1852

« Dans la personne des accusés, le prolétariat révolutionnaire était désarmé en face des classes dominantes représentées dans le jury. Les accusés étaient donc condamnés, parce qu'ils paraissaient devant ce jury. »

Karl Marx

Révélations sur le procès des communistes de Cologne

IV - L'original des procès-verbaux

Dans la séance du 23 octobre, le président remarque : « le conseiller de police, Stieber, lui a fait savoir qu'il avait encore à faire d'importantes dépositions ». Il rappelle donc le témoin susnommé. Stieber s'élance et commence la mise en scène.

Jusqu'à présent Stieber avait parlé de l'activité du parti Willich-Schapper, bref, du parti Cherval, de son activité après et avant l'arrestation des accusés de Cologne. Des accusés, il n'avait rien pu dire ni avant ni après cette arrestation. Le complot Cherval se produisit après l'arrestation des accusés actuels, et Stieber déclare maintenant : « .Je n'ai parlé dans mon témoignage précédent de la forme de la Ligue communiste et de l'activité de ses membres que jusqu'à l'époque de l'incarcération des accusés actuels. » Il avoue donc que le complot Cherval n'avait rien à voir avec la « forme de la Ligue communiste et l'activité de ses membres ». Il avoue le néant de son témoignage antérieur. Oui, il est même si blasé sur son interrogatoire du 18 octobre, qu'il tient pour superflu d'identifier plus longtemps Cherval avec le « parti Marx ». « D'abord, la fraction de Willich existe encore, dont jusqu'à présent Cherval, seul à Paris, a été pris. » Ah ! le chef principal, Cherval, est donc un chef de la fraction Willich !

Mais maintenant Stieber a les déclarations les plus importantes à faire, non seulement les plus nouvelles, mais encore les plus importantes ! Ces très importantes communications perdraient de leurs poids, si l'on n'insistait pas sur le peu d'importance de déclarations antérieures. Jusqu'à présent, dit Stieber, je n'ai, à proprement parler, rien appris, mais nous y venons. Attention ! J'ai jusqu'à maintenant parlé du parti Cherval, hostile aux accusés ici présents ; ce qui n'appartenait pas à la cause. Je parlerai maintenant du « parti Marx », dont il s'agit uniquement dans ce procès. Stieber ne pouvait parler avec cette simplicité. Il dit donc : « J'ai jusqu'à présent traité de la Ligue communiste avant l'arrestation des accusés, je m'en occuperai maintenant après cette arrestation. » Sa virtuosité particulière lui permet, d'une simple phrase de rhétorique, de faire un faux serment.

Après l'arrestation des accusés de Cologne, Marx a constitué un nouveau Comité central. « Cela ressort du témoignage d'un agent de police que feu le directeur de la police Schulze sut faire entrer sans qu'il fût connu dans la Ligue de Londres et dans l'entourage immédiat de Marx. » Ce nouveau Comité central a tenu un livre de procès-verbaux, et Stieber en possède l'original. Troubles terribles dans les provinces Rhénanes, à Cologne, même jusque dans la salle du tribunal, l'original fait foi de tout cela. Il renferme la preuve que les accusés ont constamment correspondu du fond de la prison avec Marx. En un mot, les archives Dietz étaient l'Ancien Testament ; mais les procès-verbaux originaux sont le Nouveau Testament. L'Ancien Testament était empaqueté dans de la toile forte, le Nouveau est relié d'un inquiétant maroquin rouge. Ce maroquin rouge est, à la vérité, une demostratio ad oculos1 ; mais le monde est actuellement plus incrédule que du temps de Thomas ; il ne croit même plus ce qu'il voit. Qui croit encore aux testaments, ancien ou nouveau, depuis que la religion des Mormons a été inventée ? Stieber, qui n'est pas très loin du Mormonisme, l'a bien prévu.

« On pourrait, à la vérité, dit le Mormon Stieber, m'objecter que tout cela ne contient que des racontars d'agents de police suspects ; mais, témoigne Stieber, mais j'ai les preuves complètes de la véracité et de l'authenticité des communications qu'ils m'ont faites ! »

Comprenons bien ! Preuves de la véracité et preuves de l'authenticité, et preuves complètes ! Preuves complètes ! Et quelles sont ces preuves ?

Stieber savait depuis longtemps « qu'il existait une correspondance secrète entre Marx et les accusés écroués à la maison d'arrêt. Dimanche dernier, un courrier extraordinaire venu de Londres m'apporta la nouvelle que l'on avait enfin réussi à découvrir l'adresse secrète sous laquelle on pratiquait cette correspondance. C'était l'adresse du commerçant D. Kothes au Vieux Marché, ici même. Le même courrier m'apportait l'original des procès-verbaux du comité Central de Londres, que l'on avait su se procurer à prix d'argent d'un membre de la Ligue. »

Stieber se mit alors en rapport avec le directeur de la police, Geiger, et la direction des postes.

« On prit les mesures nécessaires, et déjà, deux jours plus tard, le courrier du soir apportait à Kothes une lettre venant de Londres. Celle-ci, sur l'ordre du procureur général, fut saisie, ouverte, et l'on y trouva une instruction de sept pages de la main de Marx et destinée à l'avocat de Schneider II... Cette même lettre contient un avis sur la façon dont il faudrait conduire la défense. Au dos de la lettre se trouvait un grand B en caractère latin. On prit copie de la lettre, on en détacha un fragment commode à couper, ainsi que l'enveloppe originale. Puis on cacheta la missive dans une enveloppe et on la confia à un agent de la police étrangère avec l'ordre de la porter à Kothes, de se présenter comme un émissaire de Marx », etc. Stieber raconte ensuite la répugnante comédie policière et domestique qui s'ensuivit, comment l'employé de la police étrangère joua le rôle d'émissaire de Marx, etc. Kothes est arrêté le 18 octobre et déclare, après vingt-quatre heures, que le B écrit sur l'adresse intérieure désignait Bermbach. Le 19 octobre, Bermbach est arrêté, et l'on perquisitionne chez lui. Le 21 octobre, Kothes et Bermbach sont remis en liberté.

Stieber lit cette déposition le samedi 23 octobre. « Le dimanche passé », le dimanche 17 octobre, serait donc arrivé le courrier extraordinaire avec l'adresse de Kothes et l'original des procès-verbaux. Deux jours après, la lettre serait arrivée à l'adresse de Kothes, le 19 octobre, par conséquent. Mais, le 18 octobre, Kothes était arrêté déjà à cause de la lettre que l'agent de la police étrangère lui avait apportée le 17. La lettre à l'adresse de Kothes arriva donc deux jours avant le courrier qui apportait l'adresse de Kothes, ou bien Kothes fut arrêté, le 18 octobre, pour une lettre qu'il ne reçut que le 19. Encore un miracle chronologique !

Plus tard, pressé par les avocats, Stieber déclare que le courrier qui lui apporta l'adresse de Kothes et l'original des procès- verbaux était arrivé le 10 octobre. Pourquoi le 10 ? Parce que le 10 tombe également un dimanche et que, le 23 octobre, il y avait aussi un « dimanche passé », Le témoignage primitif portant sur le dimanche passé est ainsi maintenu et, sur ce point, le faux témoignage est écarté. Mais alors la lettre est arrivée non deux jours après le courrier, mais une semaine complète après lui. Le faux témoignage retombe alors non sur le courrier, mais sur la lettre. Les témoignages de Stieber ressemblent au paysan de Luther. Quand on l'aide à remonter à cheval d'un côté, il retombe de l'autre.

Dans la séance du 3 novembre, enfin, le lieutetenant de police Goldheim, de Berlin, déclare que le lieutenant de police Greif, de Londres, a remis à Stieber l'original des procès-verbaux, le 11 octobre, c'est-à-dire un lundi, en sa présence et en celle du directeur de la police, Wermuth. Goldheim impute donc à Stieber un double faux témoignage.

