1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx

La National-Zeitung de Berlin s’adresse aux électeurs au premier degré

n° 205, 26 janvier 1849


Cologne, 25 janvier.

Rarement, mais de temps en temps pourtant, on a la satisfaction de voir surgir un poteau indicateur du bon vieux temps d'avant mars hors des boues que le double raz de marée révolutionnaire et contre-révolutionnaire a laissées derrière lui. Les montagnes sont déplacées, les vallées comblées, les forêts disparues, mais le poteau indicateur est encore à la même place, peint des mêmes anciennes couleurs et porte encore la vieille inscription : « Vers Schilda ! [1] ».

C'est un poteau indicateur de ce genre qui, dans le n° 21 de la National-Zeitung [2] de Berlin, nous tend ses bras de bois portant l'inscription : « Aux électeurs au Premier degré ! Vers Schilda ! »

Voici le conseil bien intentionné que la National-Zeitung donne aux électeurs au premier degré en leur expliquant d'abord ceci :

« L'heure est venue où, pour la seconde fois, le peuple prussien va exercer le droit de suffrage universel si durement acquis (comme si le soi-disant droit de suffrage universel octroyé et son interprétation différente dans chaque village [3] était encore le même droit de vote que celui du 8 avril !) d'où sortiront les hommes qui pour la seconde fois auront à exprimer quel est l'esprit (!), l'opinion (!!) et la volonté (!!!) non de classe et d'états particuliers, mais du peuple tout entier. »

Ne parlons pas du style gauche et boursouflé de cette phrase qui halète d'un bout à l'autre. Le suffrage universel, y est-il dit, doit nous dévoiler ce qu'est la volonté, non de quelques états et classes, mais celle du peuple tout entier.

Bien ! Et de quoi est fait « le peuple tout entier » ?

« De classes et d'états particuliers ».

Et de quoi est faite « la volonté du peuple tout entier » ?

Des « volontés particulières et contradictoires de classes et d'états particuliers », donc exactement de la volonté que la National-Zeitung déclare être le contraire de la « volonté du peuple tout entier».

O le grand logicien de la National-Zeitung !

Mais pour la National-Zeitung, il existe une volonté du peuple tout entier qui n'est pas la somme de volontés contradictoires, mais une seule volonté déterminée. Laquelle ?

C'est ... la volonté de la majorité.

Et qu'est-ce que la volonté de la majorité ?

C'est la volonté qui procède des intérêts, de la position sociale et des conditions d'existence de la majorité.

Donc pour avoir une seule et même volonté, les membres de la majorité doivent avoir les mêmes intérêts, la même position sociale, les mêmes conditions de vie ou être provisoirement prisonniers de leurs intérêts, de leur position sociale, de leurs conditions d'existence.

En clair : la volonté du peuple, la volonté de la majorité n'est pas celle de classes et d'états particuliers mais d'une classe unique et des autres classes et fractions de classes qui sont soumises socialement, c'est-à-dire industriellement et commercialement, à cette seule classe dirigeante.

« Que devons-nous en dire ? » Que la volonté du peuple tout entier est la volonté d'une classe dirigeante ?

Oui, et justement le suffrage universel n'est alors que l'aiguille de la boussole qui indique finalement, après quelques hésitations bien sûr, la classe appelée à dominer.

Et cette bonne National-Zeitung, en parlant d'une imaginaire « volonté du peuple tout entier », radote encore comme en l'an 1847 !

Continuons. Après cet exorde exaltant, elle nous plonge dans l'étonnement par cette remarque qui en dit long :

« En janvier 1849, les choses sont différentes de ce qu'elles étaient pendant les journées de mai 1848 si riches en espoir, en exaltation (pourquoi pas aussi en ferveur ?).
Alors, tout était paré de fleurs
Et les lumières du soleil riaient
Et les oisillons chantaient avec tant d'espérance,
Et les hommes espéraient et pensaient -
Ils pensaient [4] :
Alors tout le monde paraissait unanime à vouloir exécuter le jour même, complètement et sans tarder, les grandes réformes qui en Prusse auraient dû être entreprises depuis longtemps, si on avait continué à construire sur les assises posées en 1807-1814, selon l'esprit qui régnait alors et conformément à la culture et à l'intelligence accrues depuis. »

