1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx

La « révolution de Cologne »

n° 115, 13 octobre 1848


Cologne, 12 octobre

La « révolution » du 25 septembre fut une mascarade; c'est ce que nous raconte la Kölnische Zeitung et la Kölnische Zeitung a raison. Le 26 septembre, le « Commandement militaire de Cologne » installe son Cavaignac. Et la Kölnische Zeitung admire la sagesse et la modération du « Commandement militaire de Cologne ». Mais, qui est le plus ridicule : les travailleurs qui, le 25 septembre, s'exerçaient à dresser des barricades ou le Cavaignac qui avec le plus grand sérieux décréta le 26 septembre l'état de siège, suspendit des journaux, désarma la garde civique et interdit les associations ?

Pauvre Kölnische Zeitung ! Le Cavaignac de la « révolution de Cologne » ne peut pas avoir un pouce de plus que la « révolution de Cologne » elle-même. Pauvre Kölnische Zeitung ! La révolution, il faut qu'elle la prenne à la rigolade, et le « Cavaignac » de cette joyeuse révolution, il faut qu'elle le prenne au sérieux. Quel sujet désagréable, ingrat, contradictoire !

Nous ne perdrons pas de temps à justifier le Commandement militaire. D'Ester [1] a épuisé le sujet. D'ailleurs pour nous, le Commandement militaire n'est qu'un instrument aux mains d'une autorité supérieure. Les véritables auteurs de cette étrange tragédie, ce furent les « bourgeois bien-pensants », les Dumont et consorts. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que M. Dumont fasse colporter par ses journaux l'adresse [2] contre D'Ester, Borchardt et Kyll. Ce que ces bien-pensants avaient à défendre, ce n'était dans l'action du Commandement militaire, c'était leur propre action.

Les événements de Cologne traversèrent le Sahara de la presse allemande sous la forme que le « Journal des Débats » de Cologne leur avait donnée. C'est une raison suffisante pour y revenir.

On savait que Moll, un des dirigeants les plus aimés de l'Union ouvrière devait être arrêté [3]. Schapper et Becker l'étaient déjà. Pour exécuter ces mesures on avait choisi un lundi, jour où la plupart des ouvriers ne travaillent pas. Il fallait donc savoir au préalable que ces arrestations pourraient provoquer une grande agitation chez les ouvriers et même se heurter à une résistance brutale. Quel étrange hasard ! Ces arrestations tombent justement un lundi ! Il était d'autant plus facile de prévoir l'émotion qu'elles susciteraient à l'occasion de l'ordonnance de Stein à l'armée, après la proclamation de Wrangel [4] et la nomination de Pfuel comme président du conseil [5], qu'on attendait à tout moment de Berlin une action contre-révolutionnaire décisive, c'est-à-dire une révolution. Les ouvriers ne pouvaient donc s'empêcher de considérer ces arrestations non comme des mesures judiciaires, mais comme des mesures policières. Ils ne virent dans le Parquet qu'une autorité contre-révolutionnaire. Ils crurent qu'à la veille d'événements importants on voulait les priver de leurs dirigeants. Ils décidèrent de soustraire à tout prix Moll à l'arrestation. Et ils n'abandonnèrent le terrain qu'après avoir atteint leur but. Les barricades ne furent dressées que lorsque les ouvriers réunis sur la place du Vieux Marché apprirent que les militaires se préparaient partout à l'attaque. Ils ne furent pas attaqués; ils n'eurent donc pas à se défendre. En outre, ils avaient appris qu'aucune nouvelle importante n'était parvenue de Berlin. Ils se retirèrent donc après avoir en vain attendu l'ennemi une grande partie de la nuit.

Rien n'est donc plus ridicule que le reproche de lâcheté adressé aux ouvriers de Cologne.

Mais on leur a fait encore d'autres reproches afin de justifier l'état de siège et de faire des événements de Cologne une petite révolution de juin. On dit qu'ils se proposaient de piller la bonne ville de Cologne. Cette accusation repose sur le prétendu pillage d'une boutique de drap. Comme si chaque ville n'avait pas son contingent de voleurs qui mettent à profit les jours d'agitation publique. Ou bien nomme-t-on pillage, le pillage de boutiques d'armuriers ? Que l'on envoie donc le Parquet de Cologne à Berlin pour y instruire le procès de la révolution de mars. Sans le pillage des boutiques d'armuriers nous n'aurions peut-être jamais eu la satisfaction de voir M. Hansemann directeur de banque et M. Muller secrétaire d'État.

Nous avons assez parlé des ouvriers de Cologne. Venons-en aux soi-disant démocrates. Que leur reprochent la Kölnische Zeitung, la Deutsche Zeitung, l'Augsburger Zeitung et autres feuilles « bien-pensantes » ?

Les héroïques Brüggemann, Bassermann, etc. réclamaient du sang et les démocrates au cœur tendre, par lâcheté, n'ont pas fait couler le sang.