Marx mit à la poste la lettre adressée à Kothes le jeudi 14 octobre, comme le prouve l'enveloppe originale ainsi que le timbre de la poste de Londres. La lettre devait donc arriver le vendredi soir 15 octobre. Un courrier, qui, deux jours avant l'arrivée de cette lettre, apportait l'adresse de Kothes et l'original des procès-verbaux, devait donc être rendu à destination, le mercredi 13 octobre. Mais il ne pouvait l'être ni le 17, ni le 10, ni le 11.

Sans doute Greif, faisant office de courrier, apporta de Londres l'original des procès-verbaux à Stieber. Ce qu'il en était de ce cahier, Stieber le savait tout aussi bien que son compère Greif. Aussi hésitait-il à le déposer sur le tribunal. Cette fois-ci il ne s'agissait plus de réponses faites derrière les barreaux de Mazas2. Alors vint la lettre de Marx. Stieber était sauvé. Kothes est une simple adresse, la lettre n'est pas adressée à Kothes, mais au B latin qui se trouve à l'envers de la lettre fermée. Kothes, en fait, est donc une simple adresse. Admettons maintenant que ce soit une adresse secrète. Admettons encore que c'est l'adresse secrète sous laquelle Marx correspond avec les accusés de Cologne. Admettons enfin que nos agents de Londres ont expédié par le même courrier, en même temps, l'original des procès-verbaux à cette adresse secrète, mais que la lettre est arrivée deux jours après le courrier, l'adresse et les procès- verbaux. Nous faisons ainsi d'une pierre deux coups. D'abord nous prouvons la correspondance secrète avec Marx ; en second lieu nous prouvons l'authenticité des procès-verbaux. Cette authenticité est prouvée par l'exactitude de l'adresse, l'exactitude de l'adresse par la lettre. « Quod erat demonstrandum. »3 Puis une joyeuse comédie avec l'agent de la police étrangère, puis des arrestations pleines de mystère ; public, jurés, accusés même seront comme frappés de la foudre.

Mais pourquoi Stieber, et c'était si facile, ne fit-il pas arriver son courrier extraordinaire, le 13 octobre ? Parce qu'alors il n'était plus extraordinaire, parce que la chronologie, comme nous l'avons vu, est son côté faible, parce qu'elle est bien au-dessous de la dignité d'un conseiller de police prussien. D'ailleurs, il conservait l'enveloppe originale. Comment alors débrouiller l'affaire ?

Dans son témoignage, Stieber se compromet dès l'abord en passant un fait sous silence. Si ses agents connaissaient l'adresse de Kothes, ils connaissaient également la personne que cachait le mystérieux B, tracé au revers de la lettre. Stieber était si peu initié aux mystères du B latin qu'il fit fouiller Becker, le 17 octobre, dans sa prison, dans le but de trouver sur lui la lettre de Marx. C'est l'interrogatoire de Kothes qui lui apprit que le B désignait Bermbach.

Mais comment la lettre de Marx était-elle arrivée entre les mains du Gouvernement prussien ? Très simplement. Le Gouvernement prussien décachette régulièrement les lettres confiées à sa poste, et il le fit pendant le procès de Cologne avec une persévérance spéciale. Aix-la-Chapelle et Francfort-sur-le-Main peuvent en témoigner. C'est un pur hasard quand une lettre passe et lui échappe.

Le courrier original s'évanouissant, les procès-verbaux originaux s'évanouissaient aussi. Stieber ne s'en doutait naturellement pas, quand, dans la séance du 23 octobre, il communiquait, triomphant, le contenu du nouveau testament, du livre rouge. Le premier résultat de ses témoignages fut la nouvelle incarcération de Bermbach, qui assistait aux débats comme témoin.

Pourquoi Bermbach fut-il de nouveau arrêté ?

Pour les papiers trouvés chez lui ? Non, puisqu'après la perquisition faite chez lui, il fut mis en liberté. Son arrestation eut lieu vingt-quatre heures après celle de Kothes. Si donc il avait eu en sa possession des documents compromettants, il les aurait certainement fait disparaître. Pourquoi donc l'arrestation du témoin Bermbach, tandis que les témoins Hentze, Hätzel, Steingens, dont la connivence avec la Ligue, dont la participation à ses travaux était constatée, restaient-ils tranquillement assis au banc des témoins ?

Bermbach avait reçu une lettre de Marx, qui ne contenait qu'une simple critique de l'arrestation et rien autre. Stieber l'accorda ; la lettre était en effet a la disposition des jurés. Mais il exprima le fait dans son style hyperbolique de policier : « Marx exerce constamment de Londres son influence sur le procès actuel. » Et les jurés se demandaient à eux-mêmes, comme Guizot à ses électeurs : « Est-ce que vous vous sentez corrompus ? » Pourquoi donc l'arrestation de Bermbach ? Le Gouvernement prussien, dès le début de l'instruction, cherchait à priver les accusés de leurs moyens de défense, par principe, systématiquement. Les avocats, comme ils le déclarèrent en audience publique, furent, au mépris de la loi, empêchés de communiquer avec les accusés, même après le dépôt de l'acte d'accusation. D'après sa propre déposition, Stieber était en possession des archives Dietz depuis le 5 août. Ces archives ne furent pas jointes à l'acte d'accusation. Ce ne fut que le 8 octobre qu'elles furent produites en pleine audience publique, mais produites dans la mesure où Stieber le jugea bon. Jurés, accusés et public devaient être surpris, les avocats attaquer la conviction de la police sans avoir d'armes a leur disposition.

Et maintenant les procès-verbaux originaux avaient fait leur apparition ! Le Gouvernement prussien tremblait à la pensée de révélations possibles. Mais Bermbach avait reçu de Marx des moyens de défense. On pouvait prévoir qu'il recevrait des explications au sujet de ces procès-verbaux. Par son arrestation, on proclamait un nouveau crime : celui de correspondance avec Marx et on le punissait de prison. Tout cela devait retenir tout citoyen prussien de s'exposer pour le destinataire. « A bon entendeur demi-mot. » Bermbach fut arrêté pour arrêter ainsi les moyens de défense. Bermbach resta emprisonné cinq semaines. Si on l'avait mis en liberté immédiatement après la clôture de la procédure, les tribunaux prussiens auraient publiquement avoué leur lâche, leur servile soumission à la police prussienne. Bermbach resta en prison ad majorem gloriam4 des juges prussiens.

Stieber témoigne que « Marx, après l'arrestation des accusés de Cologne, a rassemblé les ruines de son parti, à Londres, et a formé, avec dix-huit personnes environ, un nouveau Comité central, » etc.

Ces ruines ne s'étaient jamais dispersées ; elles l'étaient si peu qu'elles formaient, depuis septembre 1850, une « private society ». Stieber les fait s'évanouir par ordre supérieur, pour les rappeler à la vie de nouveau par ordre supérieur, et cela sous la forme d'un nouveau Comité central.

Le lundi 25 octobre, la Gazette de Cologne arrive à Londres, contenant un article sur la déposition de Stieber du 23 octobre.

Le « parti Marx » n'avait ni constitué un nouveau Comité central, ni rédigé de procès-verbaux des prétendues séances de ce Comité. On devina immédiatement quel était le fabricateur principal de ce nouveau testament — c'était Wilhelm Hirsch, de Hambourg.

