1844

Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme....
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La sainte famille

K. Marx - F. Engels

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« Vie terrestre et transfiguration de la critique critique », ou la critique critique personnifiée par Rodolphe, prince de Gerolstein

par Karl MARX.


VIII : Rodolphe, ou la révélation du mystère des mystères.

Le moyen magique grâce auquel Rodolphe opère toutes ses rédemptions et toutes ses guérisons miraculeuses, ce ne sont pas ses belles paroles, ce sont ses espèces sonnantes. Voilà comme sont les moralistes, dit Fourier. Il faut être millionnaire pour pouvoir imiter leurs héros.

La morale, c'est « l'impuissance mise en action ». Toutes les fois qu'elle s'attaque à un vice, elle a le dessous. Et Rodolphe ne s'élève même pas au point de vue de la morale autonome, qui repose du moins sur la conscience de la dignité humaine. Sa morale repose, au contraire, sur la conscience de la faiblesse humaine. Il est la morale théologique. Les exploits qu'il accomplit avec ses idées fixes, ses idées chrétiennes, celles qui lui servent à jauger le monde : la « charité », le « dévouement », l'« abnégation », le « repentir », les « bons » et les « méchants », la « récompense » et la «  punition », les « châtiments terribles », l' « isolement », le « salut de l'âme », etc., nous les avons suivis jusque dans le détail en démontrant que ce ne sont que bouffonneries. Ici, il ne nous reste à nous occuper que du caractère personnel de Rodolphe, la « révélation du mystère de tous les mystères » ou le mystère dévoilé de la « Critique pure ».

Dès son adolescence, l'Hercule critique affronte l'antithèse du « bien » et du « mal » sous les traits de deux personnages : Murph et Polidori sont tous deux précepteurs de Rodolphe. Le premier l'élève dans le bien, c'est le « bon »; le second l'éduque dans le mal, c'est « le méchant ». Afin que cette conception ne le cède en rien pour la banalité aux conceptions analogues qu'on trouve dans d'autres romans moraux, Murph, « le bon », ne doit pas être « savant », pas « particulièrement avantagé au point de vue intellectuel ». Par contre, il est honnête, simple, laconique; il sait, à coup de brefs adjectifs — honteux, infâme — se grandir face au mal, et il a horreur de tout ce qui est bas. Pour employer le langage de Hegel, il harmonise honnêtement la mélodie du bien et du vrai de façon que tout donne la même note,

Polidori est au contraire un prodige d'intelligence, de savoir, de culture, avec cela « l'immoralité la plus dangereuse »; il possède surtout ce qu'Eugène Sue, ce membre de la jeune et pieuse bourgeoisie de France, ne pouvait oublier : « le plus effrayant scepticisme ». On peut juger de l'énergie intellectuelle et de la culture d'Eugène Sue et de son héros d'après leur terreur panique du scepticisme.

« Murph, dit Szeliga, est à la fois la pérennisation de la faute du 13 janvier et l'éternelle expiation de cette faute par une affection et un dévouement incomparables pour la personne de Rodolphe. »

Si Rodolphe est le deus ex machina et le médiateur du monde, Murph est à son tour le deux ex machina personnel et le médiateur de Rodolphe.

« Rodolphe et le salut de l'humanité, Rodolphe et la réalisation des perfections essentielles de l'homme forment pour Murph une unité indivisible à laquelle il se dévoue non pas avec le sot attachement d'un chien ou d'un esclave, mais sciemment et volontairement. »

Murph est donc un esclave éclairé, conscient et autonome. Comme tout serviteur des princes, il voit dans son maître le salut de l'humanité personnifié. Graun le flatte en l'appelant « intrépide garde du corps ». Rodolphe l'appelle lui-même « modèle d'un valet »; c'est réellement un valet modèle. Il ne manquait jamais, nous rapporte Eugène Sue, d'appeler Rodolphe Monseigneur dans leurs tête-à-tête. Ailleurs, pour sauvegarder l'incognito, il lui donne du monsieur du bout des lèvres, mais, au fond du cœur, du monseigneur.

