1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx

Appel du Congrès démocratique au peuple allemand

n° 133, 3 novembre 1848


   Cologne, 2 novembre.

Nous donnons ci-dessous l'appel du « Congrès démocratique [1] » :

Au peuple allemand !
De longues années durant, le peuple allemand a soupiré dans la honte sous le joug de la tyrannie. Les événements sanglants de Vienne et de Berlin lui donnaient le droit d'espérer que sa liberté et son unité deviendraient d'un seul coup réalité. Les maléfices diaboliques d'une exécrable réaction se sont opposés à cette évolution pour voler au peuple héroïque les fruits de son grandiose soulèvement. Vienne, un des principaux remparts de la liberté allemande, est actuellement en péril. Victime des intrigues d'une camarilla encore puissante, elle devait retomber dans les fers du despotisme. Mais sa noble population s'est levée comme un seul homme, et bravant la mort, résiste aux hordes armées de ses oppresseurs. La cause de Vienne est la cause de l'Allemagne, la cause de la liberté. Si Vienne tombe, l'ancien régime arbitraire lèvera plus haut que jamais sa bannière.
Si elle est victorieuse, ce sera pour lui la ruine. C'est à nous, ses frères allemands, à ne pas laisser sombrer la liberté de Vienne, à ne pas l'abandonner à la fortune d'armes brandies par des hordes barbares. C'est le devoir le plus sacré des gouvernements allemands de mettre tout leur crédit en jeu pour secourir la ville sœur menacée; mais c'est aussi le devoir le plus sacré du peuple allemand, dans l'intérêt de sa liberté, dans l'intérêt de sa propre existence, de faire tous les sacrifices pour sauver Vienne. Personne ne doit se charger de la honte d'une stupide indifférence au moment où le bien suprême, où tout est en jeu. Nous vous engageons donc, frères, à ce que chacun contribue selon ses forces à sauver Vienne de sa perte. Ce que nous faisons pour Vienne, nous le faisons pour l'Allemagne. Aidez-nous vous-mêmes ! Les hommes que vous avez envoyés à Francfort pour fonder la liberté ont repoussé avec un éclat de rire dédaigneux l'appel à sauver Vienne. C'est à vous d'agir maintenant ! Exigez d'une volonté ferme et inébranlable de vos gouvernements qu'ils se soumettent à votre majorité et qu'ils sauvent à Vienne la cause de la liberté. Hâtez-vous ! Vous êtes la puissance ! Votre volonté fait loi ! Allons, hommes de la liberté, debout ! Dans toutes les provinces allemandes et partout ailleurs où l'idée de liberté et d'humanité anime de nobles cœurs, debout, avant qu'il ne soit trop tard ! Sauvez la liberté de Vienne, sauvez la liberté de l'Allemagne. Le monde contemporain vous admirera, la postérité vous récompensera d'une gloire immortelle !
Le 29 octobre 1848.
Le congrès démocratique de Berlin

Cet appel remplace le manque d'énergie révolutionnaire par un sermon pathétique et tonitruant, derrière lequel se cache la pauvreté de pensée et de passion la plus patente.

Quelques preuves !

L'appel espérait des révolutions de mars à Vienne et à Berlin, « la réalisation » « d'un seul coup » de « l'unité et de la liberté » du peuple allemand. En d'autres termes : l'appel rêvait d'un coup de baguette qui aurait rendu superflue pour le peuple allemand l'« évolution » vers « l'unité et la liberté ».

Tout de suite après le chimérique « un seul coup » qui remplace l'évolution, se transforme en une « évolution » à laquelle s'est opposée la réaction. Des phrases qui se détruisent elles-mêmes !

Ne parlons pas de la répétition monotone du thème fondamental : Vienne est en danger, et avec Vienne, la liberté de l'Allemagne; secourez Vienne, vous vous secourez ainsi vous-même ! On ne donne pas de consistance à cette idée. On tourne cette seule phrase autant de fois sur elle-même qu'il faut pour qu'elle s'étire à en devenir un morceau oratoire. Nous nous contentons de remarquer qu'on devient toujours la proie de cette mauvaise rhétorique lorsqu'on tombe dans le faux pathétique.

« C'est à nous, ses frères allemands, à ne pas laisser sombrer la liberté à Vienne, à ne pas l'abandonner à la fortune des armes de hordes barbares. »

Et comment nous y prendre ?

D'abord en nous adressant au sentiment du devoir des « gouvernements allemands ». C'est incroyable !

« C'est le devoir le plus sacré de tous les gouvernements allemands de mettre leur influence en jeu pour secourir la ville sœur menacée. »

Le gouvernement prussien doit-il envoyer Wrangel ou Colomb ou le prince de Prusse contre Auersperg, Jellachich et Windischgrætz ? Le Congrès « démocratique » avait-il le droit d'adopter cette position enfantine et conservatrice vis-à-vis des gouvernements allemands ? Avait-il le droit de séparer la cause et les « intérêts les plus sacrés » des gouvernements allemands de la cause et des intérêts de « l'ordre et de la liberté croates » ? Les gouvernements accueilleront avec un sourire plein de suffisance ces rêveries de jouvencelle.

Et le peuple ?

Le peuple est exhorté en général à « faire tous les sacrifices pour sauver Vienne ». Bien ! Mais le « peuple » attend du Congres démocratique des revendications précises. Qui réclame tout ne réclame rien et n'obtient rien. La revendication précise, la pointe, la voilà :

« Exigez d'une volonté ferme et inébranlable de vos gouvernements qu'ils se soumettent à votre majorité et qu'ils sauvent à Vienne la cause de l'Allemagne et la cause de la liberté. Vous êtes la puissance, votre volonté fait loi ! Allons ! Debout ! »

Supposons que de grandioses manifestations populaires amènent les gouvernements à agir officieusement pour sauver Vienne - on nous gratifierait d'une deuxième édition de « l'ordre à l'armée de Stein ». Vouloir utiliser les actuels « gouvernements allemands » comme « sauveurs de la liberté » - comme si dans l'exécution des lois de l'Empire, ils n'accomplissaient pas leurs « devoirs les plus sacrés », eux, les anges Gabriel de la « liberté constitutionnelle » ? Le « Congrès démocratique » devait passer les gouvernements allemands sous silence, ou bien il devait dénoncer sans ménagement leur conspiration avec Olmutz et Pétersbourg.

Bien que l'appel recommande de la « hâte » et qu'en vérité il n'y ait pas de temps à perdre, la phraséologie humanitaire l'entraîne au-delà des frontières de l'Allemagne, au-delà de toute frontière géographique, dans le brouillard cosmopolite des « nobles cœurs » en général !

« Hâtez-vous ! Allons ! Hommes de la liberté, debout ! Dans toutes les provinces allemandes où d'ordinaire l'idée de liberté et d'humanité anime les nobles cœurs ! »

Nous ne doutons pas qu'il y ait, même en Laponie, des « cœurs » semblables.

En Allemagne et partout ailleurs ! En se perdant dans cette phrase fumeuse et imprécise l'« Appel » prend sa véritable signification.

Il est impardonnable que le « Congrès démocratique » ait contresigné un tel document. « Le monde contemporain » ne « l'admirera » pas, pas plus que « la postérité » ne « le récompensera d'une gloire immortelle ».

Espérons que malgré l'« Appel du Congrès démocratique », le peuple s'éveillera de sa léthargie et qu'il apportera aux Viennois la seule aide qu'il puisse leur apporter en ce moment - la défaite de la contre-révolution dans sa propre maison.

Notes

Texte surligné : en français dans le texte

[1] Le deuxième Congrès démocratique se déroula du 26 au 30 octobre 1848 à Berlin. On y discuta les principes de la constitution, on y adopta la déclaration des Droits de l'homme et on y élit un nouveau comité central (avec D'Ester, Reichenbach, Hexamer). Lorsqu'on en vint aux questions sociales, des divergences apparurent entre les ouvriers d'une part et les démocrates bourgeois d'autre part. Comme ces derniers avaient la majorité au Congrès, on se contenta de mettre sur pied des résolutions contradictoires et stériles au lieu de prendre des mesures énergiques pour mobiliser les masses contre la contre-révolution.


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