Au commencement de décembre 1851, Hirsch se présenta à la « Société Marx » en qualité de communiste réfugié. Des lettres de Hambourg le dénoncèrent en même temps comme espion. On décida de le tolérer quelque temps dans la Société, de le surveiller et de rassembler ainsi les preuves de son innocence ou de sa culpabilité. A la réunion du 15 janvier 1852, on lut une lettre venant de Cologne et dans laquelle un ami de Marx faisait part du nouveau retard apporté au procès et de la difficulté que rencontraient même les parents pour avoir accès auprès des prisonniers. A cette occasion, on mentionna Mme Daniels. On remarqua avec surprise que Hirsch, à partir de ce moment, ne fut plus aperçu dans notre « voisinage immédiat » ; on le perdit de vue. Le 2 février 1852, on fit savoir de Cologne à Marx que l'on avait perquisitionné chez Mme Daniels, à la suite d'une dénonciation de police, suivant laquelle une lettre de cette personne, adressée à Marx, aurait été lue dans la Société communiste de Londres et Marx aurait été chargé de répondre à Mme Daniels qu'il s'occupait de réorganiser la Ligue en Allemagne, etc. Cette dénonciation forme, mot pour mot, la première page des procès-verbaux originaux. — Marx répondit, courrier tournant, que, comme Mme Daniels ne lui avait jamais écrit, il ne pouvait avoir lu une lettre d'elle, que toute la dénonciation, d'ailleurs, était de l'invention d'un certain Hirsch, petit jeune homme crapuleux, qui ne regardait pas à raconter à la police prussienne, contre argent, tous les mensonges qu'elle désirait.

Depuis le 15 janvier, Hirsch avait disparu des réunions. Il fut alors définitivement exclu de la Société. On décida même de changer de local, ainsi que le jour de réunion. Jusqu'alors on s'était rencontré dans Farringdon Street, dans la City, chez J.-B. Masters, Markethouse, et le jeudi. On choisit le mercredi pour se réunir et on prit pour local la « Rose and Crown Tavern », Crown Street, Soho. Hirsch que « le directeur de la police Schulz avait su faire pénétrer, sans qu'on n'en sut rien, dans l'entourage immédiat de Marx, » ne sut, malgré cette proximité, découvrir encore huit mois après ni le lieu ni le jour de réunion. Après février, comme avant, il continue à fabriquer ses procès-verbaux originaux le jeudi, et à les dater du jeudi. Que l'on parcoure la Gazette de Cologne, et l'on trouvera : Procès-verbal du 15 janvier (jeudi), item 29 janvier (jeudi), et 4 mars (jeudi), et 13 mai (jeudi), et 20 mai (jeudi), et 22 juillet (jeudi), et 29 juillet (jeudi), et 23 septembre (jeudi), et 30 septembre (jeudi).

L'aubergiste de la « Rose and Crown Tavorn » déclara devant le juge de Marlborough Street que la « Société du Dr Marx » se réunissait chez lui tous les mercredis, depuis février 1852. Liebknecht et Rings, nommés, par Hirsch, secrétaires de ses procès-verbaux originaux, firent légaliser leurs signatures par les mêmes magistrats. Enfin on se procura les procès-verbaux que Hirsch avait rédigés dans le groupe ouvrier de Stechan, de façon à pouvoir comparer son manuscrit avec celui des procès-verbaux originaux.

La fausseté de ces derniers était ainsi démontrée sans qu'il fût besoin d'entrer dans la critique de leur contenu, qui se résout dans ses propres contradictions. La difficulté était de faire parvenir ces documents aux avocats. La poste prussienne était un poste avancé qui, des frontières de Prusse jusqu'à Cologne, veillait à ce que les défenseurs ne pussent recevoir aucune arme.

On dut avoir recours à des voies détournées, et les premiers documents, envoyés le 25 octobre, ne purent arriver à Cologne que le 30.

Les avocats en étaient réduits aux maigres moyens de défense que Cologne leur offrait. Stieber eut à supporter un premier choc venant d'un côté auquel il ne s'attendait pas. Le conseiller de justice, Müller, le père de Mme Daniels, juriste estimé et citoyen connu pour ses opinions conservatrices, déclara, dans la Gazette de Cologne du 26 octobre, que sa fille n'avait jamais correspondu avec Marx et que les originaux de Stieber étaient une « mystification ». La lettre envoyée le 3 février 1852, où Marx traitait Hirsch de mouchard et de fabricateur de fausses notes de police, fut découverte par hasard et communiquée à la défense. Dans la déclaration de démission du « parti Marx » du groupe de Great-Windmill et contenue dans les « archives Dietz » se trouva de l'écriture authentique de W. Liebknecht. Enfin l'avocat de Schneider II obtint du secrétaire du bureau de bienfaisance de Cologne, Birnbaum,des lettres authentiques de Liebknecht, et du secrétaire particulier Schmitz des lettres authentiques de Rings. Enfin, au greffe du tribunal, les avocats purent comparer les procès-verbaux originaux avec l'écriture de Liebknecht dans la déclaration de démission et avec des lettres de Liebknecht et de Rings.

Stieber, rendu déjà inquiet par la déclaration du conseiller de justice Müller, est averti de cette malheureuse expertise d'écriture. Pour prévenir le coup qui le menace, il se lève à l'audience du 27 octobre et déclare : « Il lui a semblé très suspect que la signature de Liebknecht, qui se trouve dans les procès-verbaux, diffère tant d'une autre signature contenue déjà dans les actes. Il s'est livré à des recherches complémentaires et a appris que le signataire des procès-verbaux en question s'appelle H. Liebknecht, tandis que ce nom, dans les actes où il se rencontre, est précédé d'un W. » Stieber refuse de répondre à la demande de l'avocat de Schneider II : « Qui lui avait appris qu'il existait également un H. Liebknecht ? » Schneider II lui demande des renseignements sur les personnes de Rings et de Ulmer, qui figurent comme secrétaires avec Liebknecht sur les procès-verbaux. Stieber soupçonne un nouveau piège. Trois fois il élude la question, cherche à cacher son embarras, à se reprendre en racontant par trois fois, sans la moindre utilité, comment il est entré en possession des procès-verbaux. Puis il déclare en balbutiant que Rings et Ulmer peuvent bien ne pas être des noms véritables, mais de simples noms de guerre. Il explique l'affirmation répétée des procès-verbaux, suivant laquelle Mme Daniels aurait été en correspondance avec Marx de la façon suivante : Il faudrait peut-être lire Mme Daniels et comprendre le clerc de notaire Bermbach. L'avocat de Hontheim l'interpelle au sujet de Hirsch. « Ce Hirsch, témoigne Stieber, je ne le connais pas non plus. Mais, du fait que la police prussienne l'a surveillé, il résulte bien qu'il n'est pas un agent de la Prusse, comme le bruit en a couru. »

Il fait un signe, et Goldheim vient chanter : « qu'il est parti en octobre 1851 pour Hambourg afin d'arrêter Hirsch ». Nous verrons que le même Goldheim partira au premier jour pour Londres pour arrêter le même Hirsch. Ainsi donc, ce Stieber, qui prétend avoir acheté contre argent, à des réfugiés, les archives Dietz et les procès-verbaux originaux, ce Stieber affirme maintenant que Hirsch ne peut être un agent prussien parce qu'il est réfugié. Suivant que cela lui convient, la qualité de réfugié suffit pour garantir la vénalité ou l'intégrité absolue. Et Fleury, que Stieber lui-même, dans l'audience du 3 novembre, dénonce comme agent de police, Fleury n'est-il pas un réfugié politique ?

Après que, de tous côtés, on a ainsi battu en brèche ses procès-verbaux, Stieber, le 27 octobre, se résume ainsi avec une impudence classique : Sa conviction de l'authenticité des procès-verbaux est plus fermement établie que jamais.

Dans l'audience du 29 octobre, l'expert, après avoir comparé les lettres de Liebknecht et de Rings, fournies par Birnbaum et Schmitz, déclare que les signatures des procès-verbaux sont fausses.

Dans son acte d'accusation, le procureur général Seckendorf déclare : « Les renseignements fournis par le cahier des procès-verbaux s'accordent avec des faits provenant d'autre source. Mais le ministère public est absolument hors d'état de prouver l'authenticité de ce document. » Le cahier est authentique ; mais les preuves de l'authenticité manquent. C'est un Nouveau Testament ! Seckendorf continue : « La défense a prouvé elle-même que ce cahier contenait beaucoup de vrai, puisque c'est lui qui nous a renseigné sur l'activité de Rings, qui s'y trouve nommé, et sur laquelle personne ne savait rien jusqu'à présent. » Si jusqu'à présent personne ne savait rien de l'activité de Rings, le cahier des procès-verbaux ne renseigne pas à ce sujet. Les dépositions confirmant l'activité de Rings ne pouvaient donc corroborer le contenu du cahier des procès-verbaux. Pour ce qui est de la forme, ces dépositions prouvent que la signature d'un membre du « parti Marx » est en réalité fausse, contrefaite. Ces dépositions prouvent donc, d'après Seckendorf : « que dans ce cahier se trouve beaucoup de vrai », de fait, un vrai faux. Le parquet général et la direction des postes ont, de concert avec Stieber, décacheté la lettre adressée à Kothes. Ils connaissaient donc la date de son arrivée. Ils savaient, par suite, que Stieber commettait un faux témoignage en faisant arriver le courrier le 17, puis le 10 octobre, et la lettre d'abord le 19, puis le 12. Ils étaient complices.

A l'audience du 27 octobre, Stieber chercha en vain à défendre son opinion. Il craignait chaque jour que des documents le chargeant n'arrivassent de Londres. Il était mal à son aise, et la Prusse, incarnée en lui, était également mal à son aise. Une exposition publique devenait périlleuse. Le lieutenant de police Goldheim fut donc envoyé à Londres pour sauver la patrie. Que venait faire Goldheim à Londres ? Il tentait, avec l'aide de Greif et de Fleury, de pousser Hirsch à venir à Cologne et, sous le nom de H. Liebknecht, affirmer l'authenticité des procès-verbaux. Une pension était formellement promise à Hirsch. Mais ce dernier possédait, tout autant que Goldheim, l'instinct policier. Hirsch savait qu'il n'était ni procureur, ni lieutenant de police, ni conseiller de police. Il savait qu'il n'avait pas le privilège de commettre de faux témoignages et soupçonnait qu'on l'abandonnerait dès que les affaires tourneraient mal. Hirsch ne voulait, en aucune façon, se changer en bouc émissaire. Hirsch refusa complètement, le royaume chrétien germanique n'en a pas moins recueilli la gloire d'avoir cherché à acheter des témoins dans un procès criminel où il s'agissait de la tête de ses enfants accusés.

Goldheim s'en revint donc à Cologne sans avoir pu conclure l'affaire.

A l'audience du 3 novembre, après l'audition de l'acte d'accusation, avant que la défense ne commençât, entre le marteau et l'enclume, Stieber intervient encore.

« Nous avons, témoigne Stieber, ordonné de nouvelles recherches au sujet du cahier des procès-verbaux. Le lieutenant de police Goldheim a été envoyé de Cologne à Londres avec l'ordre de les entreprendre. Goldheim est parti le 28 octobre, le 2 novembre il en est revenu. Goldheim est présent »

Sur un signe de son maître, Goldheim vient sous serment déclarer qu '« une fois arrivé à Londres, il s'est tout d'abord adressé au lieutenant de police Greif ; ce dernier l'a conduit chez l'agent de police Fleury, dans le quartier de Kensington ; c'est cet agent qui a donné à Greif l'original des procès-verbaux. Fleury le lui a affirmé à lui, Goldheim, qui en témoigne et prétend avoir reçu le cahier d'un membre du « parti Marx» du nom de H. Liebknecht. Fleury a expressément reconnu avoir reçu quittance de H. Liebknecht pour l'argent qu'il lui a donné en échange du cahier de procès-verbaux. Le témoin n'a pu mettre la main sur Liebknecht, à Londres, parce que celui-ci, d'après ce qu'en a dit Fleury, craignait de paraître en personne. Lui, Greif s'est convaincu, à Londres, que le contenu du cahier, sauf quelques erreurs, est parfaitement authentique. Il en a reçu confirmation par des agents éprouvés ayant assisté aux réunions de Marx. Seulement le cahier ne serait pas le cahier contenant les procès-verbaux originaux, mais un cahier de notes relatant ce qui se passait à ces réunions. Il n'y a que deux façons d'expliquer l'existence de ce cahier qui n'est certes pas encore très claire. Ou bien il émane réellement de Liebknecht, qui, comme l'agent l'assure fermement, pour ne pas dévoiler sa trahison, a évité de donner son propre manuscrit ou bien encore l'agent Fleury a reçu les notes qui composent le livre de deux amis de Marx, des réfugiés Dronke et Imandt, et, pour donner une valeur plus grande à sa marchandise, leur a donné la forme d'un cahier de procès-verbaux originaux. Il a été, en effet, établi officiellement par le lieutenant de police Greif que Dronke et Imandt s'étaient souvent rencontrés avec Fleury... Le témoin Goldheim assure qu'à Londres il s'est convaincu que tout ce que l'on rapportait sur les réunions secrètes chez Marx, sur les intelligences existant entre Londres et Cologne, sur la correspondance secrète, etc., exprimait entièrement la vérité. Pour prouver combien les agents prussiens sont encore actuellement parfaitement renseignés, le témoin Goldheim donne comme exemple qu'à une réunion rigoureusement secrète, l'on a décidé ce que l'on tenterait contre les procès-verbaux originaux et contre le conseiller de police Stieber, dont la conduite n'a pas eu le don de plaire au parti de Londres. Les décisions et les documents ont été envoyés très secrètement à Schneider II. Parmi les papiers ainsi expédiés se trouve, en particulier, une lettre privée que Stieber lui-même a adressée à Marx, à Cologne en 1848, et que ce dernier a tenu très secrète, parce qu'il pense, grâce à elle, compromettre le témoin Stieber. »

Le témoin Stieber sursaute, et déclare qu'il a, à cette époque, écrit à Marx à propos d'une infâme calomnie que celui-ci avait répandue sur son compte, qu'il avait menacé Marx d'un procès, etc.

« Personne, en dehors de Marx et de lui, ne pouvait le savoir, et c'est la meilleure preuve de l'exactitude des renseignements venus de Londres. »

Ainsi donc, d'après Goldheim, le cahier de procès-verbaux est, les parties fausses non comprises, parfaitement authentique. Ce qui l'a convaincu de son authenticité, c'est, en effet, que ce cahier de procès-verbaux originaux n'est pas un cahier de procès-verbaux, mais un cahier de notes. Et Stieber ? Stieber ne tombe pas des nues, c'est plutôt un poids dont sa poitrine vient de se trouver débarrassée. Avant qu'il soit trop tard, quand le dernier mot de l'accusation vient à peine de retentir, et que le premier mot de la défense n'a pas encore été prononcé, Stieber se hâte de faire transformer par son Goldheim le cahier de procès-verbaux originaux en un cahier de notes. Quand deux policiers s'accusent réciproquement de mensonge, est-ce que cela ne prouve pas qu'ils sacrifient à la vérité ? Stieber a fait couvrir sa retraite par Goldheim.

Goldheim dépose que « dès son arrivée à Londres, il s'est tout d'abord adressé au lieutenant de police Greif et que ce dernier l'a conduit chez l'agent Fleury, dans le quartier de Kensington. » Qui ne jurerait maintenant que ce pauvre Goldheim s'est exténué avec le lieutenant de police Greif pour arriver chez Fleury dans ce quartier éloigné de Kensington ? Mais le lieutenant de police Greif habite dans la maison de l'agent de police Fleury, et même au dernier étage de cette maison. Ce n'est donc pas Greif qui, en réalité, a conduit Goldheim chez Fleury, mais Fleury qui a amené Goldheim à Greif.

« L'agent de police Fleury, dans le quartier de Kensington ! » Quelle précision ! Comment pourriez-vous encore douter de la véracité du Gouvernement prussien, qui vous dénonce ses propres mouchards, leur nom, leur habitation, et jusqu'à la couleur de leurs cheveux ? Si le cahier de procès-verbaux est faux, ne vous en prenez qu'à « l'agent de police Fleury à Kensington ». Oui, vraiment. Ou prenez-vous-en à Monsieur le secrétaire particulier, Pierre, du XIIIe arrondissement.

