1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx - F. Engels

Questions de vie ou de mort


n°4, 4 juin 1848

Cologne, 3 juin

Les temps changent, nous changeons avec eux. Voilà un dicton sur lequel ces Messieurs, nos ministres Camphausen et Hansemann, pourraient en dire long. Autrefois, lorsqu'ils n'étaient que de modestes députés assis sur les bancs d'école d'une Diète, que ne devaient-ils pas accepter de la part des commissaires du gouvernement et des maréchaux ! Lorsqu'ils étaient en classe de Seconde, à la Diète provinciale de Rhénanie [1], comme Son Altesse, le professeur principal Solms-Lich leur tenait la bride ! Et même lorsqu'ils passèrent en Première à la Diète unifiée, on leur permit certes quelques exercices d'éloquence, mais il fallait voir comment M. Adolf von Rochow, leur maître d'école, maniait encore le bâton remis par Sa Majesté. Avec quelle humilité ils devaient accepter les impertinences d'un Bodelschwingh, avec quelle ferveur admirer l'allemand bégayant d'un Boyen, et, devant la grossière ignorance d'un Duesberg ne leur avait-on pas fait un devoir d'être de féaux sujets à l'esprit borné !

Maintenant tout a changé. Le 18 mars a mis un terme à tout ce dressage politique et les élèves de la Diète furent déclarés reçus à leur examen de maturité [2]. M. Camphausen et M. Hansemann devinrent ministres et, ravis, ils eurent le sentiment de leur grandeur d'« hommes nécessaires ».

Quiconque est entré en contact avec eux n'a pu faire autrement que de sentir combien ils se croient « nécessaires », combien ils sont devenus outrecuidants depuis qu'ils ont quitté l'école.

Ils se sont mis aussitôt à réaménager provisoirement la vieille salle de classe, la Diète unifiée. C'est ici que devait être établi dans les formes prescrites le grand document sanctionnant le passage du lycée bureaucratique à l'université constitutionnelle, la remise solennelle au peuple prussien du diplôme de bachelier.

Le peuple déclara, dans nombre de mémoires et de pétitions, qu'il ne voulait rien savoir de la Diète unifiée.

M. Camphausen répondit (voyez par exemple la séance de la Constituante du 30 mai) que la convocation de la Diète était une question vitale pour le ministère et l'affaire évidemment en resta là.

La Diète se réunit, assemblée désespérant du monde, de Dieu et de soi-même, vaincue, écrasée. On lui avait signifié qu'elle n'avait qu'à accepter la nouvelle loi électorale, mais M. Camphausen exige d'elle non seulement une loi en papier et des élections indirectes, mais encore vingt-cinq millions en espèces sonnantes et trébuchantes. Les curies se troublent, ne savent plus que penser de leur compétence, balbutient des objections incohérentes; mais rien ne sert, la décision a été prise au Conseil de M. Camphausen et si les crédits ne sont pas accordés, si le « vote de confiance » est refusé, M. Camphausen s'en ira à Cologne et abandonnera la monarchie prussienne à son destin. À cette idée, une sueur froide perle au front de ces Messieurs de la Diète, toute résistance cesse et la confiance est votée avec un sourire aigre-doux. À regarder ces vingt-cinq millions ayant cours au pays des rêves, on voit bien où et comment ils ont été votés.

Le suffrage indirect est proclamé. Un ouragan d'adresses, de pétitions, de délégations s'élève contre ce mode d'élection. Réponse de Messieurs les ministres : la vie du ministère est liée au suffrage indirect. Ces mots ramènent le calme, et les deux parties peuvent aller se coucher.

