1848-49

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

K. Marx - F. Engels

Le discours du trône

n°234, I° mars 1849


Cologne, le 28 février.

Le discours du trône communiqué prématurément hier soir aux lecteurs de la Nouvelle Gazette rhénane au grand dam et au grand dépit de la KöInische Zeitung, s'est avéré authentique. Un seul passage a été modifié au cours même de la nuit, celui qui concerne l'état de siège de Berlin. Le ministère Brandenburg a ainsi privé le discours de piquant et de sel.

Le passage que nous avons publié hier dans sa version originale déclarait :

« Pour rétablir l'autorité des lois, il a fallu proclamer l'état de siège dans la capitale et ses environs immédiats. On ne peut lever cet état de siège avant que la sécurité publique, encore menacée et qui a rendu ces mesures nécessaires, soit protégée durablement par des lois énergiques. Les projets de ces lois vous parviendront incessamment [1] . »

Ce passage, bien qu'on l'ait maquillé, trahit tout le secret du discours du trône. Traduit en allemand, il signifie : les états de siège exceptionnels seront levés dès que l'état de siège général sera octroyé par des lois à tout le royaume et introduit dans nos mœurs constitutionnelles. La ronde de ces lois « fortes » sera ouverte par la législation de septembre [2] sur les associations et la presse.

n°235, 2 mars 1849

Cologne, le I° mars.

Constatons-le avant toute chose : le discours du trône a l'approbation entière de la Kölnische Zeitung. Si dans l'action gouvernementale mentionnée dans le discours du trône elle critique quelques détails, elle ne trouve absolument rien à reprendre au discours du trône lui-même.

« Le discours du trône du roi est justement - un discours du trône constitutionnel » - c'est par ces mots que cette feuille astucieuse commence, sous la forme d'un éditorial, sa paraphrase de ce discours du trône.

« Un discours du trône constitutionnel ! » Certes, il trouvera ce document éminemment « constitutionnel » celui qui s'attendait à un « discours jailli du cœur du roi », à des effusions moralisatrices sans discrétion, comme autrefois devant la Diète unifiée [3] ou à une rodomontade [4] à la manière des Brandenburg-Wrangel, faisant sonner leurs éperons et frisant leurs moustaches.

Une chose est certaine : si nous laissons complètement de côté la « talentueuse déclaration » de 1847, Manteuffel s'est bien mieux acquitté de sa tâche que Camphausen. Le ministre bourgeois donna, quant à sa forme et à son contenu, un document mal écrit, ennuyeux et platement bourgeois [5] . Le ministre noble se soumet avec la plus grande bonhomie du monde à l'ennuyeuse forme constitutionnelle prussienne pour moquer sous cette forme, et dans une langue fluide et aisée, les Chambres et le constitutionalisme dans son ensemble.

Quant au contenu sérieux de ce discours, il se réduit quasiment à rien étant donnée la manière, mentionnée hier déjà, dont le passage sur le maintien de l'état de siège a été escamoté. C'était le seul passage où le ministère affrontait honnêtement, ouvertement les Chambres.

Pour prendre au sérieux le reste du discours du trône, il faut être la National Zeitung de Berlin [6] . Quiconque n'ose considérer qu'avec une crainte respectueuse et une dignité solennelle ce genre de grandes manifestations constitutionnelles, comme celles qui se sont déroulées avant-hier à Berlin, ne pourra, certes, jamais, dans sa candeur, comprendre comment un sujet aussi sacré se laisse réduire à un jeu d'esprit frivole. Mais quiconque n'attache pas plus d'importance que M. Manteuffel à toute la comédie constitutionnelle, ne manifestera pas son manque de goût au point de prendre au sérieux le document que le ministre faisait débiter hier devant le public fervent du salon blanc [7] par des lèvres de droit divin.

Nous croyons faire plaisir à M. Manteuffel en indiquant au public allemand, malheureusement trop peu habitué à d'humoristiques jeux d'esprit, le véritable sens de son discours du trône.

