1848

Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution...

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La Nouvelle Gazette Rhénane

Karl Marx

Le 13 juin [1]

Der Volksfreund - n°26, 29 juin 1849


Paris, le 21 juin.

Vous connaissez suffisamment la population parisienne pour saisir le ridicule de cette accusation a priori de lâcheté. Cependant je comprends qu'en Allemagne notamment, on ne puisse pas expliquer la journée du 13 juin et qu'elle prête nécessairement à toutes les interprétations malveillantes possibles.

Le principal acteur du 13 juin n'était pas le peuple mais la « Montagne ». Derrière la « Montagne » il y avait cependant à nouveau un comité secret [2] qui poussa à la roue et obligea plus ou moins Ledru-Rollin à jouer le rôle que l'on sait.

La principale erreur de la « Montagne » fut sa certitude de la victoire. Elle était si sûre de son affaire qu'elle crut tout réglé par une manifestation pacifique. Elle offrit ainsi au gouvernement l'occasion de la vaincre sans la battre. Le cortège qui, partant du Château d'eau, déferla le long des boulevards, n'avait aucune arme. Le gouvernement de son côté, renseigné complètement et en détail par des espions, avait, en silence, et sans qu'il y paraisse, fait occuper tous les points importants par la Garde nationale, les chasseurs de Vincennes et autres troupes. Le cortège était pratiquement cerné et même s'il avait été armé, il n'aurait pas pu résister. À plus forte raison sans armes ! Changarnier qui avait pris toutes les dispositions fut assez malin pour ne pas faire sonner le rappel. Comme par enchantement on vit soudain tous les points décisifs occupés militairement. Vous comprenez donc que la masse désarmée se dispersa pour s'emparer des armes, mais on trouva aussi les entrepôts d'armes préparés pour le cas d'une insurrection, réquisitionnés par le gouvernement, et sous garde militaire. L'insurrection se trouva dépassée par la ruse - voilà tout le secret de cette journée inouïe dans l'histoire de la Révolution française. Vous aurez peut-être entendu parler dans les journaux allemands de barricades conquises avec facilité. Ces barricades n'étaient composées que de quelques chaises jetées dans la rue pour arrêter un instant la cavalerie qui chargeait des gens sans défense.

Des circonstances contribuèrent encore à rendre inévitable l'issue honteuse du 13 juin.

Au moment même où Ledru-Rollin et les siens étaient occupés au Conservatoire des Arts et Métiers à se constituer en gouvernement provisoire, le comité socialiste secret en faisait autant. Il voulait se constituer en commune. Donc, avant même d'avoir renversé le pouvoir existant, l'insurrection se coupait déjà en deux camps et, ce qui est important, le parti du peuple n'était pas le parti de la « Montagne ». Ce seul fait vous explique beaucoup de choses. Le comité secret avait déjà voulu quelques jours auparavant agir dans la nuit par la violence. Ainsi le gouvernement aurait été surpris. Mais la « Montagne » et les « Amis de la Constitution » (le parti national [3] ), ses alliés, s'y opposèrent. Ils voulaient prendre eux-mêmes en main l'initiative. L'intervention de Ledru-Rollin à la Chambre [4] devait être le gage que la « Montagne » était résolue à agir sérieusement. C'est ainsi que, d'une part, l'action énergique immédiate fut brisée et la manifestation pacifique préparée. D'autre part, voyant Ledru-Rollin se compromettre avec tant d'éclat à l'Assemblée nationale, le peuple crut qu'il avait d'énormes liaisons dans l'armée, un plan bien tramé et très ramifié, etc. Aussi, comme il dut être surpris lorsqu'il fut patent que le pouvoir de Ledru-Rollin n'était qu'une illusion et que les mesures défensives et offensives n'avaient été prises que du côté du gouvernement. Vous voyez comment les deux partis de la révolution se sont paralysés et dupés réciproquement. Les souvenirs que le peuple avait de l'attitude plus qu'équivoque de la « Montagne » et spécialement de Ledru-Rollin en mai et juin, finalement le choléra qui faisait rage notamment dans les quartiers ouvriers, firent le reste.

Dans l'ensemble, le 13 juin 1849 n'est que la rançon de juin 1848. En 1848, le prolétariat fut abandonné par la « Montagne », cette fois, c'est la « Montagne » qui fut abandonnée par le prolétariat.