Quand on veut spécifier un individu, on ne se contente pas de donner son nom de famille, on indique aussi son prénom. Ne dites pas Fleury mais Charles Fleury.

On désigne un individu par la profession qu'il exerce publiquement et non par un métier qu'il fait en secret. Dites donc le commerçant Charles Fleury ne dites pas l'agent de police Fleury. Quand on veut indiquer une habitation, on ne désigne pas seulement un quartier qui est lui-même une ville à son tour, mais bien le quartier, la rue et le numéro de la maison. Ne dites pas l'agent de police Fleury à Kensington, mais Charles Fleury, commerçant , 17 Victoria Road, Kensington.

Mais, dire le « lieutenant de police Greif», voilà qui est sans doute parler à cœur ouvert. Mais, si le lieutenant de police Greif s'était attaché à Londres, à l'ambassade, et de lieutenant devenait un attaché, il y aurait là un « attachement » où les tribunaux n'auraient rien à voir.

Ainsi donc le lieutenant de police Goldheim affirme que l'agent de police, Fleury, a reçu le cahier d'un homme qui affirme véritablement être H. Liebknecht et il lui a même donné quittance. Seulement Goldheim n'a pu, à Londres, « mettre la main » sur H. Liebknecht. Goldheim pouvait alors rester tranquillement à Cologne, car l'affirmation du conseiller de police Stieber ne se trouve pas mieux de n'être qu'une affirmation du lieutenant de police Goldheim qu'affirme le lieutenant de police Greif auquel, à son tour, l'agent de police Fleury fait le plaisir d'affirmer une affirmation.

Sans être troublé par le peu de succès de ses expériences londoniennes, Goldheim, avec la grande capacité de persuasion qui le caractérise et doit remplacer chez lui la capacité de jugement, Goldheim s'est absolument convaincu que tout ce dont Stieber a déposé sur le « parti Marx », ses intelligences avec Cologne etc., que « tout exprimait absolument la vérité ». Et maintenant que son agent subalterne, Goldheim, lui a donné un testimonium paupertatis5, le conseiller de police Stieber ne serait pas couvert ? Stieber, par sa façon de déposer, a au moins obtenu un résultat : il a renversé la hiérarchie prussienne. Vous ne croyez pas le conseiller de police ? Dieu. Il s'est compromis. Mais vous croirez du moins le lieutenant de police. Vous ne croyez pas le lieutenant de police ? Encore mieux. Il ne vous reste plus à croire que l'agent de police, alias mouchardus vulgaris. Telle est la confusion d'idées hétérodoxes que nous sert Stieber quand il témoigne.

Après que Goldheim eut ainsi fourni la preuve qu'il avait, à Londres, constaté la non-existence de l'original des procès-verbaux et constaté, au sujet de l'existence de H. Liebknecht, qu'il était impossible de mettre la main sur lui à Londres, après s'être ainsi convaincu que toutes les dépositions de Stieber au sujet du « parti Marx » exprimaient absolument la vérité, il fut bien obligé à la fin de produire, outre les arguments négatifs qui, d'après Seckendorf, contiennent «beaucoup de vrai », l'argument positif que « les agents prussiens sont encore aujourd'hui bien renseignés à Londres ». Comme preuve, il déclare que, le 27 octobre, une « réunion absolument secrète s'est tenue chez Marx». Dans cette réunion, absolument secrète, on a déterminé les attaques que l'on ferait supporter au cahier de procès- verbaux et au « très peu agréable » conseiller de police Stieber. Les décrets et décisions pris à ce sujet ont été « envoyés à l'avocat de Schneider II dans le secret le plus absolu ».

Bien que les agents de la Prusse assistassent à ces réunions, le chemin que prirent ces lettres resta pour eux si absolument secret que la poste, malgré tous ses efforts, ne put s'en saisir. Ecoutons comme notre grillon chante mélancoliquement dans son vieux mur. « Les lettres et documents en question ont été envoyés dans le secret le plus absolu à l'avocat Schneider II. » Dans le secret le plus absolu, pour les agents secrets de Goldheim.

Des décisions imaginaires, au sujet du cahier de procès-verbaux, ne peuvent avoir été prises, le 27 octobre, dans une réunion absolument secrète chez Marx, puisque, dès le 25 octobre, Marx avait envoyé les renseignements principaux établissant la non-authenticité du cahier de procès-verbaux non à Schneider II toutefois, mais à M. von Hontheim.

Ce n'est pas uniquement sa mauvaise conscience qui apprit à la police que des documents avaient été envoyés à Cologne. Le 27 octobre, Goldheim arriva à Londres. Le 30 octobre, Goldheim trouva, dans le Morning Advertiser, le Spectator, l'Examiner, le Leader, le People's Paper, une déclaration signée Engels, Freiligrath, Marx et Wolff, où ceux-ci renvoient le public anglais aux révélations que la défense ferait sur les forgery, perjury, falsification of documents6, bref sur les infamies de la police prussienne. L'envoi des documents fut tenu si « absolument secret » que le « parti Marx » en donnait ouvertement connaissance au public anglais, le 30 octobre toutefois, quand Goldheim était déjà arrivé à Londres, et les documents — à Cologne.

D'ailleurs, le 27 octobre également, des documents furent envoyés dans cette dernière ville. Comment l'omnisciente police prussienne apprit-elle donc la chose ?

La police prussienne n'agissait pas « dans le secret le plus absolu, » comme le « parti Marx ». Elle avait en effet tout à fait ouvertement planté, depuis des semaines, deux de ses mouchards devant la maison de Marx, qui le surveillaient de la rue « du soir jusqu'au matin » et « du matin jusqu'au soir », et le suivaient pas à pas. Or Marx, le 27 octobre, avait fait légaliser ces documents absolument secrets au tribunal de police parfaitement public de Marlborough Street, en présence des reporters de la presse quotidienne anglaise, document qui contenait les manuscrits authentiques de Liebknecht et de Rings, ainsi que la déposition du propriétaire de la « Crown Tavern », au sujet du jour de réunion. Les anges gardiens prussiens suivirent Marx de sa maison jusqu'à Marlborough Street et de Marlborough Street à sa maison, puis encore de sa maison à la poste. Ils ne disparurent que quand Marx fit une démarche tout à fait secrète auprès du magistrat de police du quartier, pour lui demander de prendre un mandat d'arrêt contre ses deux « suivants ».

D'ailleurs le Gouvernement prussien avait encore un autre moyen d'apprendre la chose. Marx envoya, en effet, à Cologne, directement par la poste, les documents légalisés le 27 octobre et datés du même jour, pour soustraire aux griffes de l'aigle prussien leurs duplicata expédiés dans le secret le plus absolu. La poste et la police savaient donc, à Cologne, que des documents datés du 27 octobre avaient été envoyés par Marx, et Goldheim n'avait pas besoin de faire le voyage de Londres pour découvrir le secret.

Goldheim sent « précisément » qu'il doit déclarer précisément ce que l'on a décidé d'envoyer à Schneider II « dans la réunion absolument secrète du 27 octobre », et il nomme la lettre adressée par Stieber à Marx. Malheureusement Marx n'a pas envoyé cette lettre, le 27, mais le 25 octobre, et ne l'a pas adressée à Schneider II, mais à M. von Hontheim. Mais d'oîi la police savait-elle que Marx possédait encore la lettre de Stieber et l'enverrait à la défense ? Laissons reparaître Stieber.