Vous vous attendiez à ce que M. Manteuffel fasse le faraud avec sa contre-révolution menée à bien, à ce qu'il menace la Chambre, avec le fusil chargé, les épées bien effilées, etc. comme l'aurait fait un lourdaud d'adjudant à la Wrangel.

Au contraire. Par quelques phrases jetées négligemment Manteuffel passe là-dessus comme sur une chose qui va de soi.

« Des événements que vous avez encore fraîchement en mémoire, MM. les députés de la première et de la seconde Chambre, m'ont contraint, en décembre de cette année, à dissoudre l'Assemblée convoquée pour s'entendre sur la Constitution. Convaincu de la nécessité inéluctable de finir par restaurer solidement la légalité officielle, j'ai, en même temps, accordé au pays une Constitution dont le contenu remplit fidèlement les promesses faites par moi, en mars de cette année. »

M. Manteuffel parle comme s'il s'était agi de la plus insignifiante bagatelle, du remplacement d'un vieux vêtement par un neuf, de l'engagement d'un surnuméraire ou de l'arrestation d'un fauteur de troubles. Le transfert, l'ajournement, la dissolution d'une assemblée souveraine par la force, les états de siège, la domination du sabre, bref, tout le coup d'État se réduit à des « événements que vous avez encore fraîchement en mémoire ». Tout comme le chevaleresque Ban Jellachich raconterait avec la plus gracieuse aisance comment ses « Manteaux rouges » ont rôti vivants les habitants de tel ou tel village.

Et maintenant, il en vient même au « fidèle accomplissement des promesses faites par Moi en mars de cette année » grâce à ce qu'on appelle la Constitution octroyée. Et vous croyez l'astucieux Manteuffel assez borné pour avoir prononcé sérieusement ces paroles ? Allons donc !

Un tel début frappe. Mais il faut savoir utiliser ce premier étonnement en le faisant suivre de choses plus étonnantes encore. M. Manteuffel le sait bien.

« Depuis lors, la tension où se trouvait, il y a peu de mois encore une grande partie du pays, a cédé à une atmosphère plus calme. La confiance si profondément ébranlée auparavant revient peu à peu. Le commerce et l'industrie commencent à se remettre de la paralysie a laquelle ils menaçaient de succomber. »

Comme les braves députés ont dû se regarder en entendant ce passage ! Le commerce et l'industrie se remettent ! Et pourquoi pas ? Le même Manteuffel qui peut octroyer une Constitution, pourquoi ne pourrait-il pas octroyer aussi l'essor du « commerce et de l'industrie » ? L'aplomb avec lequel Manteuffel fait entendre cette colossale affirmation est vraiment admirable. Mais nous marchons de surprise en surprise .

« Vous savez, Messieurs, que je vous ai réservé une révision de la Constitution. C'est à vous maintenant de vous entendre entre vous et avec mon gouvernement sur ce point. »

Eh bien ! Messieurs « entendez-vous » donc ! Voilà justement le sel de l'affaire, c'est que deux Chambres telles que Manteuffel les a octroyées à « Mon peuple » ne peuvent jamais « s'entendre entre elles » ! Sinon, pourquoi la seconde Chambre a-t-elle été inventée ? Et Messieurs, si jamais vous deviez vous entendre entre vous, ce que l'on ne peut nullement evisager, ce serait d'abord à vous de vous entendre avec « Mon gouvernement » - Et vous n'y arriverez pas, Manteuffel vous le garantit !

MM. les députés de la première et de la seconde Chambre, vous voilà donc déjà suffisamment occupés à la révision de la Constitution. Après que « J'aie » appris par expérience combien il est déjà difficile à deux contractants d'arriver à s'entendre, « J'ai » considéré qu'il convenait de tenter cette fois la conciliation de trois facteurs inconciliables. Si, jusqu'au jugement dernier, vous n'arrivez pas à vous entendre sans même progresser d'un iota, M. Manteuffel se fait fort de devenir un collaborateur de la National Zeitung.

Donc, « entendez-vous », Messieurs !

Mais, si contre toute évaluation humaine, vous résolviez cependant ce que, par respect, on ne peut guère appeler autrement que votre devoir, vous n'aurez pourtant pas progressé d'un pas. Pour ce cas, « Mon gouvernement » a édicté, pour appliquer la Constitution une douzaine de lois qui dépouillent cette Constitution de sa dernière apparence libérale. Parmi elles se trouvent deux ordonnances sur les corporations qui sont dignes de l'an 1500 et qui peuvent provo­quer pour dix ans, des cassements de tête à une représentation aussi avantageusement constituée.

« Toutes ces ordonnances seront soumises sans retard à votre approbation. »

Donc, « approuvez », Messieurs !

Mais ensuite « Mon gouvernement » vous fera parvenir sans délai une documentation sur l'état de siège - lois de septembre, Gagging Laws [8] , lois de répression des clubs, etc. jusqu'à ce que vous les ayez « approuvées » - espérons qu'on n'en arrivera jamais là - l'état de siège durera.

Vous pensez en avoir ainsi fini avec vos travaux ? Au contraire, c'est maintenant que vient l'essentiel :

« En outre, vous aurez à vous occuper de la discussion de différentes lois en partie nécessaires à l'application de la Constitution - dont les projets vous seront soumis petit à petit. Je recommande à votre examen le plus minutieux tout particulièrement les projets de réorganisation des communes, des arrondissements, des districts et des provinces, de la loi sur l'enseignement, de la loi sur le patronage de l'Église, celles concernant les impôts sur le revenu, la contribution foncière, de même que les lois sur le rachat des charges réelles et la suppression, sans bourse délier, de quelques-unes d'entre elles, et l'institution de banques d'amortissement. »

Messieurs, avec ces différents travaux qui, ensemble, constituent environ trois douzaines de lois organiques et plusieurs milliers de paragraphes, vous aurez, Dieu merci, tant à faire qu'aussi bien la révision de la Constitution que l'approbation des lois provisoires et le débat sur les projets que l'on vous soumettra, seront tout au plus réglés en partie. Si vous y parvenez, vous aurez fourni un travail surhumain. Entre temps, l'état de siège se sera prolongé partout et sera aussi introduit là où il n'existe pas encore. (Qui nous empêchera de mettre toute la Prusse en état de siège, district par district ?) Entre temps, la prétendue Constitution octroyée demeurera en vi­gueur avec les lois octroyées qui la suivront, et on en restera au bricolage pour l'organisation des communes, la représentation des arrondissements, des districts et des provinces, au manque de liberté dans l'enseignement, telle qu'elle a existé jusqu'à présent, à l'exemption pour la haute noblesse de la contribution foncière et aux corvées des paysans.

Mais pour que vous ne puissiez pas vous plaindre, on vous soumettra encore, en plus de toutes ces tâches impossibles à accomplir, deux budgets - celui de 1849 et celui de 1850. Furieux d'avoir autant de travail, vous bondirez de vos sièges ! Messieurs les députés à la première et à la seconde Chambre, cela n'en sera que mieux. « Mon gouvernement » continuera, sur la base de la prétendue Constitution octroyée, à lever éternellement les impôts levés jusqu'à présent. D'ailleurs, il reste encore quelque argent des 25 millions accordés par la Diète unifiée, et si « Mon gouvernement » devait avoir besoin d'autres sommes, il saura bien que faire.

Mais si vous voulez marcher sur les traces de l'Assemblée nationale dissoute, alors, Messieurs, je vous rappelle que l'« organisation, la valeur militaire et le dévouement » de l'armée prussienne se sont affermis dans de graves épreuves, et notamment lors de la grande battue menée en novembre de cette année contre les ententistes.

