1844

Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme....
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La sainte famille

K. Marx - F. Engels

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« La Critique critique absolue » ou « la Critique critique » personnifiée par Mr. Bruno


Troisième campagne de la critique absolue

par Karl MARX.


d: Bataille critique contre la Révolution française.

Le caractère borné de la Masse avait forcé l' « Esprit », la Critique et M. Bauer à regarder la Révolution française non comme le temps des tentatives révolutionnaires des Français au « sens prosaïque », mais « seulement » comme « le symbole et l'expression fantastique » des propres élucubrations critiques de M. Bauer. La Critique fait pénitence pour son « erreur », en soumettant la Révolution à un nouvel examen. Elle punit en même temps « la Masse » - séductrice et corruptrice — , en lui communiquant les résultats de ce « nouvel examen ».

« La Révolution française fut une expérience qui faisait encore totalement partie du XVIIIe siècle. »

Qu'une expérience du XVIIIe siècle, telle que la Révolution française, soit encore absolument une expérience du XVIIIe siècle et non pas par exemple du XIXe, voilà une vérité chronologique qui semble appartenir « encore absolument » à ces vérités qui « se comprennent toutes seules d'emblée ». Mais, dans la terminologie de la Critique, qui a de fortes préventions contre la vérité « lumineuse », une vérité de ce genre s'appelle un « examen »; elle a donc sa place, tout naturellement, dans un « nouvel examen de la Révolution ».

« Les idées que la Révolution française avait fait germer n'ont pas mené au-delà de l'état de choses qu'elle voulait supprimer par la violence. »

Des idées ne peuvent jamais mener au-delà d'un ancien état du monde, elles ne peuvent jamais que mener au-delà des idées de l'ancien état de choses. Généralement parlant, des idées ne peuvent rien mener à bonne fin. Pour mener à bonne fin les idées, il faut les hommes, qui mettent en jeu une force pratique [1]. Dans son sens littéral, la proposition critique est donc une fois de plus une vérité qui se comprend toute seule, donc c'est encore un « examen ».

Sans se laisser troubler par cet examen, la Révolution française a fait germer des idées qui mènent au-delà des idées de tout l'ancien état du monde. Le mouvement révolutionnaire, qui commença en 1789 au Cercle social [2], qui, au milieu de sa carrière, eut pour représentants principaux Leclerc et Roux et finit par succomber provisoirement avec la conspiration de Babeuf, avait fait germer l'idée communiste que l'ami de Babeuf, Buonarroti, réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c'est l'idée du nouvel état du monde.

« Après avoir donc (!) supprimé les démarcations féodales à l'intérieur de la vie nationale, la Révolution fut forcée de satisfaire et même d'attiser le pur égoïsme du nationalisme, en même temps que de le refréner en créant son complément nécessaire, en reconnaissant l'existence d'un Être suprême, confirmant ainsi le système universel de l'État, nécessaire pour assurer la cohésion des différents atomes égoïstes. »

L'égoïsme du nationalisme est l'égoïsme naturel du système universel de l'État, par opposition à l'égoïsme des démarcations féodales. L'Être suprême est la confirmation supérieure du système universel de l'État, donc aussi du nationalisme. L'Être suprême n'en doit pas moins refréner l'égoïsme du nationalisme, c'est-à-dire du système universel de l'État ! Tâche vraiment critique que de refréner un égoïsme par sa confirmation, voire par sa confirmation religieuse, c'est-à-dire en le reconnaissant comme une entité surhumaine et par conséquent libérée de tout frein humain ! Les créateurs de I'Être suprême ne se doutaient guère qu'ils nourrissaient cette intention critique.

M. Buchez [3], qui étaie le fanatisme nationaliste par le fanatisme de la religion, comprend mieux son héros Robespierre.

Le nationalisme a scellé la fin de Rome et de la Grèce. La Critique ne dit donc rien de spécifique sur la Révolution française, quand elle dit que le nationalisme constitue sa perte. Elle n'en dit pas davantage sur le nationalisme, quand elle qualifie son égoïsme de « pur ». Ce pur égoïsme apparaît plutôt comme un égoïsme naturel très sombre, pétri de chair et de sang, quand on le compare au pur égoïsme du moi fichtéen, par exemple. Mais, si sa pureté n'est que relative par opposition à l'égoïsme des démarcations féodales, point n'était besoin d'un « nouvel examen de la Révolution » pour découvrir que l'égoïsme qui a pour contenu une nation est plus universel ou plus pur que l'égoïsme qui n'a pour contenu qu'un ordre particulier ou une corporation particulière.