« Alors tout le monde semblait unanime » ! Grande et divine naïveté de la National-Zeitung ! Alors, c'est-à-dire lorsque les gardes, écumant de rage se retiraient de Berlin, lorsque le prince de Prusse devait s'enfuir, vêtu d'une veste de postillon, lorsque la haute noblesse et la haute bourgeoisie remâchaient la colère provoquée par l'affront fait au roi dans la cour du château quand le peuple le contraignit à se découvrir devant les morts de mars - « alors tout le monde paraissait unanime » !

Dieu sait que c'est déjà fort de s'être imaginé de pareilles choses, mais carillonner bien haut maintenant sa crédulité abusée, après avoir dû reconnaître soi-même que l'on avait été abusé - en vérité, c'est par trop bonhomme !

Et sur quel point « tout le monde paraissait-il unanime » ? Sur « l'application de ces grandes réformes... qui auraient dû être entreprises... si on avait continué à construire... »

C'est sur ce point que tout le monde était, non, paraissait unanime.

Une grande conquête de mars exprimée avec dignité !

Et de quelles « réformes » s'agissait-il ?

De développer les « assises de 1807-1814 dans l'esprit d'alors et conformément à la culture et à l'intelligence accrues depuis ».

C'est-à-dire dans l'esprit de 1807-1814 et en même temps dans un tout autre esprit.

« L'esprit d'alors », c'était tout simplement la pression au plus haut point matérielle des Français d'alors sur la monarchie féodale prussienne d'alors, ainsi que le déficit financier d'alors, également assez peu favorable, qui existait dans le royaume de Prusse. Pour rendre le bourgeois et le paysan imposables, pour introduire, au moins en apparence, chez les sujets de Sa Majesté royale de Prusse quelques-unes des réformes dont les Français abreuvaient les parties de l'Allemagne qu'ils avaient conquises, bref, pour rafistoler quelque peu la monarchie vermoulue des Hohenzollern qui craquait de partout; et pour cela seulement on mit sur pied, en lésinant, quelque prétendue organisation municipale, des règlements pour le rachat des terres, des institutions militaires, etc. Rien ne distinguait toutes ces réformes, sinon d'être restées plus de cent ans en arrière de la Révolution française de 1789 et même de la Révolution anglaise de 1640. Et elles devraient servir d'assises à la Prusse en révolution ?

Mais l'imagination des vieux Prussiens voit toujours la Prusse au centre de l'histoire universelle, alors qu'en réalité elle a toujours traîné dans la boue l'État des Lumières. Naturellement, cette imagination des vieux Prussiens ignore forcément que la Prusse resta accroupie sur les assises non développées de 1807-1814 et ne bougea pas le petit doigt tant qu'elle ne reçut pas de coups de pied des Français. Elle ignore que ces assises étaient depuis longtemps oubliées lorsqu'en février dernier la glorieuse monarchie royale prussienne, bureaucratique et féodale, reçut des Français un nouveau coup si violent qu'elle déboula glorieusement du haut de « ses assises de 1807-1814». Elle ignore à coup sûr qu'il ne s'agissait nullement pour la monarchie prussienne de ces assises mais seulement d'éviter les autres conséquences de l'impulsion reçue de France. Mais tout cela, l'imagination prussienne l'ignore et quand, soudain, elle reçoit le coup, elle appelle en criant les assises vermoulues de 1807-1814, comme un enfant appelle sa nourrice !

Comme si la Prusse de 1848, par le territoire, l'industrie, le commerce, les moyens de transport, la culture et les rapports de classe n'était pas un tout autre pays que la Prusse des « assises de 1807-1814 » !

Comme si, depuis cette époque-là, deux classes tout à fait nouvelles, le prolétariat industriel et la classe des paysans libres, n'étaient pas intervenues dans son histoire, comme si la bourgeoisie prussienne de 1848 n'était pas tout autre que la petite bourgeoisie, timide, humble et reconnaissante, de l'époque des « assises » !