Eh bien, Messieurs les députés à la première et à la seconde Chambre, après qu'on ait pris toutes dispositions pour que vous ne puissiez pas vous entendre entre vous une fois les deux Chambres constituées, ni avec « Mon gouvernement », une fois celui-ci constitué, après que l'on vous ait soumis un tel fouillis de matériaux que, indépendamment de tout le reste, vous n'arriviez jamais au moindre résultat, après que soit garanti ainsi le maintien du despotisme bureaucraticoféodalo-militaire, notez donc ce que la patrie attend de vous.

« Messieurs les députés à la première et à la seconde Chambre ! La patrie attend maintenant avec confiance la coopération de ses représentants et de mon gouvernement, la consolidation de l'ordre légal rétabli, afin de pouvoir jouir des libertés constitutionnelles et de leur pacifique développement. La protection de ces libertés et de l'ordre légal - ces deux conditions fondamentales du salut public sera toujours l'objet de ma consciencieuse sollicitude. Je compte pour ce faire sur votre appui. Puisse votre activité servir, avec l'aide de Dieu, à rehausser l'honneur et la gloire de la Prusse dont le peuple, en intime union avec ses princes a déjà surmonté avec succès bien des périodes difficiles, et préparer à la petite comme à la grande patrie un avenir paisible et prospère ! »

Voilà le discours du trône du citoyen Manteuffel. Et il y a des gens dont le goût s'est gâté au point de qualifier une comédie aussi réussie de « discours du trône constitutionnel ».

En vérité si quelque chose pouvait amener M. Manteuffel à remettre son portefeuille, ce serait bien une telle méconnaissance de ses bonnes intentions.


Notes

Texte surligné : en français dans le texte.

[1] Le texte primitif du discours du trône prononcé par Frédéric-Guillaume IV lors de la séance d'ouverture des Chambres prussiennes et cité dans l'article, fut publié dans le supplément spécial au n° 233 du 28 février 1849 de la Nouvelle Gazette rhénane. Dans le texte du discours du trône publié dans la Nouvelle Gazette rhénane, immédiatement après la première partie de cet article, le passage qui fut modifié disait : « Je regrette qu'il ait fallu proclamer l'état de siège dans la capitale et dans ses environs immédiats pour rétablir la souveraineté des lois et la sécurité publique. Vous recevrez sans retard, Messieurs, les documents concernant cette mesure.»

[2] À la suite de nombreux attentats contre Louis-Philippe dont le plus dangereux fut celui de Fieschi, le 28 juillet 1835, qui tua dix-huit personnes mais n'atteignit pas le roi, le duc de Broglie et Thiers firent voter trois lois de répression qu'on appelle les lois de septembre 1835. La plus importante était la loi sur la presse. Elle aggravait à la fois le nombre et la pénalité des délits. Furent considérés comme des attentats contre la sûreté de l'État : « l'offense au roi, lorsqu'elle a pour but d'exciter à la haine ou au mépris de sa puissance et de son autorité constitutionnelle » (art. 1), « l'attaque contre le principe de la forme de gouvernement établi par la Charte de 1830 » (art. 3), la qualification de républicain (art. 7). Fut également punie par l'article 6 « toute attaque contre la propriété..., toute provocation à la haine entre les diverses classes de la société ». Enfin, il était interdit de rendre compte des procès politiques, et la censure était rétablie sur les dessins.

[3] La seconde Diète unifiée fut convoquée par le ministère Camphausen, après la révolution de mars.

[4] Rodomontade vient de Rodomont, héros d'un poème de l'ARIOSTE, l'Orlando furioso .

[5] Marx pense au discours du trône de Frédéric-Guillaume IV lors de l'ouverture de la session des Chambres, le 2 avril, discours préparé par le ministère Camphausen.

[6] La National Zeitung était un journal libéral bourgeois qui commença à paraître le 1° avril 1848 à Berlin.

[7] Salle du château royal de Berlin. C'est là qu'eut lieu, le 26 février 1849, la première séance commune de la première et de la deuxième Chambre prussiennes.

[8] Gagging Laws : c'est ainsi que l'on appelle les six lois extraordinaires, édictées en 1819 en Angleterre. Elles réduisaient la liberté d'expression, de réunion et de la presse.


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