Voilà simplement quels sont les faits : les démocrates ont déclaré aux ouvriers au Kranz (sur la place du Vieux-Marché), à la Salle Eiser et sur les barricades qu'ils ne voulaient à aucun prix de « putsch ». Mais en ce moment où aucune question importante ne pousse l'ensemble de la population au combat et où par conséquent toute émeute devrait échouer, celle-ci était d'autant plus insensée que dans quelques jours des événements d'importance pourraient se produire et qu'il ne fallait pas se mettre hors de combat avant le jour décisif. Si le ministère risquait une contre-révolution à Berlin, alors ce serait pour le peuple le moment de risquer une révolution. L'enquête judiciaire confirmera nos dires. Au lieu de se tenir devant les barricades, « dans l'obscurité nocturne », « les bras croisés et le regard sombre » et de « méditer sur l'avenir de leur peuple [6] », ces Messieurs de la Kölnische Zeitung auraient mieux fait d'adresser du haut des barricades à la foule aveuglée leurs harangues de sagesse. À quoi bon la sagesse post festum ?

C'est à la garde civique que la bonne presse a donné de l'importance à l'occasion des événements de Cologne. Distinguons. Que la garde civique se soit refusée à s'abaisser jusqu'à se faire la servante docile de la police, c'était son devoir. Qu'elle ait livré volontairement ses armes, un seul fait peut l'en excuser : les libéraux qui en faisaient partie savaient que ceux de ses membres qui n'étaient pas libéraux sautaient avec joie sur l'occasion pour se débarrasser de leurs armes. Mais une résistance partielle aurait été inutile.

La « révolution de Cologne » a eu un résultat. Elle a révélé l'existence d'une phalange de plus de deux mille saints dont la « vertu comblée et la morale solvable [7] » n'ont de « vie libre » que dans l'état de siège. Peut-être l'occasion se trouvera-t-elle d'écrire des Acta sanctorum [8], des biographies de ces saints. Nos lecteurs apprendront alors comment on acquiert les « trésors » que ne mangent « ni mites, ni rouille », ils apprendront de quelle façon on fait la conquête du substrat économique de l'« idéologie bien pensante ».

 

Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Lors de la séance de l'Assemblée nationale du 29 septembre 1848, le député D'Ester exigea du gouvernement qu'il suspende l'état de siège décrété à Cologne et qu'il réclame des comptes au commandement militaire pour ses actes illégaux.

[2] Le 2 octobre 1848, dans une adresse à l'Assemblée nationale prussienne, quelques bourgeois contre-révolutionnaires de Cologne (Stupp, Ammon, etc.) déclarèrent que la proposition de D'Ester, soutenue par les députés rhénans Borchardt et Kyll, avait soulevé « l'indignation générale, alors que les mesures militaires avaient rencontré l'approbation de tous les citoyens ». La Kölnische Zeitung dut cependant concéder qu'au même moment était diffusée une adresse de citoyens de Cologne, soutenant la proposition de D'Ester.

[3] L'Union ouvrière de Cologne fut fondée le 13 avril 1848 par Gottschalk, membre de la Ligue des communistes. Au début de mai, elle comptait 5.000 membres, ouvriers et artisans pour l'essentiel. Après l'arrestation de Gottschalk, Moll en fut élu président. Il le resta jusqu'aux événements de septembre, jusqu'à ce que, menacé d'être arrêté, il émigre. Le 16 octobre 1848, sur la prière des travailleurs, Marx prit la présidence, puis Schapper lui succèda du 28 février à fin mai 1849.

[4] Le 17 septembre, le général Wrangel, commandant la région militaire du Brandebourg, adressa à l'armée un ordre du jour qui montrait que la clique militaire avait l'intention de s'attaquer ouvertement aux conquêtes de la Révolution. Wrangel déclarait qu'il était de son devoir de maintenir « l'ordre public » et demandait aux soldats de se grouper fermement autour de leurs officiers et du roi.

[5] Après l'édit de Frédéric-Guillaume IV du 21 septembre 1848, le ministère Pfuel fut constitué. C'était un ministère de fonctionnaires et d'officiers contre-révolutionnaires qui organisait en sous-main les forces de la contre-révolution. Après les événements de Vienne il fut remplacé, le 8 novembre par le ministère du comte de Brandenburg qui accomplit le coup d'état contre-révolutionnaire (état de siège à Berlin, dissolution de la garde civique et de l'Assemblée nationale).

[6] Extraits d'un article: « Les barricades à Cologne », publié dans le numéro 268 de la Kölnische Zeitung, le 30 septembre 1848.

[7] Expressions tirées d'un poème de Heine : « Anno 1829 ».

[8] Collection de vies de saints catholiques commencée par Jean Bolland et poursuivie par les Jésuites.


Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin