1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx - F. Engels

La situation à Paris

n° 209, 31 janvier 1849


Paris, 28 janvier.

Le danger d'un soulèvement populaire est provisoirement écarté par le vote de la Chambre contre l'urgence de l'interdiction des clubs, c'est-à-dire, somme toute, contre l'interdiction des clubs [1]. Mais un autre danger surgit : le danger du coup d'État.

Qu'on lise Le National d'aujourd'hui et que l'on dise si la peur du coup d'État ne transparaît pas dans chaque ligne :

« Le vote d'aujourd'hui porte un coup mortel au Cabinet et nous sommons MM. Odilon Barrot, Faucher et tutti quanti de conserver encore leurs portefeuilles... »

Jusque là Le National semble encore optimiste. Mais que l'on écoute la fin de la phrase :

« ... sans entrer en rébellion ouverte contre l'esprit et la lettre de la Constitution. »

Et qu'importerait à MM. Odilon Barrot, Faucher et tutti quanti d'entrer en rébellion ouverte contre la Constitution !

Depuis quand Barrot et Faucher sont-ils enthousiastes de la Constitution de 1848 !

Le National ne menace plus les ministres, il leur démontre qu'ils doivent démissionner, il démontre au président qu'il doit les congédier. Et cela dans un pays où, depuis trente ans, le retrait des ministres après un tel vote va de soi !

Espérons, dit Le National, que le président de la République comprendra que la majorité et le cabinet sont en complet désaccord et qu'il nouera d'autant plus étroitement les liens existant entre lui et la majorité en congédiant le cabinet; entre lui et la majorité il n'y a qu'un obstacle à la bonne entente : le cabinet.

Certes, Le National cherche à faire un pont d'or au ministère pour qu'il se retire. Il souhaite qu'on abandonne l'accusation portée contre lui. Le vote serait un châtiment suffisant. Que l'on réserve cette mesure extrême jusqu'à ce que la violation de la Constitution par les ministres soit réellement un fait accompli.

Certes, s'écrie-t-il finalement, tout fait au cabinet un devoir de se retirer; ses propres paroles le lient de telle façon que nous hésitons à croire qu'il osera conserver le pouvoir. M. Barrot a déclaré ce soir que si l'urgence était rejetée, c'est l'Assemblée elle-même qui prendrait la responsabilité des événements. Bien, le pouvoir doit cesser, là où cesse la responsabilité. Si le cabinet ne veut pas être responsable des événements, il ne doit pas non plus en être le maître. Mais Barrot a remis sa démission à la tribune en refusant la responsabilité.

Bref, Le National ne croit pas à la démission volontaire du ministère et ne croit pas davantage à son renvoi par le président.

Mais si le ministère veut braver le vote de l'Assemblée, il ne lui reste que ... le coup d'État.

La dissolution de l'Assemblée nationale et la préparation de la restauration monarchique manu militari, voilà ce qui guette derrière la peur qu'a Le National de voir le ministère rester en place.

C'est pourquoi Le National et les journaux rouges prient le peuple de bien vouloir rester tranquille, de ne donner aucun prétexte à une intervention, puisque toute émeute ne peut servir qu'à soutenir le cabinet chancelant et servir la contre-révolution royaliste.

Les incidents entre Changarnier et les officiers de la garde mobile prouvent que le coup d'État approche sans cesse. Les bouchers de Cavaignac n'ont aucune envie de se laisser utiliser au profit d'un coup monté par les royalistes; c'est pourquoi il faut dissoudre leur formation; ils murmurent et Changarnier menace de les faire massacrer, et met leurs officiers aux arrêts.

En apparence la situation se complique; en fait, elle devient très simple, comme toujours à la veille d'une révolution.

Entre l'Assemblée d'une part, le président et ses ministres d'autre part le conflit est mûr. La France ne peut pas vivre plus longtemps avec le régime impuissant qui la gouverne depuis dix mois; le déficit, la situation industrielle et commerciale qui se dégrade, le poids des impôts qui ruinent l'agriculture deviennent de jour en jour plus insupportables; il devient urgent de prendre des mesures importantes pour tailler dans le vif, et tout nouveau gouvernement est toujours plus impuissant, plus inactif que le précédent; jusqu'à ce qu'enfin Odilon Barrot ait poussé l'inactivité à son comble en ne faisant absolument rien depuis six semaines.

Mais il a aussi beaucoup simplifié la situation. Après lui, aucun ministère de l'honorable république n'est plus possible. Les gouvernements mélangés (le gouvernement provisoire et la Commission, exécutive), celui du National et celui de l'ancienne gauche, tout a été éprouvé, épuisé, usé. C'est maintenant le tour de Thiers, et Thiers, c'est la restauration monarchique au grand jour.

Restauration monarchique ou ... république rouge, telle est actuellement la seule alternative en France. La crise peut encore se prolonger quelques semaines, mais il faut qu'elle éclate. Changarnier-Monk [2] avec ses trois cent mille hommes qui sont à son entière disposition pour 24 heures, ne semble pas vouloir attendre plus longtemps.

De là vient la crainte du National. Il reconnaît son incapacité à dominer la situation; il sait que toute modification du gouvernement par la violence amènera au pouvoir ses ennemis les plus acharnés et qu'il est perdu, qu'il y ait la monarchie ou la république rouge. De là son aspiration à une transaction pacifique, sa politesse à l'égard des ministres.

Nous verrons bientôt s'il est nécessaire au triomphe définitif de la république rouge que la France passe momentanément par la phase monarchique. C'est possible, mais c'est peu probable.

Ce qui est certain, c'est que l'honorable république craque de partout et qu'après elle, seule la république rouge est possible, même si quelques intermèdes sont nécessaires.

n° 209, 31 janvier 1849, supplément spécial

Cologne, 30 janvier.

Lorsque nous annoncions hier matin, dans une édition spéciale, le déchaînement imminent d'une tempête, les Hurleurs, électeurs au premier degré pour la première Chambre, écrivirent sous notre tract : C'est un mensonge ! Faire peur n'a plus cours, et autres paroles énergiques, bien bourgeoises.

Les misérables ne voyaient dans notre édition spéciale qu'une simple manœuvre électorale, comme si la première Chambre, et même la deuxième, et tout le mouvement par-dessus le marché pouvaient nous amener à falsifier l'histoire de la révolution européenne.

Stupp est électeur à la première Chambre ! Rentner von Wittgenstein est électeur à la première Chambre. Le Chancelier von Groote est électeur à la première Chambre ! Et pourtant, à Paris le monstre révolutionnaire se permet de rugir à nouveau. Quelle horreur !

Dans notre numéro d'aujourd'hui, nous disions entre autres, sur la situation à Paris :

« Le danger d'un soulèvement populaire est provisoirement écarté par le vote de la Chambre contre l'urgence de l'interdiction des clubs, c'est-à-dire somme toute contre l'interdiction des clubs. Mais un nouveau danger surgit : le danger du coup d'État... Si le ministère veut braver le vote de l'Assemblée, il ne lui reste que ... le coup d'État. La dissolution de l'Assemblée nationale et la préparation de la restauration monarchique manu militari, voilà ce qui guette, derrière la peur qu'a le National de voir le ministère rester en place... Les incidents entre Changarnier et les officiers de la garde mobile prouvent que le coup d'état approche... En apparence, la situation se complique; en fait, elle devient très simple, comme toujours, à la veille d'une révolution. Le conflit entre l'Assemblée d'une part, le Président et ses ministres d'autre part, est mûr... Restauration monarchique ou ... république rouge, c'est maintenant la seule alternative en France... L'honorable république craque de partout, et après elle, seule la république rouge est encore possible. »

Dans notre numéro spécial nous annoncions la crise pour le 29.

D'après les comptes rendus de Paris du 29 mars que nous publions plus bas, nos lecteurs pourront apprécier l'exactitude de nos rapports et la justesse frappante de notre peinture de la situation actuelle en France.


Notes

Texte en bleu : en français dans le texte

[1] Le 26 janvier 1849 le ministre Faucher proposa à l'Assemblée nationale constituante française une loi sur le droit d'association dont le dernier paragraphe disait : « Les clubs sont interdits ». Il déposa une proposition demandant que ce projet de loi soit examiné de toute urgence. L'Assemblée nationale refusa cette proposition d'urgence et le 27 janvier Ledru-Rollin déposa une proposition signée de 230 députés demandant la mise en accusation du ministère pour avoir violé la Constitution. Le 21 mars 1848 le projet de loi du gouvernement sur le droit d'association fut approuvé par la majorité de l'Assemblée nationale. (cf. Compte rendu des séances de l'Assemblée nationale, t. 7 et 9).

[2] En 1660, le général anglais George Monk rétablit la dynastie des Stuart. En France, lorsque le général légitimiste Changarnier obtint en décembre 1848 le commandement suprême unifié de la garde nationale de la Seine, de la garde mobile et des troupes de ligne de la première division militaire, les légitimistes espérèrent pouvoir réussir, grâce à son aide, à restaurer les Bourbons.


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