1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx - F. Engels

Le bouclier de la dynastie [1]


n°10, 10 juin 1848

Cologne, 10 juin

Ainsi que l'annoncent des feuilles allemandes [2] le 6 de ce mois, M. Camphausen a vidé son cœur débordant devant ses « ententistes ». Il a tenu « un discours moins brillant que jaillissant du plus profond de son cœur, discours qui rappelle saint Paul quand il dit : « Et quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas l'amour, je ne suis qu'un airain sonnant [3]. » Son discours était riche de ce mouvement sacré que nous appelons amour. En proie à l'inspiration, il s'adressait à des inspirés, les applaudissements n'en finissaient pas... et une interruption de séance assez longue fut nécessaire pour s'abandonner pleinement à l'impression qu'il avait produite et s'en pénétrer. »

Et quel était le héros de ce discours jaillissant du cœur et débordant d'amour ? Quel était le sujet qui inspirait tellement M. Camphausen, dont il parla avec inspiration à des inspirés ? Qui était l'Énée de cette Énéide du 6 juin ?

Personne d'autre que le prince de Prusse [4] !

Que l'on relise dans le compte-rendu sténographique comment le lyrique président du Conseil décrit les pérégrinations du moderne fils d'Anchise, comment, lorsque vint le jour, « où la sainte Ilion périt et Priam et le peuple du roi à la bonne pique [5] », comment après la chute de la Troie des hobereaux, après avoir erré à travers les terres et les mers, il fut rejeté sur le rivage de la moderne Carthage et reçu avec beaucoup d'amitié par la reine Didon; comment son sort fut plus heureux que celui d'Énée I° « car il se trouva un Camphausen qui releva Troie autant qu'il était possible, et redécouvrit le sacro-saint « terrain juridique »; comment Camphausen fit enfin retourner son Énée à ses pénates et comment la joie maintenant règne de nouveau sous les portiques de Troie. Il faut lire tout cela et les innombrables fioritures poétiques qui l'accompagnent, pour sentir ce que signifie un inspiré parlant à des inspirés.

D'ailleurs toute l'épopée sert à M. Camphausen de prétexte à un éloge dithyrambique de lui-même et de son propre ministère. « Oui, s'écrie-t-il, nous avons cru qu'il était dans l'esprit de la Constitution de nous mettre à la place d'une haute personnalité, de nous poser comme les personnalités destinées à attirer sur elles toutes les attaques... C'est ce qui est arrivé. Nous nous sommes mis devant la dynastie comme un bouclier et nous avons détourné sur nous tous les périls et toutes les attaques. »

Quel compliment pour la « haute personnalité », quel compliment pour la « dynastie » ! Sans M. Camphausen et ses six paladins, la dynastie était perdue. Pour quelle dynastie vigoureuse, « profondément enracinée dans le peuple », M. Camphausen doit-il tenir la maison de Hohenzollern pour parler ainsi ! Certes, si M Camphausen avait parlé « avec moins d'inspiration à des inspirés », s'il avait été moins riche de « ce mouvement sacré que nous appelons amour », ou bien si seulement il avait laissé parler son Hansemann qui se contente « d'airain sonnant », cela aurait mieux valu pour la dynastie !

« Toutefois, Messieurs, je ne m'exprime pas avec une fierté provocante, mais avec une humilité née de la conscience que la haute tâche qui vous, qui nous incombe ne peut être accomplie que si l'esprit de charité et de conciliation descend sur cette Assemblée, que si nous y trouvons, avec votre équité, votre indulgence. »

M. Camphausen a raison d'implorer pour lui la charité et l'indulgence d'une Assemblée qui a tellement besoin elle-même de la charité et de l'indulgence du public !


Notes

[1] Ce titre est une allusion à une déclaration de Camphausen à l'Assemblée nationale prussienne : « Nous nous sommes mis devant la dynastie comme un bouclier (Schild) et nous avons détourné sur nous tous les dangers et toutes les attaques ».

[2] La Kölnische Zeitung du 9 juin 1848, n° 161, p. 4.

[3] Saint-Paul : Epître aux Corinthiens (13.1-3).

[4] Le prince de Prusse était le second fils du roi Frédéric-Guillaume Ill de Prusse et de la reine Louise. À la mort de son père en 1840, comme son frère Frédéric-Guillaume IV n'avait pas d'enfant, il fut son successeur désigné avec le titre de « Prince de Prusse ». Il combattit les tendances libérales de la Diète prussienne et s'attira la haine du peuple, si bien que lors de la révolution de 1848, il dut se réfugier à Londres. Son palais fut déclaré bien national. Mais dès le début du mois de mai, le gouvernement Camphausen favorisa son rappel sans se soucier des protestations de la population de Berlin, indignée. Le 8 juin, il fit son apparition à l'Assemblée nationale prussienne en tant que député de l'arrondissement de Wirsitz. À la mort de son frère, il devint roi de Prusse sous le nom de Guillaume 1er et fut couronné empereur d'Allemagne le 18 janvier 1871 à Versailles.

[5] « Un jour viendra où elle périra, la Sainte Illion, et Priam et le peuple du roi à la bonne pique. » (Iliade, chant IV, 164-5 et chant VI, 448-9).


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