Mais tout cela est inutile. Un brave Prussien ne doit rien connaître en dehors de ses « assises de 1807-1814 ». Ce sont une fois pour toutes des assises sur lesquelles il faut continuer à construire, et avec cela, basta.

Le début d'un des bouleversements les plus colossaux de l'histoire se réduit pour finir à la minuscule duperie de pseudo-réformes. C'est ainsi que l'on comprend la révolution dans la vieille Prusse !

Et dans cet engouement borné, infatué de lui-même, issu de l'histoire de la patrie - « tout le monde paraissait unanime » à vrai dire, et Dieu soit loué, à Berlin seulement !

Continuons.

« Les états et classes qui avaient à renoncer à des privilèges et à des prérogatives, ... qui devaient à l'avenir avoir les mêmes droits que tous leurs concitoyens... y semblaient prêts - convaincus que ce serait leur propre intérêt bien compris - l'ancienne situation n'étant plus tenable. »

Voyez donc comment ce bourgeois d'une douceur, d'une humilité sincère, escamote encore une fois la révolution. La noblesse, la prêtraille, les bureaucrates, les officiers « semblaient prêts » à renoncer à leurs privilèges, non parce que le peuple en armes les y obligeait, ni parce qu'ils étaient paralysés par la démoralisation et la désorganisation qui s'installaient irrésistiblement dans leurs propres rangs, avec les premières terreurs devant la révolution européenne... non ! Les « transactions » du 24 février au 18 mars, pacifiques, bien intentionnées et avantageuses pour les deux parties - pour parler comme M. Camphausen - les avaient convaincus qu'elles étaient de leur propre intérêt bien compris !

La révolution de mars, et par-dessus le marché, le 24 février, dans l'intérêt bien compris de Messieurs les hobereaux campagnards, conseillers consistoriaux, conseillers de gouvernement et lieutenants de la garde ... voilà vraiment une idée géniale !

Mais malheureusement

« Aujourd'hui les choses sont différentes. Les profiteurs et les partisans de l'ancien état de choses, bien loin de s'aider eux-mêmes, conformément à leur devoir (!), en déblayant le vieux fatras, en construisant la nouvelle maison, veulent seulement étayer les vieilles ruines sous lesquelles le sol a tremblé de façon si inquiétante et les retaper au moyen de quelques formes s'adaptant en apparence à l'époque nouvelle. »

« Aujourd'hui, les choses sont différentes » de ce qu'elles paraissaient être en mai, c'est-à-dire qu'il n'en est plus comme il n'en a jamais été en mai, autrement dit, il en est justement comme il en était en mai.

Telle est la manière dont on écrit à la National-Zeitung de Berlin et dont par-dessus le marché, on est fier.

En un mot : Mai 1848 et janvier 1849 ne se distinguent que par l'apparence. Autrefois les contre-révolutionnaires paraissaient voir où était leur devoir, aujourd'hui ils ne le voient vraiment plus et ne s'en cachent pas, et le bourgeois tranquille s'en plaint. C'est pourtant le devoir des contre-révolutionnaires de renoncer à leurs intérêts, dans leur propre intérêt bien compris ! C'est leur devoir de s'ouvrir eux-mêmes les veines - et pourtant ils ne le font pas - c'est en ces termes que se lamente l'homme de l'intérêt bien compris !

Et pourquoi vos ennemis ne font-ils pas maintenant ce qui, comme vous le dites, est leur devoir ?

Parce que vous-mêmes n'avez pas fait votre « devoir » au printemps alors que vous étiez forts, et vous vous êtes conduits comme des poules mouillées et vous avez tremblé devant la révolution qui devait vous rendre grands et puissants; vous-mêmes avez laissé en place le vieux fatras et vous vous êtes mirés avec complaisance, auréolés d'un demi-succès ! Et mainte­nant que la contre-révolution est brusquement devenue forte et qu'elle vous pose le pied sur la nuque, maintenant que le sol tremble de façon inquiétante sous vos pieds, maintenant vous demandez à la contre-révolution de devenir votre servante, de déblayer le fatras que vous avez été trop faibles et trop lâches pour déblayer et de se sacrifier, elle qui est puissante, à vous qui êtes faibles.