Stieber espère empêcher Schneider II de lire cette « lettre très peu agréable » en le prévenant. Si Goldheim dit que Schneider II possède ma lettre, et cela « grâce aux intelligences criminelles qu'il a avec Marx », calcule Stieber, Schneider II supprimera la lettre pour montrer que les agents de Goldheim sont mal renseignés et que lui, Schneider, n'est pas en intelligences criminelles avec Marx. Stieber s'élance donc, communique en le falsifiant le contenu de la lettre et termine par ce cri stupéfiant : « Personne autre que Marx et moi ne peuvent le savoir, et c'est certainement la meilleure preuve de la véracité des renseignements parvenus de Londres. »

Stieber possède une méthode particulière pour cacher des secrets qui lui sont désagréables. Quand il ne parle pas, il faut que tout l'univers se taise. Sauf lui et certaine personne d'un certain âge, « personne ne peut savoir », qu'il a vécu près de Weimar comme « homme entretenu ». Mais si Stieber avait tous les motifs de ne permettre de connaître la lettre à personne, sauf à Marx, Marx avait toutes les raisons de permettre de connaître la lettre à chacun, sauf à Stieber. On connaît maintenant la meilleure preuve des renseignements parvenus de Londres. Quel aspect aurait alors la pire des preuves ?

Mais Stieber commet sciemment un nouveau faux témoignage quand il dit: « Personne autre que Marx et moi ne peuvent savoir cela.» Il savait que ce n'était pas Marx, mais un autre rédacteur de la Gazette du Rhin qui avait répondu à sa lettre. C'était là certainement un homme « autre que Marx et lui ». Mais, pour que plus de gens encore le sachent, publions ici la lettre :

Dans le n° 177 de la Gazette du Rhin, se trouve une correspondance de Francfort-sur-Main, qui contient l'abominable mensonge que je me serais rendu à Francfort, comme espion de la police, pour, sous le couvert d'idées démocratiques, découvrir les meurtriers du prince Lichnowski et du général Auerswald. J'ai bien été, en effet, le 21, à Francfort, mais je n'y suis resté qu'un jour, et cela, comme vous le verrez par l'attestation ci-jointe, pour régulariser la situation particulière de Mme von Schwezler. Je suis de retour à Berlin depuis longtemps, où j'ai depuis longtemps recommencé à y remplir mon office d'avocat. Je vous renvoie d'ailleurs à la rectification relative à cette affaire, parue dans le n° 338 de la Frankfurter Oberpostamts Zeitung du 31 décembre et dans le n° 248 de la National Zeitung d'ici ; je crois devoir attendre de votre amour pour la vérité l'insertion dans votre journal de la rectification ci-jointe. Vous me nommerez également l'auteur de la fausse nouvelle, conformément à l'obligation que la loi vous impose. Je ne puis, en effet, laisser passer une calomnie de cette espèce et me verrai, à mon grand regret, obligé de prendre des mesures contre votre très honorable rédaction.
Je crois que, dans ces temps derniers, la démocratie ne peut témoigner à personne plus de reconnaissance qu'à moi. J'ai tiré des centaines de démocrates accusés des filets de la justice criminelle. Au cours de l'état de siège actuel, alors que les lâches et les misérables « soi-disant démocrates » avaient depuis longtemps lâché pied, je me suis dressé sans peur, avec zèle, en face des autorités et je le fais encore tous les jours. Les organes démocratiques, en se conduisant ainsi avec moi, me donnent peu d'encouragement à persévérer dans mes efforts. Le plus beau de l'affaire est, dans le cas actuel, la stupidité des organes démocratiques. Le bruit que j'étais allé à Francfort, en qualité d'agent de police, a été répandu en premier lieu par la Neue Preussische Zeitung, cet organe suspect de la réaction, dans le but de couper court à mon œuvre de défenseur qui la gênait. Les autres journaux berlinois ont depuis longtemps rectifié l'assertion. Les organes démocratiques sont cependant assez sots pour recueillir un mensonge aussi stupide. Si j'avais voulu aller à Francfort en qualité de policier, on n'aurait certainement pas publié auparavant, dans les journaux, qu'il était étrange qu'un agent de police prussien se rendît à Francfort où se trouvaient suffisamment déjà de fonctionnaires expérimentés. La sottise a toujours été un défaut de la démocratie, et ses ennemis ont vaincu grâce à leur habileté. C'est de même un infâme mensonge de dire que j'ai été, il y a des années, espion au service de la police en Silésie. Certes j'ai rempli dans ce pays l'office de fonctionnaire de police, mais publiquement, et j'ai rempli les devoirs de ma charge. Des mensonges infâmes ont été répandus sur mon compte. Que quelqu'un se présente et prouve que je l'ai espionné. Mentir, prétendre, chacun peut le faire. J'attends donc de vous, que je considère comme un homme honorable, une réponse complète et satisfaisante. Les journaux démocratiques se sont décriés par leurs nombreux mensonges ; puisse ce sort ne pas être le vôtre !
Berlin, 26 décembre 1848.
Bien à vous,
STIEBER
Docteur en droit, etc.
Ritterstraße 65

D'où Stieber savait-il donc que, le 27 octobre, sa lettre avait été envoyée à Schneider II ? A la vérité, elle n'avait pas été expédiée le 27, mais le 25 octobre, et adressée non à Schneider II, mais à M. von Hontheim. Stieber savait donc seulement que sa lettre existait encore, et il supposait que Marx l'enverrait à l'un des défenseurs. D'où lui venait cette supposition ? Quand la Kölnische Zeitung apporta à Londres la déposition de Stieber sur Cherval, etc., Marx écrivit à la Kölnische Zeitung et au Frankfurter Journal une déclaration datée du 21 octobre, à la fin de laquelle il menaçait Stieber de la lettre qui existait encore. Pour tenir la lettre « absolument secrète », Marx l'annonce dans les journaux. Il échoue grâce à la lâcheté de la presse quotidienne allemande ; mais la poste prussienne était instruite et, avec la poste prussienne, son Stieber.

Que vient donc nous chanter Goldheim à son retour de Londres ?

Que Hirsch ne fait pas de faux témoignage, que H. Liebknecht n'a pas d'existence « tangible », que l'original des procès-verbaux n'est pas un original, que les agents prussiens à Londres savent tout ce que le « parti Marx » a publié dans la presse de Londres. Pour sauver leur honneur, Goldheim met dans la bouche de ses policiers toutes les nouvelles que lui ont apprises des lettres décachetées et confisquées.

Dans l'audience du 4 novembre, quand Schneider II eut anéanti Stieber et son cahier de procès-verbaux, l'eut convaincu de faux et de faux serment, Stieber reparut une dernière fois et donna cours à sa vertueuse indignation. On ose même, s'écrie-t-il dans l'irritation de son âme, accuser encore de faux serment M. Wermuth, M. le directeur de la police Wermuth. Stieber en est donc revenu à la hiérarchie orthodoxe, à la ligne ascendante. Jadis il suivait une ligne hétérodoxe, descendante. Si l'on ne voulait pas le croire, lui, conseiller de police, il fallait croire, du moins, son lieutenant de police ; si l'on ne voulait pas de celui-ci, que l'on croie, du moins, son agent de police, et, à défaut de l'agent Fleury, au moins le sous-agent Hirsch. Maintenant c'est le contraire. Lui, conseiller de police, pourrait peut-être commettre un faux serment, mais Wermuth, un directeur de police ? Incroyable. Dans sa mauvaise humeur, il célèbre le Wermuth avec une amertume croissante, il sert au public du Wermuth pur, Wermuth comme homme, Wermuth comme avocat, Wermuth comme père de famille, Wermuth comme directeur de police. Wermuth for ever.

Même maintenant, en audience publique, Stieber cherche encore à tenir les « accusés » au secret, à élever une barrière entre la défense et les moyens de défense. Il accuse Schneider II d' « intelligences criminelles » avec Marx. Schneider perpètre en sa personne un attentat sur les autorités suprêmes de la Prusse. Même le président des assises, Göbel, un Göbel même se sent écrasé par le fardeau de Stieber. Il n'y peut rien et bien, qu'avec une servilité craintive, il laisse tomber quelques coups de fouet sur le dos de Stieber. Mais Stieber, de son côté, a raison. Ce n'est pas son propre individu, mais le parquet, le tribunal, la poste, le Gouvernement, la présidence de la police à Berlin, ce sont les ministères, l'ambassade de Prusse à Londres, qui sont cloués avec lui au pilori, le cahier de procès-verbal original à la main.

M. Stieber a maintenant la permission de publier la réponse de la Neue rheinische Zeitung à sa lettre.

Revenons encore une fois à Londres, avec Goldheim.

De même que Stieber ne sait toujours pas où se tient Cherval et qui Cherval est au juste, de même, d'après la déposition de Goldheim (séance du 3 novembre), la genèse de l'original des procès-verbaux n'est pas parfaitement éclaircie. Pour l'éclaircir, Goldheim fait deux hypothèses.

« Pour ce qui concerne la genèse du cahier de procès-verbal, genèse qui n'est pas encore complètement éclaircie, il n'y a que deux choses possibles : ou bien ce cahier provient, comme l'agent l'affirme fermement, réellement de Liebknecht qui, pour ne pas dévoiler sa trahison, a évité de donner son manuscrit. »

W. Liebknecht appartient notoirement au « parti Marx ». Mais la signature de Liebknecht, qui se trouve dans le cahier de procès-verbaux n'appartient pas aussi notoirement à W. Liebknecht. Aussi Stieber a-t-il déposé, dans la séance du 27 octobre, que le propriétaire de cette signature n'était pas ce W. Liebknecht, mais un autre Liebknecht, un H. Liebknecht. Il a appris l'existence de ce sosie sans pouvoir donner la source de son information. Goldheim dépose : « Fleury a prétendu qu'il a réellement reçu le cahier d'un membre du « parti Marx » du nom de « H. Liebknecht». Goldheim continue sa déposition : « il n'a pu, à Londres, mettre la main sur cet H. Liebknecht ». Quel signe d'existence a donc donné cet H. Liebknecht, découvert par Stieber au monde en général et au lieutenant de police Goldheim en particulier ? Aucun autre signe que sa signature dans l'original des procès-verbaux. Mais voilà que Goldheim, déclare que « Liebknecht a évité de donner son manuscrit ».

Jusqu'à présent H. Liebknecht n'existait que comme manuscrit. Maintenant il ne reste plus rien de H. Liebknecht, pas même un manuscrit, pas même un iota. Mais d'où Goldheim sait-il que cet H. Liebknecht, dont il connaît l'existence par le manuscrit de l'original des procès-verbaux, a écrit un manuscrit différent de celui de cet original : c'est le secret de Goldheim. Si Stieber a ses miracles, pourquoi Goldheim n'aurait-il pas les siens ? Goldheim oublie que son supérieur Stieber a témoigné de l'existence de cet H. Liebknecht, que lui Goldheim en a témoigné également. Au même moment où il atteste H. Liebknecht, il se souvient que cet H. Liebknecht est un expédient ; un mensonge nécessaire et nécessité n'a pas de loi. Il se rappelle qu'il existe un Liebknecht authentique, W. Liebknecht, mais que si W. Liebknecht est authentique, la signature des procès-verbaux est fausse. Il ne doit pas oublier que le sous-agent tle Fleury, Hirsch, a également fabriqué, avec le faux cahier de procès-verbaux, la fausse signature. Aussi fait-il l'hypothèsc que « Liebknecht a évité de donner sa signature ». Faisons également une hypothèse. Goldheim a autrefois fait un faux billet. Il est traduit en justice, et l'on démontre que la signature qui se trouve sur la Banknote n'est pas celle du directeur de la Banque. N'y voyez aucun mal. Messieurs, dira Goldheim, n'y voyez aucun mal. La Banknote est authentique. Elle vient du directeur de la banque lui-même. Si le nom qui s'y trouve n'est pas le sien, mais est une fausse signature, qu'est-ce que cela fait ? « Il a évité précisément de donner son manuscrit. »

Ou bien, continue Goldheim, si l'hypothèse au sujet de Liebknecht est fausse :

« Ou bien l'agent Fleury a reçu des notes pour ce cahier de deux autres amis de Marx, les réfugiés Dronke et Imandt, et a mis ces notes, pour leur donner une valeur d'autant plus grande, sous la forme d'un cahier de procès-verbaux originaux. Il a été, en effet, officiellement établi par le lieutenant de police Greif que Imandt et Dronke ont vu souvent Fleury. »

Ou bien ? comment ou bien ? Si un cahier, comme le cahier de procès-verbal est signé de Liebknecht, Rings et Ulmer, personne n'en conclura : « Il vient de Liebknecht » — ou de Dronke et Imandt, mais bien : il est de Liebknecht ou de Rings et d' Ulmer. Est-ce que le malheureux Goldheim qui, pour une fois, s'est élevé à la hauteur d'un jugement disjonctif — ou... ou bien — nous répétera encore une fois: « Rings et Ulmer ont évité de donner leur manuscrit ? » Goldheim lui même tient un changement de position pour inévitable.

Si l'original ne vient pas de Liebknecht, comme le prétend l'agent Fleury, c'est donc que Fleury l'a fait lui-même. Mais les notes nécessaires, il les a obtenues de Imandt et de Dronke, au sujet desquels le lieutenant de police Greif a officiellement établi qu'ils voyaient souvent Fleury.

« Pour donnera sa marchandise une plus haute valeur », dit Goldheim, Fleury a mis les notes sous forme de procès-verbaux. Non seulement il fait une tromperie, mais il contrefait des signatures, tout cela « pour donner à sa marchandise plus de valeur ». Un homme consciencieux comme cet agent prussien qui. par cupidité, fabrique de faux procès-verbaux, de fausses signatures, est incapable de fabriquer de fausses notes. Telle est la conclusion de Goldheim.

Dronke et Imandt n'arrivèrent à Londres qu'en avril 1852, après avoir été chassés par les autorités suisses. Un tiers des procès-verbaux contient ceux des mois de janvier, février et mars 1852. Donc Fleury a fait un tiers de l'original sans Dronke ni Imandt, bien que Goldbeim dépose que c'est soit Liebknecht qui l'a fait, soit Fleury, mais d'après les notes de Dronke et de Imandt. Goldheim l'atteste et, si Goldheim n'est pas Brutus, il est du moins Goldheim.

Mais, reste encore une possibilité : Dronke et Imandt auraient fourni les notes à Fleury depuis avril ; car, atteste Goldheim, « le lieutenant de police Greif a officiellement établi que Dronke et Imandt voyaient souvent Fleury ».

Venons-en à cette fréquentation.

Fleury, comme nous l'avons déjà remarqué plus haut, était connu à Londres, non en qualité d'agent de police, mais comme commerçant de la cité et même comme commerçant nourrissant des idées démocratiques. Né à Altenbourg, il était venu comme réfugié politique à Londres, puis s'y était marié avec une Anglaise de famille considérée et riche, et vivait d'une existence retirée en apparence avec sa femme et son beau-père, un riche industriel quaker. Le 8 ou le 9 octobre, Imandt entra en « relations suivies » avec Fleury, savoir en qualité de professeur. D'après la réponse rectifiée de Stieber, l'original des procès-verbaux arriva à Cologne le 10 ; le 11, d'après la dernière disposition de Goldheim. Donc, quand Imandt, qui lui était jusqu'alors totalement inconnu, lui donna sa première leçon de français, Fleury non seulement avait déjà fait relier en maroquin rouge le cahier original, mais encore il l'avait déjà remis au courrier extraordinaire qui le portait à Cologne. C'est ainsi que Fleury composa ses procès-verbaux d'après les notes de Imandt Pour ce qui est de Dronke, Fleury ne le vit qu'une fois par hasard chez Imandt, le 30 octobre seulement, quand le cahier de procès-verbaux était déjà retombé dans son néant originel.

Ainsi le Gouvernement chrétien germanique ne se contente pas de forcer des bureaux, de voler des papiers étrangers, de surprendre des dépositions, de créer de faux complots, de forger de faux documents, de faire de faux serments, de chercher à suborner de faux témoins, — tout cela pour obtenir la condamnation des accusés de Cologne — il cherche encore à faire planer un soupçon infamant sur les amis des accusés pour cacher son Hirsch que Stieber a attesté ne pas connaître et dont Goldheim a témoigné qu'il n'était pas un espion.

Le vendredi 5 novembre, la Kölnische Zeitung apporta à Londres le compte rendu de l'audience des assises du 3 novembre, ainsi que la déposition de Goldheim. On fit aussitôt des recherches au sujet de Greif, et l'on apprit, le même jour, qu'il habitait chez Fleury. En même temps Dronke et Imandt se rendent chez Fleury avec la Kölnische Zeitung. Ils lui font lire la déposition de Goldheim. Il pâlit, cherche à faire bonne contenance, joue l'étonné et déclare qu'il est tout prêt à témoigner contre Goldheim devant un magistrat anglais, mais, auparavant, il lui faut consulter son avocat. On prend rendez- vous pour l'après-midi du lendemain samedi, 6 novembre. Fleury promet d'y apporter son témoignage légalisé. Il ne parut naturellement pas. Imandt et Dronke se rendirent donc le samedi soir chez lui et trouvèrent le billet suivant adressé à Imandt :

Grâce à l'avocat, tout est fait, le reste réservé jusqu'au moment où la personne se sera présentée. L'avocat a fait manquer l'affaire aujourd'hui. Mon négoce rendait ma présence indispensable dans la cité aujourd'hui. Voulez-vous passer chez moi demain, j'y serai toute l'après-midi jusqu'à cinq heures chez moi. — Fl.

A l'autre côté du billet, se trouve ce post-scriptum :

Je rentre à l'instant chez moi, mais j'ai dû sortir avec M. Werner et ma femme, ce dont vous pourrez vous convaincre demain. Faites-moi savoir le moment où vous viendrez.

Imandt laissa la réponse suivante :

Je suis extraordinairement surpris de ne pas vous trouver maintenant chez vous, d'autant plus que vous ne vous êtes pas rendu cette après-midi au rendez-vous convenu. Je dois vous avouer que, d'après les circonstances, je me suis déjà formé une opinion sur votre compte. Si vous trouvez intérêt à m'en faire changer, vous viendrez chez moi et dès demain matin, car je ne puis vous garantir que les journaux anglais ne parleront pas de votre qualité de policier au service de la Prusse.
IMANDT.

Fleury ne parut pas le dimanche matin. Dronke et Imandt se rendirent donc chez lui dans la soirée pour obtenir une déclaration de lui, sous le prétexte que leur confiance n'avait été ébranlée qu'au premier moment.

La déclaration fut faite après bien des hésitations et des indécisions. Fleury hésita particulièrement quand on lui fit observer qu'il devait signer non seulement de son nom de famille, mais encore de son prénom. La déclaration était conçue textuellement dans les termes suivants :

A la rédaction de la Kölnische Zeitung.
Le soussigné déclare qu'il connaît M. Imandt depuis un mois environ, époque depuis laquelle il lui donne des leçons de français, et qu'il a vu M. Dronke pour la première fois, le samedi 30 octobre de cette année ;
Qu'aucun d'eux ne lui a fait de révélations ayant rapport au cahier de procès-verbaux figurant au procès de Cologne ;
Qu'il ne connaît aucune personne portant le nom de Liebknecht, et n'a jamais eu de relation avec quelqu'un de ce nom.
Londres, 8 novembre 1832, Kensington.
Charles Fleury.

Dronke et Imandt étaient naturellement convaincus que Fleury enverrait l'ordre, à la Kölnische Zeitung, de n'accepter aucune déclaration portant sa signature. Aussi n'envoyèrent-ils pas la déclaration à ce journal ; ils l'adressèrent à l'avocat Schneider II, qui ne la reçut qu'à un stade trop avancé du procès pour pouvoir en faire usage.

Fleury n'est certes pas la « Fleur de Marie »7 des prostituées de la police, mais c'est une fleur, et il portera des fleurs, ne seraient-ce que des fleurs de lys.8

L'histoire des procès-verbaux n'était pas terminée.

Le dimanche soir, W. Hirsch, de Hambourg, reconnut solennellement, devant le magistrat à Bow Street, à Londres, que lui-même, sous la conduite de Greif et de Fleury, avait fabriqué l'original du cahier de procès-verbaux figurant au procès des communistes de Cologne.

Ainsi c'était d'abord l'original du cahier de procès-verbaux du « parti Marx », — puis le livre de notes du policier Fleury, — enfin un produit fabriqué par la police prussienne, un produit fabriqué par la police, fabriqué « sans phrase ».

Le même jour où Hirsch dévoilait le mystère du cahier de procès-verbaux au magistrat anglais à Bow Street, un autre représentant de la Prusse était occupé à Kensington, dans la maison de Fleury, à empaqueter dans du linge quelque chose qui n'était ni des documents volés, ni fabriqués, ni des documents quelconques, mais bien ses propres hardes. Ce n'était rien autre que Greif, le courrier extraordinaire de Cologne, le chef des agents de police prussiens de Londres, le directeur officiel de la mystification, le lieutenant de police attaché à l'ambassade de Prusse à Londres. Greif avait reçu du Gouvernement prussien l'ordre de quitter Londres immédiatement. Il n'y avait pas de temps à perdre.

De même que dans les fins d'opéra, la mise en scène logée dans le troisième dessous, cachée par les coulisses, apparaissant en amphithéâtre, brille tout à coup aux flammes des feux de Bengale, et aveugle tous les yeux de contours éblouissants, de même, à la fin de cette tragi-comédie policière et prussienne, paraissent les ateliers cachés où fut forgé l'original des procès-verbaux. A l'étage inférieur, on voyait le malheureux mouchard Hirsch travaillant aux pièces. Au second étage, le policier bourgeois et agent provocateur, commerçant dans la cité, Fleury. Au troisième, le lieuenant de police diplomate Greif, et à l'étage supérieur, l'ambassade de Prusse elle-même à laquelle il était atlaché. Depuis 6 à 8 mois, Hirsch fabriquait régulièrement, semaine par semaine, ses procès-verbaux originaux dans le cbinet de travail et sous les yeux de Fleury. Mais à l'étage, au-dessus de Fleury, habitait le lieutenant de police Greif, qui le surveillait et l'inspirait. L'hôtel de l'ambassade prussienne fut donc la serre où se développa l'original du cahier des procès-verbaux. Greif devait donc disparaître et disparut en effet, le 6 novembre 1852.

On ne pouvait plus retenir l'original du cahier des procès-verbaux, même comme cahier de notes. Le procureur Saedt en convint dans sa réplique aux plaidoiries des avocats.

On en était donc revenu au point d'où la Chambre de mise en accusation de la cour d'appel était partie, quand elle avait ordonné une nouvelle instruction, parce qu'il n'y avait qu'aucun fait réel.

Note

1 Démonstration par l'apparence (note de la MIA).

2 Mazas : ancienne prison à Paris, dans laquelle les inculpés du dit complot germano-français, parmi lesquels Cherval, étaient retenus. Stieber a tenté de jouer les inculpés du complot germano-français contre ceux du procès de Cologne (Note des Marx-Engels Werke).

3 CQFD - Ce Qu'il Fallait Démontrer. (Note de la MIA)

4 Pour la plus grande gloire (note de la MIA).

5 Certificat d'indigence (note de la MIA).

6 Fabrication, parjure, falsification de documents (note de la MIA).

7 Personnage des Mystères de Paris d'Eugène Sue, symbole d'innocence (note de la MIA).

8 Dans la langue populaire française les fleurs-de-lys désignent les criminels marqués au fer des lettres T.F. (travaux forcés). Le fait que Marx jugeait correctement ses clients peut se vérifier dans l'appendice VIII, 1 (Note d'Engels dans l'édition de 1885).

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