçoit des leçons d'hypocrisie, de perfidie, de trahison et de dissimulation, Rodolphe utilise le Chourineur moralisé, absolument comme Vidocq [6] utilisait les criminels à qui il avait inculqué la morale : c'est-à-dire qu'il en fait un mouchard, un agent provocateur. Il lui conseille « d'avoir l'air », devant le Maître d'école [7], d'avoir changé de « principes », le principe de ne pas commettre de vol — de proposer à celui-ci un coup à faire et de l'attirer ainsi dans un piège tendu par Rodolphe. Le Chourineur a l'impression qu'on veut abuser de lui pour une « farce ». Il proteste contre la suggestion qu'on lui fait de jouer les mouchards et les agents provocateurs. Rodolphe persuade aisément cet enfant de la nature, par la « pure » casuistique de la Critique critique, qu'un mauvais coup n'est plus un mauvais coup dès lors qu'on le fait pour de « bonnes raisons morales ». Agent provocateur, le Chourineur, en jouant de la camaraderie et en inspirant confiance, mène son ancien compagnon à sa perte. Pour la première fois de sa vie, il commet une infamie.

Deuxième stade. — Nous retrouvons le Chourineur comme garde-malade de Rodolphe, qu'il vient d'arracher à la mort [8].

Le Chourineur est devenu un être moral tellement convenable que, lorsque David, le docteur nègre, lui propose de s'asseoir sur le plancher, il refuse de peur de salir le tapis. Il est même trop timide pour s'asseoir sur une chaise. Il pose d'abord la chaise sur le dos, et s'assoit ensuite sur les barreaux de devant de la chaise. Il ne manque pas de s'excuser chaque fois qu'il appelle M. Rodolphe, à qui il a sauvé la vie, son « ami» ou « monsieur » au lieu de lui dire « monseigneur ».

Merveilleux dressage de ce brutal enfant de la nature ! Le Chourineur énonce le mystère le plus profond de sa métamorphose critique, quand il avoue à Rodolphe qu'il se sent pour lui l'attachement d'un bouledogue pour son maître.

« Je me sens pour vous comme qui dirait l'attachement d'un bouledogue pour son maître [9]. »

L'ancien boucher est métamorphosé en chien. À partir de ce moment, toutes ses vertus se résoudront en la vertu du chien, le pur « dévouement » à son maître. Son indépendance, son individualité disparaîtront complètement. Mais, à l'exemple des mauvais peintres qui sont obligés d'indiquer par un billet placé sur la bouche des personnages le sens de leur portrait, Eugène Sue mettra dans la bouche du Chourineur « bouledogue » une étiquette sur laquelle on lit constamment cette protestation.

« Vos deux mots : tu as du cœur et de l'honneur, ont fait de moi un homme. »

Jusqu'à son dernier soupir, le Chourineur trouvera le mobile de ses actes non dans son individualité humaine, mais dans cette étiquette. Pour prouver son amendement moral, il fera maintes réflexions sur ses propres qualités et sur la perversité d'autres individus ; et toutes les fois qu'il jonglera avec des locutions morales, Rodolphe ne manquera pas de lui dire : « J'aime t'entendre parler ainsi. » Le Chourineur n'est plus un bouledogue ordinaire, il est devenu un bouledogue moral.

Troisième stade. — Nous avons déjà admiré la correction petite-bourgeoise, qui a remplacé le sans-gêne grossier, mais hardi, du Chourineur. Nous apprenons maintenant que, comme il convient à une « entité morale », il s'est assimilé aussi les allures et le maintien d'un petit-bourgeois.

« À le voir marcher... on l'eût pris pour le bourgeois le plus inoffensif du monde [10]. »

Le contenu que Rodolphe donne à cette vie réformée selon la Critique est plus lamentable encore que sa forme. Il l'expédie en Afrique, où il pourra « donner au monde incrédule le vivant et salutaire exemple du repentir ». Ce n'est plus sa propre nature humaine qu'il doit représenter désormais, mais un dogme chrétien.

Quatrième stade. — Sa métamorphose critico-morale a fait du Chourineur un homme calme et prudent, qui guide sa conduite selon les règles de la crainte et de la sagesse pratique.

« Le Chourineur », nous apprend Murph qui, dans son indiscrète simplicité, vend toujours la mèche, « le Chourineur n'a pas dit un mot de l'exécution du Maître d'école, de peur de se trouver compromis. [11] »

Le Chourineur sait donc que l'exécution du Maître d'école a été un acte contraire à la loi. S'il n'en souffle mot, c'est par crainte de se compromettre. Sage Chourineur !

Cinquième stade. — Le Chourineur a suffisamment parfait sa culture morale pour que ses rapports canins avec Rodolphe, sous forme civilisée, parviennent... à la conscience. Il dit à Germain [12], après l'avoir arraché à la mort :

« J'ai un protecteur qui est pour moi ce que Dieu est pour les prêtres..; c'est à se jeter à genoux devant lui. »

Et, en pensée, le voilà à genoux devant son Dieu.

« M. Rodolphe, poursuit-il en s'adressant à Germain, vous protège. Quand je dis monsieur... c'est monseigneur... que je devrais dire... mais j'ai l'habitude de l'appeler Monsieur Rodolphe, et il me le permet. »

Et M. Szeliga de s'écrier dans une extase critique :

« Splendide réveil, splendide épanouissement ! »

Sixième stade. — Le Chourineur termine dignement sa carrière de pur dévouement, de bouledogue moral, en se faisant poignarder finalement à la place de son monseigneur. À l'instant où le Squelette [13] menace le prince de son couteau [14], le Chourineur arrête le bras de l'assassin. Le Squelette poignarde le Chourineur. Mais, au moment de mourir, celui-ci dit à Rodolphe :

« J'avais raison de dire qu'un ver de terre [un bouledogue] comme moi pouvait quelquefois être utile à un grand seigneur comme vous. »

À cette déclaration de chien, qui résume toute la carrière critique du Chourineur en une seule épigramme, le Chourineur, ou plutôt le billet qu'il porte dans la bouche, ajoute :

« Nous sommes quittes, monsieur Rodolphe. Vous m'avez dit que j'avais du cœur et de l'honneur. »

Et M. Szeliga de s'écrier de toutes ses forces :

« Quel mérite pour Rodolphe d'avoir rendu le « Chourineur » à l'humanité (?). »

Notes

[1] Rodolphe avoue ce crime au Chapitre Ill, de la 9e partie des Mystères de Paris : « J'ai tiré l'épée contre mon père... je suis frappé dans mon enfant. Juste punition du parricide… »

[2] WEIL Karl (1806-1878) - publiciste. De 1842 à 1846, il fit paraître ses Konstitutionelle Jahrbücher sous le pseudonyme : Égidius.

[3] Extrait du recueil de chansons populaires intitulé : Les Sept Sonates.

[4] Le Chourineur, personnage des Mystères de Paris, repris de justice qui a été surnommé au bagne « Chourineur », de l'argot « chouriner » qui signifie : donner des coups de couteau. Il raconte son histoire à Rodolphe. Son « premier métier a été d'aider les équarisseurs à égorger les chevaux à Montfaucon ». Perverti par ce métier, il a gardé la manie de « chouriner... comme à l'abattoir ». Le meurtre d'un sergent l'a conduit au bagne (Les Mystères de Paris, ch. 1).

[5] Fleur-de-Marie, personnage des Mystères de Paris, jeune fille que Rodolphe arrache à la dépravation dans laquelle la misère l'avait jetée. Ce surnom de « Fleur-de-Marie » était dû sans doute à la candeur de ses traits » (Les Mystères de Paris, ch. 1).

[6] VIDOCQ François Eugène (1775-1857) : criminel français, agent secret de la police parisienne, puis chef de la Sûreté.

[7] Le Maître d'école, personnage des Mystères de Paris, scélérat, voleur et assassin « qui faisait trembler le Chourineur lui-même ». Rodolphe le rencontre dans le cabaret de la rue aux Fèves avec sa complice, la « Chouette », vieille borgnesse, tortionnaire de Fleur-de-Marie enfant (chap. I). Ce surnom lui a été donné au bagne en raison du langage châtié qu'il tient de son origine bourgeoise.

[8] Les Mystères de Paris, Ire partie, ch. XIX.

[9] Toute la citation est en français dans le texte. Rappelons que les termes en italiques et suivis d'un astérisque sont en français dans le texte allemand original.

[10] La citation est en français dans le texte.

[11] La citation est en français dans le texte.

[12] Germain, personnage des Mystères de Paris, autre protégé de Rodolphe, type de l'homme pauvre, mais honnête.

[13] Le Squelette, personnage des Mystères de Paris, assassin insensible à la bienfaisante influence de Rodolphe.

[14] Les Mystères de Paris, 10e partie, ch. III.


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