Vous êtes des fous, des enfants ! Mais attendez un court instant et le peuple se soulèvera et, d'un seul coup puissant il vous fera mordre la poussière à vous, à la contre-révolution contre laquelle vous aboyez avec tant d'impuissance.

n° 207, 28 janvier 1849

Cologne, 27 janvier.

Il y a une circonstance que nous n'avons pas prise en considération dans notre premier article et qui toutefois pourrait apparemment servir d'excuse à la National-Zeitung. La National-Zeitung n'écrit pas librement, elle subit l'état de siège. Et assurément, pendant l'état de siège, il lui faut chanter :

Ne m'ordonne pas de parler, ordonne-moi de me taire,
Car c'est pour moi un devoir de garder mon secret,
Je voudrais te montrer tout mon être intime,
Mais le destin ne le veut pas !!![5]

Toutefois, même sous l'état de siège, les journaux ne paraissent pas pour dire le contraire de leur opinion, et puis l'état de siège ne peut s'appliquer à la première partie de l'article en question, celle que nous avons considérée jusqu'à présent.

L'état de siège n'est pas responsable du style enflé et confus de la N.-Z.

L'état de siège n'est pas responsable des naïves illusions que la N.-Z. s'est faites après mars.

L'état de siège n'oblige nullement la N-Z. à faire endosser à la révolution de 1848 les réformes de 1807-1814.

L'état de siège, en un mot, n'oblige nullement la N.-Z. à nourrir sur le développement de la révolution et de la contre-révolution de 1848 des idées aussi absurdes que celles dont nous lui avons fait la démonstration il y a deux jours. Ce n'est pas le passé, mais seulement le présent qui tombe sous le coup de l'état de siège.

C'est pourquoi, en critiquant la première moitié de l'article en question, nous n'avons pas tenu compte de l'état de siège et c'est justement pourquoi nous en tiendrons compte aujourd'hui.

Après avoir terminé son introduction historique, la N.-Z. s'adresse en ces termes aux électeurs au premier degré :

« Il s'agit d'assurer le progrès amorcé et de maintenir les conquêtes. »

Quel « progrès » ? Quelles « conquêtes » ? Le « progrès », est-ce le fait que les choses sont différentes aujourd'hui de ce qu'elles « paraissaient » en mai ? La « conquête », en est-ce une si les « profiteurs de l'ancien état de choses sont bien loin d'aider eux-mêmes, comme ce serait leur devoir, à déblayer le vieux fatras » ? Ou bien seraient-ce les « conquêtes octroyées » qui « soutiennent les anciennes ruines et les retapent en leur donnant des formes apparemment mieux adaptées aux temps nouveaux » ?

L'état de siège, Messieurs de la National-Zeitung, n'est pas une excuse pour le vide de pensée et la confusion.

Le « progrès » qui est « amorcé » au mieux pour l'instant, c'est le retour à l'ancien système et c'est sur cette voie de progrès que nous avançons tous les jours.

La seule « conquête » qui nous soit restée - ce n'est pas une conquête spécifiquement prussienne, une conquête de « mars », mais le résultat de la révolution européenne de 1848 - c'est la contre-révolution la plus générale, la plus résolue, la plus sanglante, la plus violente, n'étant elle-même qu'une phase de la révolution européenne, et de ce fait génératrice d'un nouveau choc en retour révolutionnaire, général et victorieux.

Mais la National-Zeitung le sait peut-être aussi bien que nous, et c'est l'état de siège qui l'empêche de le dire ? Écoutons-la :

« Nous ne voulons pas que la révolution continue; nous sommes des ennemis de toute anarchie, de tout acte de violence et de tout arbitraire; nous voulons la loi, la paix et l'ordre. »

L'état de siège, Messieurs, vous oblige tout au plus à vous taire, jamais à parler. Nous avons donc pris acte de la dernière phrase que nous venons de citer : si c'est vous qui parlez à travers elle, tant mieux; si c'est l'état de siège, vous n'avez pas besoin de vous en faire l'organe. Ou bien vous êtes révolutionnaires, ou bien vous ne l'êtes pas. Si vous ne l'êtes pas, nous sommes vos adversaires a priori; si vous l'êtes, alors il faut voustaire.

Mais vous parlez avec une telle conviction, vous avez des antécédents si honorables que nous pouvons tranquillement admettre que l'état de siège est tout-à-fait étranger à cette affirmation.

« Nous ne voulons pas que la révolution continue ». C'est-à-dire, nous voulons que la contre-révolution continue. Car c'est un fait historique : ou bien on ne sort pas d'une contre-révolution violente, ou on n'en sort que par la révolution.

« Nous ne voulons pas que la révolution continue. » C'est-à-dire : nous considérons la révolution comme terminée, comme parvenue à son but. Et le but auquel la révolution est parvenue le 21 janvier 1849, lorsque l'article en question a été rédigé, c'était justement la contre-révolution.

« Nous sommes des ennemis de tout acte de violence et de tout arbitraire. »

Donc, ennemis aussi de l'« anarchie » qui se développe après chaque révolution jusqu'à la consolidation du nouvel état de choses, ennemis des « actes de violence » du 24 février et du 18 mars, ennemis de l'« arbitraire » qui détruit impitoyablement un régime pourri et ses piliers légaux et vermoulus !

« Nous voulons la loi, la paix et l'ordre ! »

De fait, le moment est bien choisi pour s'agenouiller devant « la loi, la paix et l'ordre », pour protester contre la révolution et se mêler aux vociférations éculées qui s'élèvent contre l'anarchie, la violence et l'arbitraire ! Bien choisi, juste au moment où la révolution, sous la protection des baïonnettes et des canons, se voit officiellement estampillée crime de droit commun, où des ordonnances contresignées par le roi mettent ouvertement en pratique « l'anarchie, la violence et l'arbitraire » ; ou la « loi » que la camarilla nous a octroyée est toujours utilisée contre nous et jamais pour nous, où la « paix et l'ordre » consistent à laisser la contre-révolution en « paix » pour qu'elle puisse rétablir « son ordre » de choses tel qu'il était dans la vieille Prusse.

Non, Messieurs, ce n'est pas l'état de siège qui parle par votre bouche; par votre bouche parle, traduit en berlinois, l'Odilon Barrot le plus authentique, avec tout son esprit borné, toute son impuissance, tous ses vœux pieux.

Aucun révolutionnaire n'est assez maladroit, assez enfantin, assez lâche pour renier la révolution juste au moment où la contre-révolution célèbre son triomphe le plus éclatant. S'il ne peut pas parler, il agit, et s'il ne peut agir, il préfère se taire tout à fait.

Mais ces messieurs de la National-Zeitung poursuivent peut-être une politique habile ? S'ils apparaissent si dociles, c'est peut-être, à la veille des élections, pour gagner à l'opposition encore une partie des soi-disant modérés ?

Nous l'avons dit dès le premier jour, quand la contre-révolution a fondu sur nous, dès ce moment il n'y a que deux partis : les « Révolutionnaires » et les « Contre-révolutionnaires », et deux mots d'ordre : « la République démocratique » ou la « monarchie absolue ». Tout ce qu'il y a entre les deux n'est plus un parti, c'est une simple fraction. La contre-révolution a tout fait pour confirmer notre jugement d'alors. Les élections le vérifient avec éclat.

Quand les partis s'affrontent si brutalement, quand la lutte est menée avec le plus grand acharnement, quand seule la supériorité écrasante de la soldatesque organisée empêche la lutte d'être menée les armes à la main - à ce moment -là cesse toute politique de médiation. Il faut être Odilon Barrot soi-même pour jouer alors les Odilon Barrot.