Si écrasant que fut nécessairement le 13 juin pour notre parti dans toute l'Europe, cette journée eut ceci de bon que, à l'exception de Lyon [5] , c'est sans grande effusion de sang que le parti contre-révolutionnaire réussit à conquérir le pouvoir absolu à l'Assemblée nationale. Il ne va pas seulement s'écrouler de l'intérieur, sa fraction extrême le poussera bientôt à un point où il cherchera lui-même à dépouiller l'apparence gênante de la République et alors vous verrez comment un souffle le fera disparaître et comment février recommencera à une puissance supérieure.


Notes

[1] À la fin de mai 1849, l'Assemblée constituante française, discréditée, bravée par le gouvernement, décida elle-même de se séparer et céda la place à l'Assemblée législative, dont la composition était très différente. Les républicains modérés, vainqueurs aux élections de 1848, furent vaincus aux élections de 1849 : moins de 80 élus. Les « Montagnards », le parti de Ledru-Rollin, étaient maintenant 180, ce qui alarma la bourgeoisie. Mais le parti de l'ordre formait la majorité : 450 élus. Désormais, tous les pouvoirs étaient aux mains des ennemis de la République.
Le gouvernement et la majorité de l'Assemblée se trouvèrent tout d'abord unis pour combattre à outrance les républicains de la « Montagne », les « Rouges », considérés moins comme des adversaires politiques que comme des brigands.
Le conflit éclata à propos d'une question de politique extérieure, l'expédition de Rome. L'expédition envoyée pour couvrir Rome contre une intervention de l'Autriche, s'était transformée en une campagne contre la république romaine pour le rétablissement du pouvoir temporel du Pape. Ledru-Rollin et ses partisans protestèrent au nom de la Constitution qui interdisait toute entreprise « contre la liberté d'aucun peuple ». On ne les écouta pas. Le 13 juin 1849, ils organisèrent une manifestation, espérant entraîner le peuple et la Garde nationale; quelques barricades furent élevées dans le quartier Saint-Martin, autour des Arts et Métiers. La manifestation fut rapidement dispersée par les troupes. Paris fut à nouveau déclaré en état de siège, la Garde nationale fut épurée.
On arrêta trente-quatre députés de la « Montagne ». Quelques députés, dont Ledru-Rollin, purent se réfugier en Angleterre, à Londres.
La journée du 13 juin fut suivie de nouvelles mesures de répression, dirigées surtout contre les associations et la presse démocratiques (six journaux supprimés). Le président, Louis-Napoléon Bonaparte, dénonça les « factieux » dans une proclamation retentissante. « Il est temps que les bons se rassemblent et que les méchants tremblent. » Le 19 juin, une loi sur les clubs permit au gouvernement de suspendre pour un an la liberté d'association. Le 27 juillet, une loi complémentaire sur la presse institua de nouveaux délits et réglementa sévèrement le colportage; une loi sur l'état de siège (9 août) permit sa proclamation avec le minimum de formalités. Désorganisés, privés de leurs moyens de propagande, les républicains se réfugièrent dans l'action secrète.

[2] Ce comité secret était la Commission des vingt-cinq, l'organe du Comité électoral socialiste de Paris dont faisaient partie également un groupe révolutionnaire formé de représentants des clubs ouvriers et des sociétés secrètes. Cette Commission dirigea la campagne électorale de la « Montagne » à Paris lors des élections à l'Assemblée législative, le 13 mai 1849 et participa à la préparation de la manifestation du 13 juin 1849.

[3] La Société des Amis de la Constitution fut fondée sous la République de 1848. Elle se composait des républicains modérés, de la nuance du National et de Cavaignac. Son existence fut aussi éphémère que celle de la Constitution qu'elle s'était donné pour mission de défendre.

[4] Le 11 juin 1849, Ledru-Rollin déclara à l'Assemblée législative au nom de la « Montagne » que les républicains sauraient faire respecter la Constitution par tous les moyens, y compris par les armes. Il déposa aussitôt une proposition de loi demandant la mise en accusation de Louis-Napoléon Bonaparte et de ses ministres.

[5] Sous l'influence des événements de Paris du 13 juin 1849, des mouvements correspondants se produisirent en province et surtout à Lyon où une insurrection ouvrière fut écrasée dans le sang après huit heures de combat. Il y eut deux cents morts.


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