1844

Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme....
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La sainte famille

K. Marx - F. Engels

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« La Critique critique » sous les traits du marchand de mystères ou « la Critique critique » personnifiée par M. Szeliga [1]

par Karl MARX.


VI: Rigolette [2]

« Il reste encore un pas à faire. Par sa logique interne, le mystère a été amené, comme nous l'avons vu, chez Pipelet et grâce à Cabrion, à se ravaler au niveau de la simple farce. Il ne manque plus qu'une chose : que l'individu ne se prête plus à cette sotte comédie. Rigolette franchit ce pas avec la plus grande légèreté du monde. »

Il est donné à n'importe qui de percer en deux minutes le mystère de cette farce spéculative et d'apprendre lui-même son mode d'emploi. Voici de brèves indications :

Problème : Démontrer comment l'homme se rend maître des animaux.

Solution spéculative : Soit une demi-douzaine d'animaux, par exemple, le lion, le requin, le serpent, le taureau, le cheval et le roquet. Construisons par abstraction, à partir de ces six animaux, la catégorie « animal ». Représentons-nous l' « animal » comme un être indépendant. Considérons le lion, le requin, le serpent, etc., comme autant de déguisements, d'incarnations de l' « animal ». De même que, de cette création imaginaire, nous avons fait l' « animal » de notre abstraction, un être réel, transformons maintenant les animaux réels en êtres d'abstraction, en produits de notre imagination. Une chose apparaît : l' « animal » qui, dans le lion, met l'homme en pièces, dans le requin l'engloutit, dans le serpent l'empoisonne, dans le taureau lui donne des coups de corne et dans le cheval lui lance des ruades, quand il existe en tant que roquet, se borne à aboyer après lui et métamorphose le combat contre l'homme en un simple simulacre. L' « animal » a été entraîné, par sa propre logique, ainsi que nous l'avons -vu par l'exemple du roquet, à se ravaler au rôle de simple bateleur. Si donc un enfant, ou un vieillard tombé en enfance, prend la fuite devant le roquet, ce qui importe, c'est que l'individu, lui, ne se prête plus à cette sotte comédie. L'individu x franchit ce pas avec la plus grande légèreté du monde, en brandissant son jonc contre le roquet. Nous voyons comment, grâce à l'individu x et au roquet, l'homme s'est rendu maître de l' « animal », donc maître des animaux et, dans l'animal-roquet, a dompté le lion-animal.

C'est à peu près ainsi que, par la médiation de Pipelet et de Cabrion, la « Rigolette » de M. Szeliga triomphe des mystères du monde actuel. Bien plus ! Elle-même n'est qu'une réalisation de cette catégorie, le « mystère ».

« Elle-même n'a pas encore conscience de sa haute valeur morale, c'est pourquoi elle est encore un mystère pour elle-même ! »

Le mystère de la Rigolette non spéculative, Eugène Sue le fait énoncer par Murph [3]. C'est « une fort jolie grisette ». Eugène Sue a peint en elle le caractère aimable, humain, de la grisette parisienne. Simplement, par dévotion pour la bourgeoisie et par une sorte de mysticisme très personnel, il lui a fallu idéaliser moralement la grisette. Il a fallu qu'il supprimât ce qui fait le piquant de sa situation et de son caractère : son mépris du mariage en forme, sa liaison naïve avec l'étudiant ou l'ouvrier. C'est précisément par cette liaison qu'elle constitue un contraste vraiment humain avec l'épouse bourgeoise hypocrite, incapable de générosité, égoïste, avec toute la sphère bourgeoise, c'est-à-dire avec la sphère officielle.


Notes

[1] SZELIGA est le pseudonyme littéraire du Jeune-hégélien Franz Zychlin von Zychlinski (1816-1900). Collaborateur de l'Allgemeine Literatur-Zeitung et des Norddeutsche Blätter (Feuilles de l'Allemagne du Nord) de Bruno Bauer, il sera très souvent pris à partie par Marx non seulement dans La Sainte Famille, mais aussi dans L'Idéologie allemande.

[2] Rigolette, dans Les Mystères de Paris, incarne la jeune et gracieuse grisette qui séduit tout le monde par sa naïveté, sa gaieté et son cœur d'or (deuxième partie, ch. III à V).

[3] Murph, personnage des Mystères de Paris, gentilhomme anglais qui accompagne Rodolphe dans tous ses déplacements et veille sur lui comme un chien fidèle.


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