« Murph aide à lever le voile qui couvre les mystères, mais il ne le fait qu'à cause de Rodolphe. Il donne son concours pour détruire la puissance des mystères. »

L'épaisseur du voile qui cache à Murph les situations du monde les plus simples, on peut la mesurer en lisant sa conversation avec le chargé d'affaires Gratin. Du fait que la loi stipule le droit de légitime défense, il conclut que Rodolphe avait, nouveau luge de la sainte Vehme [1], le droit de faire crever les yeux au Maître d'école ligoté et « sans défense ». Quand il nous décrit comment, devant les assises, Rodolphe fera le récit de ses « nobles » actions, étalera ses phrases grandiloquentes et laissera déborder son grand cœur, ses paroles sont dignes d'un lycéen qui vient de lire Les Brigands de Schiller. Le seul mystère que Murph propose au monde, le voici : quand il jouait au charbonnier, comment s'était-il noirci la figure. Avec de la poussière de charbon ou avec de la peinture ?

« Les anges viendront et ils ôteront les méchants du milieu des justes. » (Math. XIII, 49) « Désolation et angoisse à toutes les âmes des hommes qui font le mal; gloire, honneur et paix à toutes celles qui font le bien. » (Paul, Épître aux Romains, VIII, 7)

Rodolphe se transforme lui-même en un ange de ce genre. Il va de par le monde pour séparer les méchants des justes, punir les méchants, récompenser les bons. La représentation du bien et du mal s'est à tel point incrustée dans sa faible cervelle qu'il croit à l'existence de Satan en chair et en os et veut capturer le diable tout vif, comme jadis le professeur Sack [2] de Bonn. Il essaie, d'autre part, de copier en petit le contraire du diable, Dieu. Il lui plaît « de jouer un peu le rôle de la Providence ». Si, dans la réalité, toutes les différences se confondent de plus en plus dans la différence entre le pauvre et le riche, dans l'idée, toutes les distinctions aristocratiques se résolvent dans l'opposition du bien et du mal [3]. Cette distinction est la forme dernière que l'aristocrate donne a ses préjugés. Rodolphe se considère lui-même comme un homme de bien, et les méchants sont là pour lui permettre de jouir de sa propre excellence. Examinons «l'homme de bien » d'un peu plus près.

M. Rodolphe pratique une bienfaisance et une prodigalité assez analogues à celles du calife de Bagdad dans les Mille et Une Nuits. Il lui est impossible de mener cette vie sans pomper, tel un vampire, toutes les ressources de sa petite principauté allemande jusqu'à la dernière goutte. D'après M. Sue lui-même, il figurerait parmi les princes allemands médiatisés [4] si la protection d'un marquis français ne l'avait sauvé de l'abdication forcée. Cette indication nous permet d'évaluer les dimensions de son pays. Avec quel esprit critique Rodolphe juge sa propre situation, nous pouvons d'ailleurs le mesurer au fait que ce petit Sérénissime allemand croit devoir garder à Paris un demi-incognito pour ne pas faire sensation. Il se fait accompagner spécialement d'un chancelier, à cette seule fin critique que celui-ci lui représente « le côté théâtral et puéril du pouvoir souverain »; comme si, en dehors de lui-même et de son miroir, un petit Sérénissime avait besoin d'un troisième représentant du côté théâtral et puéril du pouvoir souverain. Rodolphe a su inculquer à ses gens cette même méconnaissance critique d'eux-mêmes. C'est ainsi que le valet Murph et le chargé d'affaires Graun ne s'aperçoivent pas que l'homme d’affaires parisien, M. Badinot [5], les persifle en ayant l'air de croire que leurs affaires privées sont des affaires d'État, quand il jase, d'un ton sarcastique, sur

« les rapports occultes qui peuvent exister entre les intérêts les plus divers et les destinées des empires [6]. »
« Oui, rapporte le chargé d'affaires de Rodolphe, il a l'impudence de me dire quelquefois : « Que de complications inconnues du vulgaire dans le gouvernement d'un État ! Qui dirait pourtant que les notes que je vous remets, monsieur le Baron, ont sans aucun doute leur part d'influence sur les affaires de l'Europe ! »

L'impudence ne réside pas, pour le chargé d'affaires et Murph, dans le fait qu'on leur attribue une influence sur les affaires de l'Europe, mais dans le fait que Badinot idéalise ainsi son vil métier.

Remémorons-nous d'abord une scène de la vie privée de Rodolphe. Il raconte à Murph :

« Je suis dans un de mes moments d'orgueil et de bonheur. »

Mais tout de suite après le voilà hors de lui, parce que Murph ne veut pas répondre à une de ses questions :

« Je vous ordonne de parler. »

Murph ne veut pas se laisser donner des ordres. Rodolphe lui dit :

« Je n'aime pas les réticences. »

Il s'oublie au point de rappeler grossièrement à Murph qu'il lui paie tous ses services. Et notre jeune homme ne se calme que lorsque Murph lui dit :

« Souvenez-vous du 13 janvier. »

Après coup, la nature servile de Murph, un instant oubliée, réapparaît. Il s'arrache les « cheveux », que par bonheur il n'a plus; il est désespéré d'avoir parlé un peu rudement à Son Altesse qui veut bien l'appeler « un modèle de valet », «son bon, son vieux, son fidèle Murph ».

Après ces échantillons du mal qui l'habite, Rodolphe en revient à ses idées fixes sur le « bien » et le « mal » et rend compte des progrès qu'il fait dans le bien. Il appelle les aumônes et la pitié les chastes et pieuses consolatrices de son âme blessée. Mais prostituer ces consolatrices en les offrant à des êtres dépravés, indignes, ce serait horrible, impie, sacrilège. Il va de soi que la pitié et les aumônes sont des consolatrices de son âme à lui. Les profaner serait donc un sacrilège. Cela « ferait douter de Dieu; et celui qui donne doit faire croire en lui. » Faire l'aumône à un dépravé, voilà une idée insoutenable !

Chacun des mouvements de son âme est, pour Rodolphe, d'une importance infinie. C'est pourquoi il ne cesse de les soupeser et de les observer. Ainsi ce fou au cœur pur se console-t-il devant Murph que Fleur-de-Marie l'ait touché :

« J'étais ému jusqu'aux larmes, et l'on m'accuse d'être blasé, dur, inflexible ! »

Après avoir démontré de la sorte sa propre bonté, il monte sur ses grands chevaux à propos du « mal », de la méchanceté de la mère inconnue de Marie, et, s'adressant à Murph, il déclare avec la plus grande solennité :

« Tu le sais, certaines vengeances me sont bien chères, certaines souffrances bien précieuses. »

Ce disant, il fait des grimaces tellement diaboliques que le fidèle serviteur s'écrie, plein d'effroi :

« Hélas ! Monseigneur ! »

Ce grand seigneur ressemble quelque peu aux membres de la Jeune Angleterre [7], qui eux aussi veulent réformer le monde, accomplissent de nobles actions et sont sujets à des accès hystérique, du même genre.

C'est d'abord le naturel aventureux de Rodolphe qui nous donne la clé des aventures et des situations auxquelles il s'expose. Il aime « le piquant du roman, la distraction, l'aventure, le déguisement » ; sa « curiosité » est « insatiable », il éprouve le « besoin d'émotions vives et piquantes »; et est « avide de violents chocs nerveux ».

Ce naturel est soutenu par la rage de jouer à la Providence et d'organiser le monde en fonction de ses idées fixes.

Ses rapports avec les tiers s'expliquent soit par une idée fixe abstraite, soit par des motifs entièrement personnels et fortuits.

S'il délivre le médecin noir David et sa maîtresse, ce n'est pas par l'effet de la sympathie directement humaine que ces personnes inspirent, ce n'est pas pour les délivrer, elles, mais pour jouer à la Providence vis-à-vis du négrier Willis et le punir de ne pas croire en Dieu. C'est ainsi encore que le Maître d'école lui semble une proie toute trouvée pour l'application de la théorie pénale qu'il rumine depuis longtemps. L'entretien de Murph avec le chargé d'affaires Graun nous ouvre, d'autre part, une vue profonde sur les motifs purement personnels qui déterminent les nobles actions de Rodolphe.

L'intérêt de ce Monseigneur pour Fleur-de-Marie provient, à ce que dit Murph, « à part » la pitié que la pauvrette inspire, de ce que la fille dont il ressent si amèrement la perte aurait actuellement le même âge qu'elle. « À part » ses marottes humanitaires, la sympathie de Rodolphe pour la marquise d'Harville a ce motif personnel, que, sans le vieux marquis d'Harville et son amitié avec empereur Alexandre, le père de Rodolphe aurait été rayé de la liste des souverains allemands.

Sa bienfaisance vis-à-vis de Mme Georges et l'intérêt qu'il porte à Germain, le fils de Mme Georges, ont la même cause. Mule Georges appartient à la famille d'Harville, « C'est non moins à ses malheurs et à ses vertus qu'à cette parenté que la pauvre mine Georges a dû les incessantes bontés de son Altesse. » L'apologiste Murph essaie de masquer l'ambiguïté des motifs de Rodolphe par des expressions telles que « surtout, à part, non moins que ».

Tout le caractère de Rodolphe se résume finalement dans la « pure » hypocrisie avec laquelle il s'entend à présenter à lui-même et à autrui les explosions de ses mauvaises passions comme autant d'explosions contre les passions des méchants, de même que la Critique critique représente ses propres sottises comme les sottises de la Masse, ses rancunes haineuses contre l'évolution du monde en dehors d'elle comme des rancunes du monde en dehors d'elle contre l'évolution, enfin son égoïsme, qui se figure avoir absorbé tout esprit, comme l'égoïste contradiction opposant la Masse à l'Esprit.

Nous démontrons la « pure » hypocrisie de Rodolphe par son attitude envers le Maître d'école, la comtesse Sarah Mac Gregor et le notaire Jacques Ferrand.

Rodolphe a poussé le Maître d'école à entrer chez lui par effraction, pour l'attirer dans un piège et se saisir de sa personne. L'intérêt qu'il poursuit est un intérêt purement personnel, et non un intérêt universel humain. En effet, le Maître d'école est en possession du portefeuille de la comtesse Mac Gregor, et Rodolphe a grand intérêt à s'emparer de ce portefeuille. À l'occasion du tête-à-tête avec le Maître d'école, il est dit en toutes lettres :

« Rodolphe se trouvait dans une anxiété cruelle; s'il laissait échapper cette occasion de s'emparer du Maître d'école, il ne la retrouverait sans doute jamais; ce brigand emporterait les secrets que Rodolphe avait tant d'intérêt à savoir [8]. »

S'emparant du Maître d'école, Rodolphe s'empare donc du portefeuille de la comtesse Mac Gregor; c'est par intérêt personnel qu'il s'empare du Maître d'école; c'est par passion personnelle qu'il lui ôte la vue.

Lorsque le Chourineur raconte à Rodolphe la lutte du Maître d'école avec Murph et motive sa résistance en disant qu'il savait ce qui l'attendait, Rodolphe répond :

« Il ne le savait pas. »

Et il dit cela « d'un air sombre, les traits contractés par cette expression presque féroce dont nous avons parlé ». L'idée de la vengeance lui passe par la tête, il anticipe le sauvage plaisir que lui procurera le châtiment barbare infligé au Maître d'école.

Aussi, à l'entrée du médecin noir David, qu'il a prévu comme instrument de sa vengeance,

« Rodolphe s'écria avec une fureur froide et concentrée : Vengeance ! vengeance [9]

Une fureur froide et concentrée l'habitait. Il murmure ensuite son projet tout bas à l'oreille du médecin; et, comme celui-ci a un mouvement de recul, Rodolphe aussitôt s'entend à substituer à sa vengeance personnelle un « pur » motif théorique. Il ne s'agit, dit-il, que de « l'application d'une idée » qui a déjà bien des fois hanté sort sublime cerveau; et il n'oublie pas d'ajouter avec onction : « Il aura encore devant lui l'horizon sans bornes du repentir. » Il imite l'Inquisition espagnole qui, après avoir livré au bras séculier les condamnés au bûcher, demandait hypocritement miséricorde pour le pécheur repentant.

On ne s'étonnera pas qu'au moment où vont avoir lieu l'interrogatoire et l'exécution du Maître d'école, notre noble seigneur soit installé dans un cabinet suprêmement confortable, vêtu d'une longue robe de chambre entièrement noire, le visage d'une pâleur suprêmement intéressante et que, pour copier fidèlement le tribunal, il prenne place derrière une longue table chargée de pièces à conviction. Il faut, n'est-il pas vrai, qu'il perde l'expression de férocité et de vengeance avec laquelle il a fait connaître son projet au Chourineur et au médecin, et que, dans l'attitude solennelle, hautement comique, d'un juge de l'univers par soi-même inventé, il joue son personnage «calme, triste, recueilli ».

Afin de ne laisser subsister aucun doute sur le motif « pur » pour lequel on crève les yeux au captif, ce vieil imbécile de Murph avoue au chargé d'affaires Gratin :

« Le châtiment cruel du Maître d'école avait surtout pour but de me venger de mon assassin. »

Dans un tête-à-tête avec Murph, Rodolphe s'exprime en ces termes :

« Ma haine des méchants... est devenue plus vivace, mon aversion pour Sarah augmente, en raison sans doute du chagrin que me cause la mort de ma fille [10]. »

Rodolphe nous informe que sa haine des méchants a pris un caractère plus vivace. Sa haine, cela va de soi, est une haine critique, pure, morale : il hait les méchants parce qu'ils sont méchants. C'est pourquoi il considère cette haine comme un progrès qu'il fait lui-même dans le bien.

Mais il trahit en même temps que cet accroissement de sa haine morale n'est qu'une sanction hypocrite destinée à larder la montée de son antipathie personnelle pour Sarah. La fiction morale indéterminée : accroissement de la haine qu'il porte aux méchants n'est que l'enveloppe recouvrant le fait immoral déterminé : accroissement de son antipathie pour Sarah. Cette antipathie a une raison très naturelle, très individuelle, son chagrin personnel. C'est ce chagrin qui donne la mesure de son antipathie. Sans doute !

Une hypocrisie encore plus répugnante se manifeste lors de l'entrevue de Rodolphe avec la comtesse Mac Gregor au moment où elle va mourir.

Après la révélation du mystère que Fleur-de-Marie est la fille de Rodolphe et de la comtesse, Rodolphe s'approche d'elle, « l'air menaçant, impitoyable ». Elle demande grâce : « Pas de grâce, répond-il, malédiction sur vous... vous... mon mauvais génie et celui de ma race. » C'est donc la « race » qu'il veut venger. Il apprend ensuite à la comtesse comment, pour expier sa tentative d'assassinat sur la personne de son père, il s'est imposé de parcourir le monde en récompensant les bons et punissant les méchants. Rodolphe torture la comtesse, il s'abandonne à son emportement, mais, à ses propres yeux, il ne fait qu'accomplir la mission qu'il s'est fixée après le 13 janvier : « poursuivre le mal ».

Au moment où il s'en va, Sarah s'écrie :

« Pitié !.. je meurs ! »
« Mourez donc, maudite ! dit Rodolphe, effrayant de jureur. »

Ces derniers mots : « effrayant de jureur » trahissent les motifs purs, critiques et moraux de son action. C'est cette même fureur qui lui a fait tirer l'épée contre feu son très noble père, comme l'appelle M. Szeliga. Au lieu de combattre le mal en lui-même, il le combat, en critique pur, chez autrui.

Finalement, Rodolphe abolit lui-même sa théorie pénale catholique. Il voulait supprimer la peine de mort, métamorphoser la peine en expiation, mais seulement tant que l'assassin tue des étrangers et laisse en paix les membres de la famille rodolphienne. Rodolphe devient partisan de la peine de mort dès que l'assassin frappe l'un des siens; il lui faut une double législation, l'une pour sa propre personne, l'autre pour les personnes profanes.

Il apprend par Sarah que c'est Jacques Ferrand qui a provoqué la mort de Fleur-de-Marie. Il se dit lui-même :

« Non, ce n'est pas assez !.. Quelle ardeur de vengeance ! Quelle soif de sang ! Quelle fureur calme et réfléchie ! Tant que j'ignorais qu'une des victimes du monstre était mon enfant, je me disais : la mort de cet homme serait stérile.. La vie sans or, la vie sans l'assouvissement de sa sensualité frénétique, sera une longue et double torture... Mais c'est ma fille !... Je tuerai cet homme ! »

Et il se précipite chez lui pour le tuer; mais l'état où il le trouve rend le meurtre superflu.

Ce « bon » Rodolphe ! Avec sa fièvre de vengeance, sa soif de sang, sa fureur calme et réfléchie, avec cette hypocrisie qui pare des belles couleurs de la casuistique tout mauvais mouvement, il a précisément toutes les passions du méchant qu'il punit chez les autres en leur crevant les yeux. Seuls d'heureux hasards, l'argent et le rang social, sauvent cet homme de « bien » du bagne.

Ce Don Quichotte étant nul à tout autre point de vue, la « puissance de la Critique » fait de lui en compensation un « bon locataire », un « bon voisin », un « bon ami », un « bon père », un « bon bourgeois », un « bon citoyen », un « bon prince », et la suite de toute la gamme que nous chante M. Szeliga. Voilà qui est supérieur à tous les résultats obtenus par « l'humanité dans son histoire entière ». Cela suffit pour que, par deux fois, Rodolphe sauve « le monde » de la « perdition » !


Notes

[1] Sainte Vehme, tribunal secret qui au moyen âge condamnait à mort et exécutait ceux qu'il jugeait coupables.

[2] SACK Karl Heinrich (1789-1875) : théologien protestant, professeur à Bonn.

[3] LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 38.

[4] Petits princes allemands dont les États avaient été incorporés à des États plus grands par suite des modifications territoriales dues aux guerres napoléoniennes ou décidées par le Congrès de Vienne en 1814-1815.

[5] Graun, Badinot, personnages des Mystères de Paris.

[6] Jusqu'ici, la citation est en français dans le texte. La suite est traduite.

[7] « La jeune Angleterre » (Young England) : groupe d'hommes politiques et d'hommes de lettres anglais appartenant au parti tory, qui se constitua vers 1840. Marx et Engels caractérisent leurs idées dans le Manifeste du Parti communiste par les termes de « socialisme féodal ». Et Lénine, dans ses Cahiers philosophiques, après avoir noté ce passage, écrit : « Marx n'aurait-il pas en vue les philanthropes tories anglais qui ont introduit la loi de dix heures ? » (Œuvres complètes, p. 38).

[8] La citation est en français dans le texte.

[9] La citation est en français dans le texte.

[10] La citation est en français dans le texte.


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