Les éclaircissements de la Critique sur le système universel de l'État ne sont pas moins instructifs. Ils se bornent à dire qu'il faut le système universel de l'État pour maintenir la cohésion des différents atomes égoïstes.

À parler avec précision et au sens prosaïque du terme, les membres de la société bourgeoise ne sont pas des atomes. La propriété caractéristique de l'atome, c'est de ne pas avoir de propriétés ni, par conséquent, de relation déterminée par sa propre nécessité naturelle avec d'autres êtres extérieurs à lui. L'atome n'a pas de besoins, il se suffit à lui-même; le monde, en dehors de lui, est le vide absolu, c'est-à-dire n'a ni contenu, ni sens, ni signification, précisément parce que l'atome possède en lui-même toute plénitude. L'individu égoïste de la société bourgeoise a beau, dans sa représentation non sensible et son abstraction sans vie, se gonfler jusqu'à se prendre pour un atome, c'est-à-dire un être sans la moindre relation, se suffisant à lui-même, sans besoins, absolument plein, en pleine félicité, l'infortunée réalité sensible, elle, ne se soucie pas de l'imagination de cet individu; et chacun de ses sens le contraint de croire à la signification du monde et des individus existant en dehors de lui; et il n'est pas jusqu'à son profane estomac qui ne lui rappelle chaque jour que le monde hors de lui n'est pas vide, qu'il est au contraire ce qui, au sens propre, remplit. Chacune de ses activités et de ses propriétés essentielles, chacun de ses instincts vitaux devient un besoin, une nécessité, qui transforme son égoïsme, son intérêt personnel en intérêt pour d'autres choses et d'autres hommes hors de lui. Mais, comme le besoin d'un individu donné n'a pas, pour l'autre individu égoïste qui possède les moyens de satisfaire ce besoin, de sens intelligible par lui-même comme le besoin n'a donc pas de rapport immédiat avec sa satisfaction, tout individu se trouve dans l'obligation de créer ce rapport en se faisant également l'entremetteur entre le besoin d'autrui et les objets de ce besoin. C'est donc la nécessité naturelle, ce sont les propriétés essentielles de l'homme, tout aliénées qu'elles semblent, c'est l'intérêt qui tient unis les membres de la société bourgeoise dont le lien réel est donc constitué par la vie civile et non par la vie politique. Ce qui assure la cohésion des atomes de la société bourgeoise, ce n'est donc pas l'État, c'est le fait que ces atomes ne sont des atomes que dans la représentation, dans le ciel de leur imagination — et qu'en réalité ce sont des êtres prodigieusement différents des atomes : non pas des égoïsmes divins, mais des hommes égoïstes. La superstition politique est seule à se figurer de nos jours que la cohésion de la vie civile est le fait de l'État, alors que, en réalité, c'est au contraire la cohésion de l'État qui est maintenue du fait de la vie civile [4].

« L'idée colossale de Robespierre et de Saint-Just de constituer un « peuple libre » vivant selon les seules règles de la justice et de la vertu — voir par exemple le rapport de Saint-Just sur le crime de Danton, et son autre rapport sur la police générale — ne pouvait se maintenir quelque temps que par la terreur; elle constituait une contradiction, contre laquelle les éléments vulgaires et égoïstes du peuple réagirent de façon lâche et perfide, comme on pouvait s'y attendre de leur part. »

Cette phrase de Critique absolue, qui caractérise un « peuple libre » comme une « contradiction », contre laquelle les éléments du « peuple » ne peuvent manquer de réagir, est absolument creuse : la liberté, la justice, la vertu, au sens où l'entendaient Robespierre et Saint-Just, ne peuvent être, bien au contraire, que des manifestations vitales d'une « population » et des qualités du « peuple ». Robespierre et Saint-Just parlent expressément de « la liberté, la justice et la vertu » antiques, n'appartenant qu'au « peuple ». Les Spartiates, les Athéniens, les Romains, au temps de leur grandeur, étaient des « peuples libres, justes, vertueux ».

Dans la séance de la Convention du 5 février 1794, discutant les principes de la morale publique, Robespierre demande :

« Quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire ? La vertu; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges en Grèce et à Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnants dans la France républicaine; de cette vertu qui n'est autre chose que l'amour de la patrie et de ses lois. »

Robespierre qualifie ensuite expressément les Athéniens et les Spartiates de « peuples libres ». Il rappelle constamment la nation de l'Antiquité et cite ses héros comme ses corrupteurs : Lycurgue, Démosthène, Miltiade, Aristide, Brutus et Catilina, César, Clodius, Pison.

Dans son rapport sur l'arrestation de Danton — auquel la Critique renvoie — Saint-Just dit expressément :

« Le monde est vide depuis les Romains; et leur mémoire le remplit et prophétise encore la liberté. »

Il dirige son réquisitoire, à l'antique, contre Danton, nouveau Catilina.

Dans son autre rapport sur la police générale, le républicain est décrit tout à fait à la manière antique : inflexible, frugal, simple, etc. La police doit être par essence une institution correspondant à la censure romaine — il ne manque pas de citer Codrus, Lycurgue, César, Caton, Catilina, Brutus, Antoine, Cassius. Enfin Saint-Just caractérise d'un seul mot « la liberté, la justice, la vertu » qu'il réclame quand il dit :

« Que les hommes révolutionnaires soient des Romains. »

Robespierre, Saint-Just et leur parti ont succombé parce qu'ils ont confondu la société à démocratie réaliste de l'Antiquité, reposant sur la base de l'esclavage réel, avec l'État représentatif moderne à démocratie spiritualiste, qui repose sur l'esclavage émancipé, sur la société bourgeoise. Être obligé de reconnaître et de sanctionner, dans les droits de l'homme, la société bourgeoise moderne, la société de l'industrie, de la concurrence universelle, des intérêts privés qui poursuivent librement leurs fins, ce régime de l'anarchie, de l'individualisme naturel et spirituel devenu étranger à lui-même; vouloir en même temps annuler après coup pour tel ou tel individu particulier les manifestations vitales de cette société tout en prétendant façonner à l'antique la tête politique de cette société : quelle colossale illusion !

Tout le tragique de cette illusion éclate le jour où Saint-Just, marchant à la guillotine, montre le grand tableau des Droits de l'Homme accroché dans la salle de la Conciergerie et s'écrie avec fierté : « C'est pourtant moi qui ai fait cela ! » Ce tableau, précisément, proclamait le droit d'un homme qui ne saurait être l'homme de la société antique, pas plus que les conditions économiques et industrielles où il vit ne sont celles de l'antiquité.

Ce n'est pas ici le lieu de justifier historiquement l'illusion des hommes de la Terreur.

« Après la chute de Robespierre, les esprits éclairés et le mouvement politique s'acheminent à grands pas vers le point où ils allaient devenir la proie de Napoléon qui, peu après le 18 brumaire [5], pouvait dire : Avec mes préfets, mes gendarmes et mes curés, je puis faire de la France ce que je veux. »

L'histoire profane nous rapporte au contraire : C'est après la chute de Robespierre que les esprits politiques éclairés, qui avaient voulu sauter les étapes, qui avaient péché par excès d'enthousiasme, commencent seulement à se réaliser prosaïquement. C'est sous le gouvernement du Directoire que la société bourgeoise — société que la Révolution avait elle-même libérée des entraves féodales et reconnue officiellement, bien que la Terreur eût voulu la sacrifier à une conception antique de la vie politique — manifeste une vitalité prodigieuse. La course impétueuse aux entreprises commerciales, la rage de s'enrichir, le vertige de la nouvelle vie bourgeoise dont on commence à jouir hardiment, dans une atmosphère de frivolité, de légèreté enivrantes; le progrès réel de la propriété foncière française, dont la structure féodale avait été brisée par le marteau de la Révolution, et que, dans la première fièvre de la possession, les nombreux propriétaires nouveaux imprègnent largement de civilisation sous toutes ses formes; les premiers mouvements de l'industrie devenue libre — voilà quelques-uns des signes de vitalité que donne cette société bourgeoise qui vient de naître. La société bourgeoise est positivement représentée par la bourgeoisie. La bourgeoisie inaugure donc son gouvernement. Les droits de l'homme cessent d'exister purement en théorie.

Ce qui, le 18 brumaire, devint la proie de Napoléon, ce ne fut pas, comme le croit béatement la Critique sur la foi d'un certain M. von Rotteck et Welker, le mouvement révolutionnaire en général; ce fut la bourgeoisie libérale. On n'a, pour s'en convaincre, qu'à lire les discours des législateurs d'alors. (On se croirait transplanté de la Convention nationale dans une Chambre des députés d'aujourd'hui.

Napoléon, ce fut la dernière bataille de la Terreur révolutionnaire contre la société bourgeoise, également proclamée par la Révolution, et contre sa politique. Certes, Napoléon comprenait déjà l'essence de l'État moderne; il se rendait compte qu'il est fondé sur le développement sans entraves de la société bourgeoise, sur le libre jeu des intérêts particuliers, etc. Il se résolut à reconnaître ce fondement et à le défendre. Il n'avait rien d'un mystique de la Terreur. Mais en même temps, Napoléon considérait encore l'État comme sa propre fin, et la société bourgeoise uniquement comme bailleur de fonds, comme un subordonné auquel toute volonté propre était interdite. Il accomplit la Terreur en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente. Il satisfit, jusqu'à saturation, l'égoïsme du nationalisme français, mais il exigea, d'autre part, que la bourgeoisie sacrifiât ses affaires, ses plaisirs, sa richesse, etc., toutes les fois que l'exigeaient les buts politiques, les conquêtes, qu'il voulait réaliser. S'il opprimait despotiquement le libéralisme de la société bourgeoise — dans ses formes pratiques quotidiennes — il ne ménageait pas davantage les intérêts matériels essentiels de cette société, le commerce et l'industrie, chaque fois qu'ils entraient en conflit avec ses intérêts politiques à lui. Le mépris qu'il vouait aux hommes d'affaires industriels venait compléter son mépris des idéologues. À l'intérieur aussi, en se battant contre la société bourgeoise, il combattait l'adversaire de l'État qui, dans sa personne, conservait la valeur d'une fin en soi absolue, C'est ainsi qu'il déclara, au Conseil d'État, qu'il ne tolérerait pas que les propriétaires de grands domaines puissent, suivant leur bon plaisir, les cultiver ou les laisser en friche. C'est ainsi encore qu'il projeta, en instituant le monopole du roulage, de soumettre le commerce à l'État. Ce sont les négociants français qui préparèrent l'événement qui porta le premier coup à la puissance de Napoléon. Ce sont les agioteurs parisiens qui, en provoquant une disette artificielle, obligèrent l'empereur à retarder de près de deux mois le déclenchement de la campagne de Russie et à la repousser en conséquence à une date trop reculée.

En la personne de Napoléon, la bourgeoisie libérale trouvait encore une fois dressée contre elle la Terreur révolutionnaire : sous les traits des Bourbons, de la Restauration, elle trouva encore une fois en face d'elle la contre-révolution. C'est en 1830 qu'elle finit par réaliser ses désirs de 1789, avec une différence cependant : sa formation politique étant achevée, la bourgeoisie libérale ne croyait plus, avec l'État représentatif constitutionnel, atteindre l'État idéal, elle n'aspirait plus au salut du monde ni à des fins humaines universelles : elle avait au contraire reconnu dans ce régime l'expression officielle de sa puissance exclusive et la consécration politique de ses intérêts particuliers.

L'histoire de la Révolution française, commencée en 1789, n'est pas encore terminée en cette année 1830, où la victoire a été remportée par l'un de ses facteurs, qui possède désormais la conscience de sa signification sociale.


Notes

[1] Formules souvent citées. Reproduites par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 29.

[2] Cercle social, organisation fondée pendant les premières années de la Révolution française de 1789. Un des principaux idéologues du Cercle social fut Claude Fouchet qui demandait que la terre fût distribuée en parcelles égales, que la grande propriété fût limitée et que tous les bourgeois fussent mis au travail. Jacques Roux, un des chefs du mouvement des « Enragés », alla beaucoup plus loin encore.

[3] BUCHEZ Philippe (1796-1865) : élève de Saint-Simon, homme politique et historien français, l'un des idéologues du socialisme catholique. Président du gouvernement provisoire en 1848.

[4] LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 29.

[5] Coup d'État de Bonaparte qui renverse le Directoire et se fait remettre le pouvoir (9 novembre 1799).


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