L'Assemblée ententiste [3] se réunit. M. Camphausen a entrepris de faire présenter une adresse en réponse à son discours du trône. Le député Duncker doit en faire la proposition. La discussion s'engage. On s'oppose à l'adresse avec assez de vivacité. M. Hansemann s'ennuie à l'audition des éternelles et confuses parlotes de l'inhabile assemblée; elles lui deviennent insupportables, comparées à son rythme parlementaire, et il déclare tout de go que l'on peut s'épargner tout cela; ou bien on fait une adresse et tout est bien, ou on n'en fait pas et le ministère se retire. La discussion se poursuit pourtant, et finalement M. Camphausen monte lui-même à la tribune pour confirmer que la question de l'adresse est une question vitale pour le ministère. Finalement comme ceci ne sert encore de rien, M. Auerswald intervient aussi et affirme pour la troisième fois que la vie du ministère est liée à l'adresse. Alors l'Assemblée se trouve suffisamment convaincue et vote naturellement en faveur de l'adresse.

Ainsi, en deux mois, nos ministres « responsables » sont parvenus, dans le maniement d'une assemblée, à l'expérience et à la sûreté que M. Duchâtel, qui n'était certainement pas n'importe qui, n'avait acquises qu'après plusieurs années de commerce intime avec l'avant-dernière Chambre française. M. Duchâtel, lui aussi, avait coutume, en dernier lieu, lorsque la gauche l'ennuyait par ses longues tirades, de déclarer : la Chambre est libre, elle peut voter pour ou contre; mais si elle vote contre, nous démissionnons - et la majorité hésitante, pour qui M. Duchâtel était l'homme « le plus nécessaire » du monde, se groupait autour de son chef menacé comme un troupeau de moutons sous l'orage. M. Duchâtel était un Français à l'esprit léger et il a joué ce jeu jusqu'à ce que ses compatriotes aient trouvé la mesure comble. M. Camphausen est un Allemand rassis, aux opinions solides et il saura bien jusqu'où il peut aller.

Évidemment quand on est aussi sûr de ses gens que M. Camphausen l'est de ses « ententistes », on s'épargne ainsi du temps et des arguments. On coupe assez rondement la parole à l'opposition quand, sur chaque point, on engage l'existence du cabinet. Cette méthode convient donc la plupart du temps à des hommes décidés qui savent une fois pour toutes ce qu'ils veulent et à qui tout nouveau bavardage inutile devient insupportable - à des hommes comme Duchâtel et Hansemann -. Mais pour ceux qui ont le goût de la discussion, qui aiment, « au cours d'un grand débat, exprimer et échanger leurs vues aussi bien sur le passé et le présent que sur l'avenir » (Camphausen, séance du 31 mai), pour des hommes qui se tiennent sur le terrain des principes et qui scrutent les événements quotidiens avec le regard aigu du philosophe, pour des esprits supérieurs comme Guizot et Camphausen, cet expédient terre à terre ne peut absolument pas convenir, et notre président du Conseil en fera l'expérience. Qu'il le laisse à son Duchâtel-Hansemann et qu'il reste dans la sphère supérieure où nous aimons tant l'observer.


Notes

[1] Les Diètes provinciales furent instituées en Prusse en 1823. Elles étaient composées des chefs des familles princières et de représentants de la noblesse, des villes et des campagnes. Comme pour participer aux élections à cette assemblée provinciale, il fallait être propriétaire foncier, la majeure partie de la population en était exclue et il était aisé à la noblesse d'y avoir la majorité. Les Diètes provinciales étaient convoquées par le roi; leur compétence se limitait à des questions d'intérêt local et à l'administration de la province. Dans le domaine politique, elles n'avaient que des fonctions consultatives et très restreintes. Les présidents de ces Diètes provinciales portaient le titre de « Maréchal de la Diète provinciale ».

[2] L'examen de maturité sanctionne la fin des études secondaires en Allemagne comme le baccalauréat en France.

[3] L'Assemblée de Berlin, s'étant réunie pour « s'entendre avec la Couronne sur une Constitution », Marx et Engels créent des expressions nouvelles avec lesquelles ils fustigeront l'Assemblée et les députés trop conciliants à l'égard du roi et des puissances féodales et réactionnaires. Nous les traduirons aussi par un néologisme, l'adjectif ententiste.


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