Mais nos Barrots berlinois ont leurs réserves, leurs conditions, leurs interprétations, ce sont des Hurleurs, mais pas de simples Hurleurs, ce sont des Hurleurs avec un : « c'est-à-dire », des Hurleurs dont l'opposition est discrète :

« Mais nous voulons des lois nouvelles telles que l'exigent, le libre esprit populaire qui s'est éveillé, et le principe d'égalité des droits; nous voulons un régime véritablement démocratique et constitutionnel » (c'est-à-dire une véritable absurdité), « nous voulons la paix, une paix qui ne repose pas uniquement sur les baïonnettes et les états de siège, qui soit politiquement et moralement un apaisement des esprits, provoqué par la conviction garantie par des actes et des institutions, que toute classe du peuple a le droit... etc., etc. »

Nous pouvons nous épargner la peine de terminer cette phrase sur l'état de siège. Bref, ces messieurs « veulent » non pas la révolution, mais un petit bouquet des résultats de la révolution; un peu de démocratie, mais aussi un peu de constitutionnalisme, quelques lois nouvelles, la mise à l'écart des institutions féodales, l'égalité civile, etc., etc.

En d'autres termes ces messieurs de la National-Zeitung et ceux de l'ex-gauche de Berlin [6] dont elle est l'organe, veulent précisément obtenir de la contre-révolution ce pourquoi la contre-révolution les a dispersés.

Ils n'ont rien appris, rien oublié [7].

Ces messieurs « veulent » uniquement des choses qu'ils n'obtiendront jamais, sinon par une nouvelle révolution. Et ils ne veulent pas d'une nouvelle révolution.

Mais aussi, une nouvelle révolution leur apporterait tout autre chose que le contenu des modestes revendications bourgeoises citées plus haut.

Or le plus beau c'est que l'évolution historique s'occupe peu de ce que les Barrots « veulent » ou ne « veulent » pas. Le Barrot original de Paris, lui aussi, le 24 février, ne voulait obtenir que des réformes très modestes et notamment un portefeuille pour lui; et à peine avait-il obtenu ces deux choses que les vagues déferlèrent sur lui et qu'il disparut dans le raz de marée révolutionnaire, avec toute sa très vertueuse coterie petite-bourgeoise. Et maintenant qu'il a enfin réussi à obtenir un nouveau ministère, il « veut » encore bien des choses; mais rien de ce qu'il veut n'arrive. Ce fut toujours le sort des Barrots. Et il en ira de même pour les Barrots berlinois.

Ils continueront, avec ou sans état de siège, à ennuyer le public avec leurs vœux pieux, ils arriveront tout au plus à en imposer quelques-uns sur le papier et ils seront finalement mis à la retraite par la Couronne ou par le peuple. Mais dans tous les cas on les y mettra.


Notes

Texte en bleu : en français dans le texte

[1] Schilda était la patrie des Schildbourgeois, personnages imaginaires du folklore allemand qui personnifiaient la bêtise et la naïveté. Ayant par exemple construit un hôtel de ville sans fenêtres et voulant y voir clair, ils sortirent à midi avec des brouettes pour emporter un peu de soleil dans leur nouvel édifice et furent très étonnés du piètre résultat de leur entreprise.

[2] La National-Zeitung, journal bourgeois libéral qui paraissait depuis le I° avril 1848 à Berlin.

[3] La loi électorale pour la seconde Chambre, du 6 décembre 1848, promulguée à la veille de la constitution octroyée, ne garantissait le droit de vote qu'aux « Prussiens indépendants ». Grâce à cette formulation vague les autorités purent réduire autant qu'elles le voulurent le nombre des électeurs.

[4] H. Heine : L'Allemagne. Un conte d'hiver, chapitre VIII.

[5] Extrait d'un poème de Mignon dans le roman de Goethe : Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister (Livre 5, chapitre 16).

[6] Appartenaient entre autres à la gauche de l'Assemblée nationale prussienne les députés Waldeck, Jacoby, Georg Jung, Julius Berends, D'Ester. La Nouvelle Gazette rhénane critiquait souvent l'attitude indécise et hésitante de la gauche et l'engageait à agir avec énergie et à ne pas se contenter de lutter exclusivement sur le plan parlementaire.

[7] « Ils n'ont rien appris et rien oublié », dit Talleyrand en parlant des nobles émigrés qui, revenus en France en 1815 avec la Restauration des Bourbons, essayaient de recouvrer leurs propriétés foncières et d'obliger les paysans à accomplir leurs anciennes corvées féodales.


Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin